Les listes royales

Le nombre et le nom des villes amenées à faire corps dans les rouages de l’empire ne furent fixés que peu à peu par l’usage et les habitudes de rencontres prises du XIIIe au XVIe siècle. Pour la grande confusion des historiens, les listes des adhérentes au corps des villes ne recoupent pas totalement les inventaires élaborés par les rois et empereurs. Pas plus, au reste, que les listes royales ne coïncident entre elles. La plus connue, celle qui fournit communément le nombre et le nom des villes libres et impériales, correspond à la matricule impériale de Worms en 1521 et rassemble en l’espèce 87 références 102 . L’archiduc Ferdinand parle cependant à son frère Charles Quint en novembre 1524 de 72 villes impériales et le nombre de villes de cette catégorie varie, au gré des listes, entre 85 et 90, de la fin du XIVe au premiers tiers du XVIe siècle. Les noms des villes citées n’offrent pas davantage une belle constance. Philippe Dollinger constate ainsi que sur 146 villes libres et impériales citées en 4 inventaires, seules une cinquantaine sont mentionnées à chaque fois.

Ces variations s’expliquent aisément. Les listes royales, qui correspondent souvent à des catalogues des contributions fiscales urbaines pour l’empire (Reichsmatrikel), représentent les prétentions royales plus que la réalité urbaine et juridique. Les souverains ne manquent pas d’y inscrire, et donc de revendiquer pour l’empire, des villes apparemment autonomes et riches qu’ils aimeraient voir participer aux frais généraux de l’empire. Hambourg figure ainsi parmi les contingents que le roi mande contre les hussites en 1422 et 1431 ; elle a été inscrite pour la première fois dans la matricule impériale de 1471 et reçoit ensuite des invitations régulières aux diètes. Mais jamais elle ne vient et ne paye, évoquant une dépendance, toute théorique, à l’égard de son seigneur territorial (le roi du Danemark et comte de Holstein). Ce même pragmatisme royal conduit les souverains du bas Moyen Âge à solliciter plusieurs fois des villes libres jusqu’à créer au début du XVIe siècle une confusion entre cette catégorie urbaine et les villes impériales 103 et générer un même ensemble. Au temps des Réformes, Jacques Sturm, enfant de la ville libre de Strasbourg, constate déjà que la différence entre villes impériales et villes libres est « purement extérieure » et « inessentielle ». Elles forment dès cette époque, ensemble, un corps commun des « villes libres et villes d’Empire », réuni dans des instances délibératives exclusivement urbaines.

Cristallisation des velléités royales, les listes de villes contribuantes établies par le pouvoir résultent aussi des négociations avec les principales intéressées. Les souverains, autant que le corps des princes, veillent à ne pas travailler sur la base de listes trop figées. Les révisions éventuelles garantissent une meilleure adaptation à l’essor économique de certaines villes et une réponse adéquate aux besoins momentanés de la royauté. À l’issue de négociations avec la ville concernée, le montant fiscal peut inversement être revu à la baisse, voire être annulé pour quelques années. Charles IV accorde par exemple 20 ans d’exemption fiscale aux petites villes franconiennes de Wissembourg et Windsheim, tout juste libérées à la force de leurs deniers de la concession dont elles avaient fait l’objet. Dans de tels cas, il arrive que la mention d’une ville impériale disparaisse des listes, même si le personnel administratif veille à ne pas oublier ses contribuables coutumiers et garde généralement traces des anciennes contributions fiscales.

Plus généralement, les listes de villes libres et impériales tenues par le pouvoir varient au gré des mises en gage (Verpfändungen). Sur 105 villes impériales, le tiers perd son immédiateté entre le XIVe et le XVIe siècle, en majorité sous les règnes de Charles IV et de Maximilien 1er. Les concessions ont parfois hâté le sort de petites villes d’empire « avortées », comme Feuchtwangen 104 . Vers 1230 le Staufen Henri VII avait favorisé en ce lieu, situé sur une route impériale stratégique, l’éclosion d’une ville en autorisant l’établissement d’une enceinte et d’un marché. En 1242, Feuchtwangen figurait dans une liste fiscale impériale avec une contribution de 20 Mark Silber. En 1307, elle participait à une institution de paix (Landfrieden) souabe. Mais elle disparaît définitivement des listes royales en 1376 quand Charles IV l’engage pour 5 000 florins aux burgraves de Nuremberg. Sans doute cette perte d’immédiateté impériale était-elle déjà inscrite dans le faible développement de la ville à l’époque impériale et dans une autonomie entravée par la présence d’un chapitre canonial influent. L’histoire laisse plusieurs exemples similaires d’embryons de villes impériales médiatisés sous Charles IV. S’y ajoutent des villes planifiées par les Staufen, inscrites quelques années dans les listes royales, mais tôt concédées et devenues irrécupérables au lendemain de l’interrègne.

