Le phénomène et son histoire

Aux yeux des politiques et des sociologues qui l’analysent actuellement, l’intercommunalité a une histoire plus ancienne que celle du concept lui-même. Les points de vue sur l’origine du phénomène dans l’histoire demeurent néanmoins très discordants.

Pour les politiques et les juristes, il y a intercommunalité là où existent des structures, des institutions, des statuts juridiques qui scellent l’action conjointe de plusieurs communes. L’histoire des institutions tient dès lors la coopération intercommunale pour une « allègre centenaire » dont la première trace est la loi du 22 mars 1890 qui créa des syndicats de communes. Sous la IIIe et la IVe République, ces groupements furent l’instrument d’une coopération de plus en plus intense. Suivant l’adage « l’union fait la force », certaines communes affrontèrent ensemble, avec des effets bénéfiques, des problèmes techniques communs comme l’électrification rurale ou la distribution d’eau.

Mais au cours de ce siècle d’existence, au rythme des lois et de leurs objectifs variables, au gré de nouvelles formes d’associations spontanées, l’intercommunalité est sortie du strict cadre des lois et des institutions. Elle réunit désormais, sous une même appellation, des groupements de gestion commune souples et spontanés fondés sur le contrat 71 et des coopérations plus contraignantes, statutaires, réalisables seulement sur la base de modèles intangibles 72 . Les buts des groupements intercommunaux varient fortement, de la construction volontaire d’un nouveau territoire d’échelle pluri-communale à la gestion concertée de problèmes communs 73 .

Face à cet objet hétérogène, les sociologues ont donné à leur tour une définition plus large à l’intercommunalité et refusent de la réduire à des institutions. Cette approche s’attache à considérer, au-delà des structures, des principes d’action et des choix partagés. L’intercommunalité serait en ce sens une attitude, apte à se répandre sans prendre nécessairement forme dans des institutions. Elle apparaîtrait là où les problèmes locaux sont regardés du point de vue d’un ensemble de communes et non plus seulement du point de vue d’une seule.

Une telle acception permet de rechercher l’histoire de l’intercommunalité au-delà des institutions, et donc bien avant le 22 mars 1890. À dire vrai, les lignes consacrées à une telle histoire dans les ouvrages sur l’intercommunalité sont peu nombreuses et entièrement dépourvues de bibliographies 74 . L’analyse se borne à des successions d’exemples puisés en histoire médiévale et moderne. Ceux qui tiennent les communautés médiévales pour les ancêtres des communes de 1789 cherchent leurs références dans le milieu rural. Les confédérations villageoises de Bourgogne, accompagnées de chartes d’entraide mutuelle, apparaissent alors comme l’archétype de l’intercommunalité d’Ancien Régime, aux côtés du baroichage formé par Pontarlier et vingt communes des alentours. Les droits de parcours définis entre deux communautés voisines, l’exploitation commune de certaines vallées de montagnes, l’usage partagé des forêts entre plusieurs paroisses constituent quant à eux, aux yeux des auteurs, des formes plus ordinaires de l’intercommunalité médiévale et moderne.

Les exemples d’intercommunalité impliquant des villes figurent en moindre nombre dans les ouvrages. Pour le Moyen Âge, seule la décapole alsacienne, « l’alliance provinciale constituée par dix villes alsaciennes pour se prémunir contre le brigandage 75  » est retenue comme devancière de l’actuelle coopération intercommunale.

La rapidité avec laquelle les formes de coopérations médiévales sont traitées renvoie à l’idée simpliste que les experts de l’intercommunalité s’en sont forgée. Pour tous ces spécialistes, l’intercommunalité médiévale répondait à des besoins encore tout primitifs : se défendre contre un ennemi commun, résister face à un voisin envahissant, assurer sa subsistance dans un cadre où les ressources étaient limitées. Puisque ces formes de solidarité reposent sur la coutume, on les tient même pour innées et spontanées. « Peut-être ces solidarités sont-elles si naturelles qu’elles n’ont pas besoin d’être institutionnalisées autrement que par des accords tacites ou verbaux ? » 76 . Dans une perspective très téléologique, l’intercommunalité moderne et contemporaine sont alors présentées comme des formes d’intégration plus complexes et avancées. Les relations d’informations mutuelles entre communes, comme la correspondance régulière entretenue par les procureurs-syndics en Bourgogne, sont de ce fait attribuées exclusivement à des villes modernes.

