« Des nœuds qui ne demandaient qu’à être isolés » ?

On chercherait en vain « l’intercommunalité » dans l’historiographie médiévale. Mais cela ne signifie pas que l’histoire médiévale ait omis de se pencher sur les contacts et coopérations intercommunaux.

A vrai dire, l’engagement de conseils urbains dans une œuvre commune laisse peu de traces dans les manuels d’histoire urbaine médiévale. Plusieurs auteurs, à l’exemple de Simone Roux 78 , soulignent que les bonnes villes formèrent un corps constitué dans le contexte français des XIVe-XVe siècles. Mais leur cohésion en tant que groupe est tenue pour une évidence et l’étude de l’intercommunalité s’en trouve éludée.

« Les rois accordent aux bonnes villes une réelle autonomie pour conduire les affaires internes, et notamment répartir la charge de l’impôt, y faire la police, prendre en main les questions de défense locale… Les notables des villes les plus marquantes du royaume, celles que le roi nomme ses bonnes villes, constituent en fait le troisième état, à côté du clergé et de la noblesse ».’

Les travaux de Bernard Chevalier, qui font autorité sur les bonnes villes, accordent eux aussi un caractère spontané aux relations interurbaines. Les bonnes villes se dotent, tour à tour, de la représentation politique et de la capacité défensive qui leur assurent l’accès au rang des « bonnes villes ». Cette étape franchie, elles font bloc tout naturellement sous la seule pression des guerres. Elles remplissent alors les fonctions de villes capitales et semblent répondre au roi comme un seul homme.

« C’est que, dans la plus grande partie du royaume, les communautés urbaines n’ont pas encore pris conscience de leur force et de leurs intérêts propres ; les bonnes villes ne sont pas encore nées […] Mais avec la guerre tout change. Les bonnes villes, dont on sait la place qu’elles prennent dans les assemblées d’état, rejoignent l’opposition jusqu’alors conduite par les nobles et les clercs mais en lui donnant une autre tournure, si radicale qu’elle frôle l’action révolutionnaire dans les années 1356-1360 » 79 . ’

D’une similitude de statuts et d’une distinction commune par le roi, naîtraient entre les bonnes villes une cohésion naturelle et une identité d’intérêts spontanée. Pas une fois l’interrogation ne porte sur les relations entre ces villes et la façon dont elles créèrent des solidarités qui leur permirent, à terme, de faire corps. N’avaient-elles pas pourtant, comme les habitants d’une même cité, à nouer des contacts et à apprendre la vie commune pour espérer, un jour, former un corps ?

Dans La Ville en France au Moyen Âge, la question des relations intercommunales est esquissée, puis aussitôt repoussée.

« Il y avait bien entre les villes un certain sentiment de ressemblance et peut-être de solidarité, de communauté de problèmes. En 1264, par exemple, la commune de Beaune demande une consultation sur ses problèmes à la commune de Soissons […] Charles Petit-Dutaillis a noté que certaines villes demandaient au roi la permission de prendre un maire étranger. Un maire de Crépy-en-Valois, réputé pour sa bonne gestion, fut demandé par les habitants de Compiègne. Un maire de Pontoise fut réclamé pour les mêmes raisons par les bourgeois de Senlis. Même chose advint à la Rochelle, Rouen, Sens, Hesdin. […] Mais le penchant des villes, ce fut de s’enfermer à l’intérieur de leurs murailles et de leur territoire. La politique royale, aidée par les ordres mendiants, fit un réseau de tous ces nœuds qui ne demandaient qu’à être isolés » 80 .’

La cause semblait entendue. Mais la réflexion sur la constitution des groupes sociaux et politiques a sans doute réveillé de vieux démons. Si « le vrai problème est de comprendre comment des individus dont les histoires et les expériences sont différentes peuvent décider de se réunir, et plus encore, de se reconnaître à travers une identité sociale commune » 81 , pourquoi tenir les villes, et leurs élites dirigeantes, à l’écart de cette problématique ? Il s’agit de comprendre comment des villes, « enfermées à l’intérieur de leurs murailles », purent un jour faire corps jusqu’à représenter un tiers état.

Albert Rigaudière témoigne d’un tel changement de perspective dans Gouverner la ville au Moyen Âge 82 . Certes une bonne ville se définit en premier lieu par rapport au pouvoir royal, selon ce qu’il attend d’elle, lui octroie ou lui impose. N’est cependant bonne ville que celle qui est désignée comme telle par les autres cités de sa province.

« La qualité de bonne ville s’acquiert aussi dans la province. Est bonne ville, celle qui peut persuader ses voisines qu’elle présente toutes les qualités pour l’être et qui est acceptée, par elles, comme telle. De là découle une véritable hiérarchie entre les bonnes villes d’une même province, tant en raison de leur importance que, sans doute aussi, de leur date d’admission sur la liste […] Parées de semblables qualités, ne manquant jamais d’en faire état, les bonnes villes ne pouvaient que constituer, dans leur province, des exemples à suivre et un groupe de pression dont l’avis était toujours très écouté. Si les travaux manquent encore qui pourraient permettre de mesurer avec précision ce double phénomène, il n’est pas douteux néanmoins que les bonnes villes aient souvent inspiré ou guidé, par leur action, l’attitude de leurs voisines qui ne pouvaient faire état de ce titre.[…] La situation n’est pas différente pour les bonnes villes d’Auvergne. La concertation y est permanente et chacune prend grand soin, avant de se déterminer, d’essayer ce qu’a décidé sa voisine ».’

