Conclusion

Paradoxalement, sous la double impulsion de la géographie et des sources notariales, les médiévistes ont étudié, en termes de relations entre villes ou en termes de réseaux, une interdépendance « invisible », un jeu complexe, changeant mais constant, entre les fonctions proposées par une ville et les habitants des alentours. Quand les expressions « réseaux urbains » ou « relations entre villes » figurent au frontispice des ouvrages, il est question de centralités concurrentes ou de rayonnements urbains, beaucoup plus que de relations directes et « visibles » entre communes d’un espace donné.

Un emploi indifférencié des termes « relations » et « interdépendances », une confusion fréquente entre le semis urbain et le réseau urbain entretiennent l’ambiguïté sur le contenu de nombreuses références bibliographiques 63 . Bernard Lepetit invitait pourtant il y a quelques années à un maniement clair de ces notions :

« Le dernier livre s’efforce d’acclimater dans la période antérieure à la révolution de l’industrie et des transports ferroviaires une notion qui lui paraît d’abord étrangère, celle de système urbain. Modeste coup de force : une ville, à l’époque moderne, ne peut se concevoir sans l’existence d’un espace qui l’environne et d’où elle tire l’essentiel de sa subsistance, une bonne part de sa population et les plus fermes de ses revenus ; aussi, dans l’économie faiblement progressive du temps, tout prélèvement supplémentaire qui accompagne et soutient ici une croissance particulière se paie, dans les cités voisines, de ressources plus chichement mesurées qu’auparavant. Même si les villes n’avaient entretenu entre elles aucune relation, elles n’en auraient pas moins été dans la dépendance les unes des autres. Il s’agit alors de comprendre comment évolue, dans son organisation et son fonctionnement, une formation économique de ce type » 64 .’

Au-delà de ces problèmes de terminologie, force est de constater que pour la majorité des médiévistes, les relations urbaines se situent plus sur le plan de l’interdépendance que des liens entretenus.

Contrairement à la tendance générale, je me propose ici de suivre, non des interdépendances économiques ou administratives, mais des relations « visibles » entre villes 65 . Cette orientation m’a été dictée, dans une certaine mesure, par les sources, puisque je ne pouvais pas, dans l’espace considéré, m’appuyer sur des actes notariés et qu’il me fallait renoncer d’emblée aux voies toutes tracées. Partant de là, je ne prétends pas présenter le réseau urbain d’une région (la Franconie) dans sa totalité. Le point de vue adopté pose consciemment des ornières. Les localités que leurs centralités rendaient interdépendantes, mais qui s’ignoraient obstinément, restent par exemple hors champ.

En suivant les relations entre communes, je ne veux et ne peux m'intéresser qu’à un réseau urbain partiel. Mais il s’agira bien dans ce cas d’un réseau, auquel les les villes médiévales donnaient forme et insufflaient vie. Plutôt qu’aux maillages et aux semis, ma préférence va aux réseaux urbains « utiles », actifs ; à une trame de relations effectives à laquelle les villes médiévales conféraient un dynamisme par l’existence d’affinités électives ou d’hostilités durables. Car ce furent aussi ces relations affichées entre les organismes urbains, ces sociabilités intercommunales, qui construisirent les hiérarchies et les réseaux urbains, au sens large du terme.

Sur les interdépendances générées par la centralité de chaque lieu, les relations visibles entre villes offrent une perspective biaisée. Quand des villes avaient des centralités concurrentes ou chevauchées, elles étaient portées à des conflits qu’il leur fallait chercher à apaiser en trouvant ensemble, ou devant un arbitre, une forme d’équilibre. Lorsque leurs fonctions centrales se complétaient, que leurs rôles en matière de services induisaient des relations régulières entre leurs habitants, la fréquence de ces contacts pouvait inversement conduire les gouvernements urbains à des formes d’association et de coopération, voire à un sentiment d’appartenance commun.

Pour ne pas détonner dans un paysage historiographique, qui, en parlant de « relations entre villes » étudie surtout leurs interdépendances, j’ai finalement choisi de renoncer au premier intitulé de mes recherches. Il me restait à trouver un titre plus sibyllin et à poursuivre la revue bibliographique. La découverte de l’intercommunalité m’en donna l’occasion.

Notes
63.

J’en fis plusieurs fois l’expérience aux détours de la bibliographie, quand, prise aux pièges des mots, et espérant trouver une analyse des relations explicites entre villes, je rencontrais plus sûrement une étude des interdépendances et centralités urbaines. Voir sur ce point Stéphane Curveiller, « Les relations d’une ville du littoral flamand et de son hinterland : Dunkerque et Bergues au Moyen Âge », dans Noël Coulet et Olivier Guyotjeannin (dir.), La ville au Moyen Âge, tome 1 : Ville et espace, Paris : éd. du CTHS, 1998, p. 213-231. L’auteur emploie indistinctement le terme de  « relations » pour parler des interdépendances générées entre les lieux centraux et pour parler des relations effectives des communes entre elles. « Comment deux cités, l’une plus ancienne, Bergues à l’intérieur des terres (environ 10 km), l’autre immédiatement localisée sur la mer et plus récente, Dunkerque, allaient-elles donc évoluer dans ce contexte ? C’est poser la problématique de la connaissance d’un réseau urbain au Moyen Âge, entrevoir la relation entre les villes, voire analyser leur champ relationnel. » Un peu plus loin, « De facto, les relations entre Bergues et Dunkerque semblent assez limitées et surtout hiérarchiques, la châtellenie gardant jalousement la tutelle sur sa voisine, ville neuve créée par pure volonté comtale, lui permettant ainsi de garder quelque ambition maritime ! »

64.

Cf. Bernard Lepetit, « La ville moderne en France. Essai d’histoire immédiate », dans Jean-Louis Biget, Jean-Claude Hervé (coord.), Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Fontenay/Saint-Cloud : ENS Editions, 1995, (Sociétés, Espaces, Temps), p.173-208. Ce commentaire concerne le propre ouvrage de Bernard Lepetit : Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris, 1988

65.

Marcel Roncayolo souligne la nécessité d’une telle approche pour les villes contemporaines dans, « La crise de l’urbain », Temps libre : « On s’aperçoit aujourd’hui que l’on a jugé de la ségrégation sociale en termes macro-sociaux, c’est-à-dire en voyant comment les masses sont distribuées sur une carte beaucoup plus qu’en relations directes, c’est-à-dire micro, au sens de l’individu participant à un système de relation ou non. La cartographie des résultats des recensements de la population pour laquelle est sollicité le géographe risque de nous donner […] l’illusion de localiser le social fait de relation, alors que nous localisons seulement, à travers la morphologie urbaine et les caractéristiques démographiques, une des occasions de construction du lien social ainsi que des indicateurs de la diversité des espaces d’habitat. ».