Sont à leur tour biffées des listes royales des villes plus longtemps impériales, mais que le roi sacrifie à de plus hauts intérêts. En Franconie, Wissembourg et Windsheim paient de leur mise en gage en 1349 le rapprochement entre le roi Charles IV et les burgraves de Nuremberg. Jusqu’en 1360, elles ne figurent donc pas parmi les villes d’Empire susceptibles de participer à l’effort régional de paix. Dès la fin du règne des Staufen en 1268, Donauwörth inaugure pour sa part un va-et-vient d’un siècle entre les mains de l’empire et celles des ducs de Bavière. En 1376, sa médiatisation sert de monnaie d’échange contre l’élection de Wenceslas. Ensuite libérée, elle revient au duc de Bavière en 1458 et ne reçoit définitivement confirmation de son statut de ville impériale qu’en 1465 dans un grand privilège par l’empereur Frédéric III.

Voilà de quoi brouiller les listes de villes libres et impériales, d’autant qu’avec l’appétit territorial des princes le cas ne resta pas isolé 105

Plus pernicieuse encore, pour tenir à jour l’inventaire de villes libres et impériales, est la concession de droits caractéristiques de l’immédiateté impériale. Au gré des besoins royaux, des serviteurs de l’Etat à remercier ou des nécessités d’alliance, les souverains successifs ont cédé à des tiers, nobles ou bourgeois, à plus ou moins long terme, des impôts urbains royaux ou des offices d’écoutêtes (Schultheissen) 106 . Un lien essentiel entre le roi et ses villes pouvait alors disparaître à la force du temps et, l’oubli aidant, créer la confusion sur le statut des localités concernées. En 1523, le gouvernement impérial de Nuremberg doit même diligenter une enquête auprès des villes présentes pour connaître le montant de leurs impôts impériaux, le nom de leurs bénéficiaires et la durée de ces versements. Plusieurs villes, telles Nördlingen, admettent alors être assujetties à un impôt annuel, mais avouent ignorer l’origine même de cette contribution.

L’étude des villes impériales, inaugurée par les grands théoriciens du XVIIe-XVIIIe siècle (J. J. Moser…) a ainsi porté un précieux éclairage sur la logique des listes de villes dressées par le roi. Cette connaissance appelle la prudence dans l’emploi des inventaires royaux et des hiérarchies qu’ils paraissent refléter.  Le cercle des villes appelées à se rencontrer sur ordre du roi ou requises à son service était soumis à d’importantes fluctuations. Ces variations incessantes pesèrent longtemps sur les possibilités de fédération, de regroupement et de concertation des cités libres et impériales. Il leur fut difficile de jeter les bases de l’intercommunalité sur le terrain mouvant proposé par le roi.

Notes
102.

Cette matricule impériale renoue avec la tradition après l’échec du Gemeinen Pfennig, qui devait être un impôt impérial général destiné à couvrir les frais du tribunal (Reichskammergericht) et de l’armée impériale, exigible auprès de tout homme et femme de plus de 15 ans. Cf. Peter Fleischmann, Das Reichssteuerregister von 1497 der Reichsstadt Nürnberg (und der Reichspflege Weissenburg), Nuremberg, 1993. La matricule établie à Worms en 1521 liste pour chaque état impérial, d’une part le nombre de compagnies à cheval et à pied requises auprès de chacun pour l’expédition du couronnement impérial, d’autre part les sommes dues pour l’entretien du gouvernement royal (Reichsregiment) et du Reichskammergericht. Les villes impériales contribuent ensemble à environ 1/3 du montant total qui s’élève à 4 202 compagnies à cheval, 20 063 à pied et 51 269 florins. Voir liste reproduite en annexe, tirée de Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984, p.404-406, 410, 413-415.

