Si l’intercommunalité est un thème abordé au travers des ligues, elle apparaît aussi, dans l’empire comme en France, au détour des travaux sur l’Etat médiéval.
Les villes surgissent dans toutes les interrogations sur le devenir de l’Empire, sur ses réformes et la mise en place de grandes institutions impériales. Les monographies consacrées à chaque souverain n’omettent jamais de prendre en compte ses rapports avec les villes, alors considérées comme un bloc homogène ou évoquées individuellement dans leur tête-à-tête avec le roi 93 .
C’est au XIIe siècle que se situerait l’apparition d’une véritable politique des souverains allemands à l’égard des villes de leur territoire. Encore sous Lothaire III et Conrad III, les faveurs royales consenties à des villes épousaient des considérations patrimoniales et répondaient avant tout aux nécessités locales des combats contre les Welfes et les Staufen. Dès l’élection de Frédéric Barberousse, le nombre croissant de diplômes délivrés pour des cités semble cependant indiquer l’émergence d’une Städtepolitik impériale. Par des privilèges, Frédéric I favorisa non seulement les villes palatiales (Pfalzstädte) et les cités implantées sur le sol de l’empire (Reichslandstädte), mais encore des villes épiscopales, sans jamais satisfaire néanmoins leur appétit de libertés contre le seigneur du lieu. Avec pour perspective les intérêts de l’empire, le souverain procéda après 1160 à des fondations urbaines ou des élévations au rang de ville. Il accorda aussi à plusieurs cités, surtout dans la zone rhénane, des facilités économiques dont les retombées devaient profiter à l’Etat tout entier. Cette conscience croissante de l’intérêt des cités pour la politique impériale allait conduire dans la première moitié du XIIIe siècle au concept de ville impériale, fondé sur une distinction croissante entre les biens de l’empire et les biens patrimoniaux du roi.
Au delà de cette date-charnière, les travaux d’histoire politique ou urbaine s’attachent à décrire, pour chaque souverain, les inflexions particulières de la politique royale à l’égard des villes 94 . Les itinéraires royaux, les projets militaires, stratégiques et financiers que le souverain exprimait dans ses contacts avec certaines villes de l’empire forment les passages obligés de ces ouvrages. Jusqu’à leur essouflement au XVe siècle, les fondations urbaines, comme celles des Staufen en Souabe ou dans le Brisgau, donnent également lieu à un incontournable chapitre.
Les accords interurbains réclamés par quelques villes éminentes, d’abord dans le domaine économique 95 (libertés douanières réciproques), puis dans le domaine politique 96 , forcèrent les souverains à faire de l’intercommunalité un thème de leur Städtepolitik. Les rois réagirent de façon contrastée et fluctuante. La constitution des ligues urbaines a été plusieurs fois interdite. Dès les premiers groupements entre les villes de la Wetterau et du Rhin moyen (Francfort, Gelnhausen, Friedberg, Mayence, Worms et Spire) en 1226, les princes territoriaux, pourtant déjà confortés par la Confoederatio cum principibus ecclesiasticis de Frédéric II, conduisirent le roi Henri VII à opposer son veto à une coordination des villes. En 1356, la Bulle d’Or, compromis entre Charles IV et les Electeurs, traitait au premier chef de l’élection du roi des Romains, mais interdisait aussi les ligues urbaines et l’octroi du droit de bourgeoisie à des habitants du plat pays (dits alors Pfahlbürger) 97 .
À titre d’exemple, la politique de Charles IV témoigne à elle seule de toute la complexité des relations nouées entre le souverain et ses villes. En la matière, l’attitude adoptée envers la moindre d’entre elles ne pèse pas moins que les prises de position qui touchaient l’ensemble des cités impériales. Dans tous les cas, l’intercommunalité s’en ressentait.
A l’échelle impériale, pour qui s’attache à la prohibition politique des ligues urbaines en 1356, aux multiples engagères de villes relevant du patrimoine impérial (Verpfändungen) ou à la pression fiscale destinée au financement de la marche de Brandebourg ou l’élection de Wenceslas 98 , Charles IV fait figure de « parâtre » des villes C’est cependant dans ce contexte hostile, et peut-être à cause de lui, que se cristallisa la solidarité des villes consolidée par la ligue souabe (1376).
À l’échelle régionale, au sud-est de l’Empire, l’action du souverain bouleversa les équilibres urbains existants et les relations intercommunales préétablies. Au grand déplaisir de villes proches, sa politique de fondation urbaine en Nouvelle Bohême (Haut-Palatinat) introduisit dans le jeu des villes neuves ou promues, soudain protégées et dotées de privilèges, comme Erlangen ou Sulzbach. Il incita aussi certaines villes, comme Eger, à s’intégrer dans des institutions de paix régionales aux côtés des villes impériales franconiennes. Pour les besoins de la couronne de Bohême, Nuremberg et Prague 99 se virent quant à elles propulsées au premier rang. Elles devaient piloter de part et d’autre le corridor que le Luxembourgeois s’était peu à peu forgé entre l’Empire et ses terres patrimoniales de Bohême.