Ce détour par les experts de l’intercommunalité confirme qu’il est possible d’écrire l’histoire du phénomène et d’utiliser le concept au regard d’un fait médiéval. Il reste à prouver que les coopérations médiévales aient été aussi spontanées et sommaires qu’on le laisse entendre. Pourquoi vouloir retirer aux solidarités des XIVe-XVe siècles la complexité qu’ont les associations communales actuelles ? Les hommes de l’art semblent ainsi revendiquer pour eux une intercommunalité complexe, dotée de « chemins tortueux » 77 . En dépit de sa signification évidente et de sa simplicité supposée, l’intercommunalité médiévale requiert une définition. Pour laisser le champ libre à des formes de solidarité non institutionnelles, aux échecs aussi bien qu’aux réussites, l’acception la plus large et la plus pragmatique paraissait la mieux adaptée au contexte. Là où plusieurs communes avaient une action conjointe délibérée, là où les problèmes locaux étaient considérés en commun par plusieurs gouvernements locaux, résidait l’intercommunalité. Il va de soi qu’il pouvait s’agir aussi bien de coopérations rurales que d’associations urbaines. Mais par fidélité à mes orientations de départ, je m’en tiendrai ici aux relations interurbaines.

Notes
71.

Il s’agit des syndicats de communes comme les SIVOM (syndicats intercommunautaires à vocation multiple), qui résultent de la libre association des communes. Ces établissements publics assurent un équipement et une gestion commune à des localités qui, seules, pourraient moins facilement prendre en charge la construction d’équipements scolaires, le ramassage et le traitement des ordures… Cette forme a été souvent adoptée par des villages, des petites communes rurales pour atteindre ensemble un meilleur niveau d’équipement, qui nécessite une certaine densité d’administrés et d’usagers. Dans le « désert français », cette possibilité a été adoptée spontanément dans un véritable réflexe de survie.

72.

Il s’agit des districts urbains nés en 1959 et des communautés urbaines de 1966. Si les communes décident librement de fonder un district, l’établissement public ainsi constitué prend obligatoirement en charge certaines compétences qui sont retirées à chaque localité. Les communes concernées sont généralement plus importantes que celles des SIVOM. Alors qu’elles sont capables de s’équiper seules, il s’agit pour elles de faire des économies d’échelle et d’éviter une concurrence préjudiciable à des villes proches. Ces districts ont fait place par la loi du 12 juillet 1999 aux communautés d’agglomérations, ouvertes aux agglomérations de plus de 50 000 habitants. Les actions relevant de l’intercommunalité doivent y faire l’objet d’une déclaration d’intérêt communautaire.

Les communautés urbaines sont quant à elles conçues pour de grandes agglomérations supérieures à 50 000 habitants. L’établissement public créé par les communes intéressées a de très larges compétences et cette administration d’agglomération se superpose à celle des communes. Ce cadre contraignant a été imaginé pour résoudre les problèmes de dissymétrie entre un centre et des banlieues dortoirs.

73.

Les auteurs parlent dans ce cas d’une intercommunalité de projet. Elle apparaît dans le cadre de l’invention ou de la « résurrection » de « pays ». La gestion commune du quotidien ressortit davantage de l’intercommunalité de gestion.

74.

Voir les historiques réalisés dans Pierre Bodineau, Michel Verpeaux, La coopération locale et régionale, Presses Universitaires de France, 1998, (Que sais-je ?) ou dans Bernard Perrin, La coopération intercommunale. Bilan et perspectives, Paris : Berger-Levrault, 2e éd., 1998, (Administration locale)

75.

Pour un rapide aperçu sur la décapole, voir Charles Haudot et Raymond Gay, Les villes de la décapole, Strasbourg, 1976. Voir sur le sujet Odile Kammerer, « Le dedans et le dehors à l’échelle des petites villes impériales de l’Oberrhein », dans Mélanges offerts à Francis Rapp, Revue d’Alsace 122 (1996), p.159-169 ; «  Réseaux de villes et conscience urbaine dans l’Oberrhein (milieu XIIIe siècle-milieu XIVe siècle), Francia (1999). Voir aussi L. Sittler , La décapole alsacienne des origines à la fin du Moyen Âge, Strasbourg-Paris, 1955

76.

Cf. Pierre Bodineau, Michel Verpeaux, La coopération locale et régionale, Presses Universitaires de France, 1998, (Que sais-je ?)

77.

Cf. Daniel Gaxie, « Les chemins tortueux de l’intercommunalité », dans Rémy Le Saout (dir.), L’intercommunalité : logiques nationales et enjeux locaux, Rennes, 1997, p.11-28. Cf. Marie-Christine Bernard-Gelabert, « Intercommunalité et intercommunalités », dans Rémy Le Saout (dir.), supra, p. 109 et s.