Dans les travaux d’histoire urbaine médiévale, la prise de conscience progressive de l’importance des négociations intercommunales émane d’études portant sur des espaces géographiques variés. Les concertations entre les villes du Périgord, du Quercy et de l’Auvergne n’avaient manifestement rien à envier à celles du Midi provençal. Là,

« on sait que les villes entretiennent entre elles des réseaux serrés d’amitié et on soupçonne, au hasard de quelques notations éparses, qu’elles cultivent aussi des amitiés auprès de plusieurs nobles et prélats, généralement possessionnés à proximité de leur territoire. Les villes entre elles d’abord : sans ouvrir le dossier de la fameuse ligue de l’Union d’Aix, tout entière fondée sur une concertation et une alliance des villes du pays, on voit partout les villes provençales dépêcher des correspondances et des missions d’information auprès de leurs proches voisines ou des villes principales… » 83 .’

Le rôle essentiel de l’intercommunalité dans les hiérarchies et les définitions urbaines, de même que dans la communication avec l’Etat est donc désormais souligné. Mais il tient toujours de la constatation furtive, de l’exemple glané au gré de « quelques notations éparses ». L’intercommunalité a rarement trouvé sa place au centre d’une étude historique.

C’est Pierre Flandin-Bléty qui a poussé le plus loin l’exploration du thème dans sa thèse Essai sur le rôle politique du Tiers Etat dans les pays de Quercy et de Rouergue (XIII e -XV e s.) 84 . En dépit d’un titre trompeur, l’intercommunalité figure au coeur de l’ouvrage, puisqu’il s’agit pour son auteur de « rattacher la formation d’un sentiment collectif et l’expression de diverses solidarités entre les membres les plus actifs du troisième ordre, les villes à la constitution progressive de l’état commun et d’assemblées représentatives fédérant les trois estats d’un pays » (p.1). Pierre Flandin-Bléty suit le parcours qui mena certaines villes du Quercy et de Rouergue vers une intercommunalité institutionnalisée, vers la constitution d’un troisième ordre dominé par les bonnes villes au sein des états régionaux. Selon l’auteur, le rapprochement de ces cités fut d’abord conditionné par leur accession respective à l’autonomie politique et par l’élaboration de services diplomatiques. Si leurs modes de gouvernement les distinguaient, des similitudes démographiques, économiques, politiques et sociales ou l’épreuve commune des guerres ont pu favoriser des liaisons entre les villes les plus importantes. « Une vie de relations » quotidienne, autour d’échanges économiques et de liens de civilisation forma peu à peu le terreau du « paroxysme associatif qui gagna les villes au milieu du XIVe siècle ». Les liaisons intercommunales ordinaires enfantèrent et accompagnèrent une solidarité territoriale, puis une représentation et une concertation des communes au sein d’institutions. Les consulats y défendaient, dès le XIVe siècle, au nom des villes ou du tiers état, des intérêts communs et agissaient en corps face au roi et aux autres ordres dans les domaines fiscaux et militaires.

Pierre Flandin-Bléty offre ainsi un balisage précieux et sans précédents des relations intercommunales, attentif aussi bien à leurs formes et qu’à leurs thèmes, distinguant, comme le font aujourd’hui les experts de l’intercommunalité, les formes institutionnalisées et les rencontres moins formelles. En élargissant son point de vue au-delà des bonnes villes quercynoises, il est en mesure de situer leurs relations dans l’environnement royal et féodal. En considérant l’accès à l’autonomie des cités comme la condition première de leur action conjointe, l’étude exclut cependant d’entrée de jeu les échanges avec des villes seigneuriales. L’intercommunalité n’existerait-elle vraiment qu’entre bonnes villes ? Même en ne considérant que ces dernières, communiquent-elles toutes au même degré ? N’existe-t-il pas entre certaines des affinités électives plus développées et pourquoi ?

Pierre Flandin-Bléty inventorie les formes et les motifs de l’intercommunalité quercynoise à l’aide de délibérations consulaires et de comptes municipaux conservés dans une vingtaine de consulats. Les propos laconiques des comptes et la discontinuité de la documentation ne facilitent pas une utilisation quantitative ou systématique de ces sources 85 . Le lecteur découvre dans la thèse de Pierre Flandin-Bléty la diversité des relations intercommunales sans jamais pouvoir jauger ce que les communes plaçaient au cœur de leurs concertations ou ce qu’elles n’évoquaient qu’accidentellement. Cette approche pointilliste peut laisser sur sa faim et appelle de nouvelles questions. Toutes les villes évoquaient-elles les mêmes problèmes ? Les thèmes de l’intercommunalité étaient-ils invariants ou évoluèrent-ils sur la longue durée ?…

L’histoire de l’intercommunalité médiévale dans le Royaume de France s’est donc arrêtée à un stade prometteur, mais embryonnaire. Si une croyance un peu hâtive dans l’égoïsme des villes représenta longtemps un frein à l’étude, ce sont peut-être aujourd’hui, en France, des sources sérielles appropriées qu’il faudrait retrouver.