Bien au-delà des positions prises à l’égard des ligues urbaines, le pouvoir était donc à tout instant susceptible de bouleverser les interdépendances urbaines tout autant que les relations intercommunales existantes. Il pouvait leur dicter des formes d’association spécifiques, en encourageant par exemple des coopérations mixtes, avec des nobles ou des villes seigneuriales, au détriment de rapprochements paritaires entre villes d’empire. Les souverains allemands du bas Moyen Âge oscillèrent entre ces deux stratégies en jouant tantôt sur les ligues urbaines, tantôt sur les regroupements hétérogènes qu’induisaient les Landfrieden. La réforme de Sigismond 100 , qui appela les villes, puis les « petits » de l’Empire, à s’unir pour former un contrepoids aux princes ne constitua en définitive qu’une ultime péripétie dans l’attitude changeante du pouvoir face à l’intercommunalité.
. Voir les ouvrages généraux de : Ferdinand Opll, Stadt und Reich im 12. Jahrhundert (1125-1190), Vienne-Cologne, 1966, (Forschungen zur Kaiser- und Papstgeschichte des Mittelalters, 6), réimpression 1986 ; Paul-Joachim Heinig, « Städte und Königtum im Zeitalter der Reichsverdichtung », dans Neithard Bulst et alii, La ville, la bourgeoisie et la genèse de l’Etat moderne (XII e -XVIII e siècles), Paris : Editions du CNRS, 1988, p. 87-111 ; Alfred Haverkamp, Aufbruch und Gestaltung. Deutschland 1056-1273, Munich, 1984, (Die Neue Deutsche Geschichte, vol. 2) ; Peter Moraw, Von offener Verfassung zu gestalteter Verdichtung. Das Reich im späten Mittelalter 1250-1490, Berlin, 1985, (Propyläen Geschichte Deutschlands, vol. 3)
Sur la politique urbaine des souverains successifs, voir entre autres : Ferdinand Seibt, Karl IV. Ein Kaiser in Europa 1346-1378, Munich, 1978 ; Heinz Stoob, Kaiser Karl IV und seine Zeit, Graz-Vienne-Cologne, 1990 ; Friedrich Bernward Fahlbusch, Städte und Königtum im frühen 15. Jahrhundert. Ein Beitrag zur Geschichte Sigmunds von Luxemburg, Cologne : Böhlau, 1983, (Städteforschung, Reihe A, 17) ; Sabine Wefers, Das politische System Kaiser Sigmunds, Stuttgart, 1989 ; Paul-Joachim Heinig, Kaiser Friedrich III in seiner Zeit, Cologne : Böhlau, 1993 ; Wolfgang Zorn, « Die politische und soziale Bedeutung des Reichsstadtbürgertums im Spätmittelalter », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 16 (1951/1952), p. 460-480.
Pour ne considérer que les relations entre un souverain et l’une des villes d’empire franconiennes : Franz Eugen, Nürnberg, Kaiser und Reich. Studien zur reichsstädtischen Aussenpolitik, Munich, 1930 ; Hermann Heimpel, « Nürnberg und das Reich des Mittelalters », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 24 (1961), p. 231-264 ; H. Schreibmüller, « Die Nürnberger, ‘des Reichsoberhauptes getreueste Bürger’ », Mitteilungen des Vereins für Geschichte Nürnbergs 46 (1955), p. 511-517 ; W. Schultheiss, « Die Reichspolitik Nürnbergs », MVGN 58 (1971), p. 2-101 ; Ansgar Frenken, « Nürnberg, König Sigmund und das Reich. Die städtischen Ratsgesandten Sebolt Pfintzing und Petrus Volkmeir in der Reichspolitik », Jahrbuch für fränkische Landesforschung 58 (1998), p. 97-165 ; Ludwig Schnurrer, « Die Reichsstadt Rothenburg im Zeitalter Karls IV. 1346-1378 », dans Hans Patze (éd.), Kaiser Karl IV.1316-1378, Neustadt/Aisch, 1978, p. 563-612 ; Ludwig Schnurrer, « König Wenzel und die Reichsstadt Rothenburg », Jahrbuch für Landesgeschichte 34 / 35 (1974-1975), p. 681-720
Contrairement à ce qui s’est produit sous le règne de Frédéric 1er, il s’agit de plus en plus des seules villes bâties sur le sol impérial ou patrimonial. La puissance croissante des seigneurs épiscopaux et des princes laïcs amena les souverains à perdre progressivement leur emprise sur les villes de ces derniers. Les privilèges royaux furent alors accordés à la demande de ces seigneurs et traduisaient des politiques territoriales plutôt qu’une stratégie impériale.