103.

Cf. Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984.

Voir aussi Philippe Dollinger, « Les villes allemandes au Moyen Âge. Leur statut juridique, politique et administratif », dans Recueils de la Société Jean Bodin, tome 6 : La ville, Bruxelles, 1955, p. 455‑466 ; P.‑J. Heinig, Reichsstädte, freie Städte und Konigtum 1389-1450. Ein Beitrag zur deutschen Verfassungsgeschichte, Wiesbaden, 1983

La différence juridique entre les villes libres et les villes impériales réside dans leurs devoirs à l’égard du roi/empereur. Elles pouvaient chacune être sollicitées pour la sécurité et la défense de l’Empire ; pour mener la guerre contre les Turcs ou les Hussites par exemple. Elles devaient aussi une aide financière et militaire au moment de l’expédition du couronnement impérial (Romzug). Mais en théorie, seules les villes impériales devaient l’impôt urbain royal (Stadtsteuer) chaque année au seigneur qu’était pour elles le roi. Elles lui prêtaient aussi un serment d’obédience et de fidélité.

Les villes libres étaient pour la plupart des villes émancipées vis-à-vis de leur seigneur épiscopal. Pour éviter tout retour en arrière, elles demandèrent au souverain de cautionner les libertés acquises, voire de faire contrepoids face au seigneur épiscopal. Jusqu’au XVe siècle, elles aidaient donc le souverain au gré de leurs intérêts et de l’insistance qu’il mettait dans ses requêtes. Comme tout membre de l’Empire, elles se disaient aussi prêtes à assurer sa défense et celle de la chrétienté.

Les textes attestent des usages multiples et souvent indifférenciés de « Reichsstadt », « heilige Reichsstadt », « freie Reichstadt ». Les villes libres ne se revendiquèrent comme telles que pour récuser une demande fiscale du roi et rappeler qu’elles ne devaient pas l’impôt urbain au même titre que les villes impériales. Elles défendirent leurs privilèges mis en péril par une association de plus en plus fréquente des villes libres aux mêmes tâches que les villes impériales. La pression des Hussites et des Turcs sur l’empire, les guerres extérieures contre la France ou la Hongrie suscitèrent des demandes d’aide répétées de la part du roi. Les villes libres ne purent alors se soustraire puisqu’il y allait du salut de l’Empire. Soumises également à une pression de plus en plus forte de leurs voisins princiers ou anciens seigneurs urbains qui construisaient leurs territoires, elles avaient besoin de l’appui royal et se virent contraintes à une politique du donnant donnant qui entretint progressivement la confusion avec les villes impériales.

104.

Sur Feuchtwangen, voir Ludwig Schnurrer, « Verhinderte Reichsstädte in Franken », dans Rainer A. Müller (éd.), Reichsstädte in Franken, Munich, 1987, (Veröffentlichungen zur Bayerischen Geschichte und Kultur 15), vol. 1, p. 357-367 ; du même, « Feuchtwangen – Stift und Stadt. Ihre Wechselbeziehungen im späten Mittelalter », Jahrbuch für Landesforschung 31 (1971), p. 309-334 et « Feuchtwangen als Reichsstadt (ca.1230-1376), Jahrbuch für Landesforschung 41 (1981), p. 23‑43

A propos des engagères, cf. Götz Landwehr, Die Verpfändung der deutschen Reichsstädte im Mittelalter, Cologne, 1967, qui donne une liste des villes concernées. Pendant son règne, Charles IV établit 90 lettres d’engagement de villes et de privilèges urbains. Cette politique commença dès sa candidature au trône pour acheter des électeurs à partir de ses biens patrimoniaux. Quand une ville ou certains droits urbains étaient engagés, l’usufruit des taxes et impôts urbains allait au concessionnaire.

105.

Parmi les grands exemples du XVe siècle, un des cas les plus connus est celui de Mayence, prise d’assaut par son archevêque en 1461 ou Ratisbonne qui se donna aux Bavarois Wittelsbach de 1489 à 1491.

106.

Rothenbourg versa de cette façon en 1349 les amendes judiciaires, les impôts indirects sur les boissons, les droits de douane et de sauf conduit à l’évêque de Würzbourg. L’engagère fut levée par Charles IV en 1352.