Au sein de l’Empire, la situation s’annonçait radicalement différente. Car dans cet espace, l’engagement des conseils urbains dans la coopération possède indéniablement une plus grande lisibilité que dans la France des XIVe-XVe siècle. Les ligues urbaines font ainsi l’objet d’une abondante littérature.

Notes
78.

Cf. Simone Roux, Le monde des villes au Moyen Âge XI e -XV e siècle, Paris : Hachette, 1994, (Carré Histoire), ici p. 141

79.

Cf. Bernard Chevalier, Les bonnes villes de France du XIV e au XVI e siècle, Paris : Aubier Montaigne, 1982,  p. 94-95

80.

André Chédeville/Jacques Le Goff/ Jacques Rossiaud, La ville en France au Moyen Âge, sous la direction de Jacques Le Goff, Paris : Seuil, 1998, Point Seuil, chapitre : « Le phénomène urbain dans le corps politique français », p. 294

81.

Cf. Simona Cerutti, La ville et les métiers. Naisssance d’un langage corporatif (Turin, XVII e -XVIII e siècles), Paris, 1990, p. 14. Voir aussi Bernard Lepetit, « La ville moderne en France. Essai d’histoire immédiate », dans Jean-Louis Biget, Jean-Claude Hervé (coord.), Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes, Fontenay/Saint-Cloud : ENS Editions, 1995, (Sociétés, Espaces, Temps), p.173-208. La problématique de Simona Cerutti rejoint celles des travaux évoqués plus haut à propos de la notion sociologique de réseau. Voir supra, note 27

82.

Cf. Albert Rigaudière, Gouverner la ville au Moyen Âge, Paris : Anthropos-Economica, 1993. La citation figure p. 99-100 dans le § 3 : « La bonne ville définie par rapport au pays », chapitre 2 : « Qu’est-ce qu’une bonne ville dans la France du Moyen Âge ? »

83.

Cf. Michel Hébert, « Communications et société politique : Les villes et l’Etat en Provence aux XIVe et XVe siècles », dans La circulation des nouvelles au Moyen Âge, 24e congrès de la SHMES, Avignon, juin 1993, Paris : Publications de la Sorbonne-Ecole française de Rome, 1994, p. 231-242

Voir aussi la thèse d’Albert Rigaudière, Saint-Flour, ville d’Auvergne au bas Moyen Âge. Etude d’histoire administrative et financière, Paris, 1982

84.

Cf. Pierre Flandin-Bléty, Essai sur le rôle politique du Tiers-Etat dans les pays de Quercy et de Rouergue (XIII e -XV e s.), thèse de droit dactylographiée, 2 vol., Paris, 1979. On retiendra, entre autres, son constat p. 381-382 : « L’étude de la vie de relations ne semble guère avoir été approfondie par les historiens médiévistes. Encore faut-il remarquer que l’expression recouvre, chez ceux qui ont abordé le sujet aux différentes étapes du Moyen Âge, tant les rapports avec les autorités que ceux qui ont coalisé les villes entre elles sur le terrain économique ou politique. M. A. Rigaudière y consacre le seul travail existant rapporté à la « concertation des bonnes villes d’Auvergne » aux XIVe et XVe siècles. Les sources que M. A. Castaldo a utilisées ne lui permettent que la description minutieuse de conflits territoriaux entre la civitas d’Agde et des castri voisins depuis le XIIIe siècle. On cherche en vain la monographie consacrée à l’unique question des liaisons interurbaines au Moyen Âge qui ne concerne pas seulement les relations ou les associations commerciales. La question des rapports politiques retient, incidemment il est vrai, l’attention de quelques historiens des villes. »

85.

Pierre Flandin-Bléty, op. cit. note 84, évoque à plusieurs reprises sa renonciation à une utilisation statistique. « A travers les comptes, nous aurions souhaité mesurer quantitativement la part du budget affectée par les consulats à leur vie de relations. L’ampleur de la documentation, sa diversité, ses lacunes, nous en ont dissuadé. Si les sources comptables n’ont pas fait l’objet d’une utilisation statistique, en revanche on les a exploitées dans le domaine des faits politiques et institutionnels qu’elles chiffraient » (p. 15) ; « Dans le domaine des relations économiques entre villes, où plusieurs dizaines de cités sont en cause sur une période plus que séculaire, toute étude quantitative de ces phénomènes demeure impossible. Le cas échéant, telle délibération du conseil consulaire, telle rubrique sporadique de comptabilité, parlent mieux qu’un tableau statistique » (p.385).