Pour Nuremberg, de tels rapprochements sont attestés à partir du XIIe siècle avec Francfort, Boppard, Hammerstein, Dortmund, Goslar, Engers et Bamberg. Cf. Gerhard Hirschmann, « Nürnbergs Handelsprivilegien, Zollfreiheiten und Zollverträge bis 1399 », dans Beiträge zur Wirtschaftsgeschichte Nürnbergs, vol. 1, Nuremberg, 1967, p. 1-48
Les premières à le faire furent les villes rhénanes dans un contexte de faiblesse impériale et dans le prolongement de la Landfriede de Mayence en 1235. L’Oberrheinischer Bund de 1246 et de 1249, instauré par les villes rhénanes, prit le relais du mouvement de paix initié par le souverain.
Voir, outre les ouvrages mentionnés supra note 92, Francis Rapp, Les origines médiévales de l’Allemagne moderne. De Charles IV à Charles Quint (1346-1519), Paris : Aubier Montaigne, 1989. Du même, Le saint Empire romain germanique. D’Otton le Grand à Charles Quint, Paris : Tallandier, 2000.
Voir Michael Lindner, Eckhard Müller-Mertens et Olaf B. Rader (dir.), Kaiser, Reich und Region. Studien und Texte aus der Arbeit an den Constitutiones des 14. Jahrhunderts und zur Geschichte der Monumenta Germaniae Historica, Berlin : Akademie Verlag, 1997, (Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften, Berichte und Abhandlungen, Sonderband). En particulier, Olaf B. Rader, « Zwischen Friedberg und Eco. Die Interpretation von Urkundentexten Karls IV oder Vom Gang durch die Säle der Erkenntnis », supra, p. 245-294 et Michael Lindner, « Kaiser Karl IV und Mitteldeutschland », supra, p. 83-180.
Voir Frantisek Graus, « Prag als Mitte Böhmens 1346-1421 », dans Emil Meynen (dir.), Zentralität als Problem der mittelalterlichen Stadtgeschichtsforschung, Cologne : Böhlau, 1979, (Städteforschung, 8), p. 22-47. Les villes en place ne voyaient pas toujours d’un bon œil l’apparition de nouvelles concurrentes au sein du semis urbain. Elles firent parfois tout leur possible pour empêcher l’élévation au rang de ville d’une bourgade voisine. La petite cité impériale franconienne de Wissembourg donna son droit municipal à Ellingen, une bourgade de l’ordre teutonique en 1322. Mais elle n’eut de cesse de retarder la fortification de cette dernière et donc son élévation définitive au rang de ville. Wissembourg se fit confirmer par des privilèges l’interdiction de fortification d’Ellingen sous les règnes de Charles IV et de Wenceslas. Cf. Regesta Boïca XI, 201 ; XII, 316 ; X, 8
Cf. Heinrich Koller, Reformation Kaiser Sigmunds, 1964, (Monumenta Germania) ; du même, « Die Aufgaben der Städte in der Reformatio Friderici (1442) », Historisches Jahrbuch 100 (1980), p. 198-216 ; Sabine Wefers, Das politische System Kaiser Sigmunds, Stuttgart, 1989, (Veröffentlichungen des Instituts für europäische Geschichte, Mainz, 138. Beiträge zur Sozialgeschichte des Alten Reiches 10) ; Friedrich Bernward Fahlbusch, Städte und Königtum im frühen 15. Jahrhundert. Ein Beitrag zur Geschichte Sigmunds von Luxemburg, Cologne : Böhlau, 1983, (Städteforschung Reihe A, 17). En français, Francis Rapp, Les origines médiévales de l’Allemagne moderne…, Paris : Aubier, 1989, p. 96-98. Le projet de tierce Allemagne visait au rapprochement des villes d’Empire et de la chevalerie sous l’égide du souverain. Les villes sollicitées répondirent inégalement aux demandes royales (Les villes franconiennes soutenaient pour leur part le projet royal), précipitant ainsi l’échec de la réforme, effectif dès la mort de Sigismond. Voir Wolfgang von Stromer, Oberdeutsche Hochfinanz 1350-1450, Wiesbaden, 1970, (Vierteljahresschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, Beiheft n°55-57) ; Hermann Heimpel, « Nürnberg und das Reich des Mittelalters », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 16 (1951-1952), p.231-264, ici p. 252-256 ; Ansgar Frenken, « Nürnberg, König Sigmund und das Reich. Die städtischen Ratsgesandten Sebolt Pfintzing und Petrus Volkmeir in der Reichspolitik », Jahrbuch für fränkische Landesforschung 58 (1998), p. 97-165. Voir aussi les titres mentionnés à la note 93.