Le collège des villes libres et impériales

C’est en 1255 que, pour la première fois, le roi Guillaume de Hollande (1248-1256) requiert quelques membres de la ligue urbaine rhénane à une assemblée de sa cour. La puissance que le groupement rhénan avait acquise et sa rare capacité à établir la paix dans la période trouble de l’interrègne suffisent à expliquer la démarche royale. L’initiative ne dure pas et plusieurs villes alors présentes n’acquirent jamais le rang de ville impériale. Mais dans le droit coutumier de l’empire, un précédent signifie souvent le premier pas vers l’habitude. À son tour, le roi Rodolphe de Habsbourg convoque des villes d’empire à ses assemblées aux côtés de princes et de nobles afin de nouer sous serment plusieurs Landfrieden régionales. Louis le Bavarois (1314-1347), auquel les villes impériales servent d’argentiers et de soutiens dans sa lutte contre la curie, donne à leur invitation aux assemblées royales (Hoftage) un caractère régulier. Jusque dans le premier tiers du XVe siècle, il reste néanmoins entendu de part et d’autre que les villes ne doivent avoir de participation active ni aux décisions, ni aux délibérations. Leurs délégués sont là pour consentir, cautionner des décisions prises, s’informer des affaires impériales et en référer aux gouvernements urbains (Hintersichbringen). Sous le règne de Sigismond, de manière informelle, les délégués urbains obtiennent, parfois à leur corps défendant - car l’entreprise engendre des risques et des dépenses - une place plus significative dans les organes de négociations du pouvoir. Sur demande expresse du roi, les princes et nobles pratiquent occasionnellement l’union sacrée avec les cités de l’empire, en particulier face aux hussites, proclamés ennemis de la chrétienté.

La place peu à peu aménagée aux villes libres et impériales dans les rouages de l’Etat accompagne une profonde transformation du gouvernement de l’empire. Les villes libres et impériales se trouvent de ce fait contraintes de définir leur position dans l’empire et de s’adapter à l’évolution générale. Peter Moraw 109 a éclairé les mécanismes de ces réformes institutionnelles du bas Moyen Âge.

Jusqu’au dernier tiers du XVe siècle persistent les Hoftage, ces conseils royaux étendus 110 ouverts aux personnes invitées par le roi et chargées de lui prodiguer aide et conseil. Dans cette extension de la cour royale où personne n’a une présence de droit, prévalent, sous l’égide du roi, les hiérarchies traditionnelles. Les décisions importantes pour l’empire sont soumises à l’influence croissante des princes, tandis que la cour n’est plus qu’un siège administratif, réceptacle des doléances et des requêtes individuelles.

Le XVe siècle se traduit cependant par une prolifération des assemblées. Sous le poids des dangers extérieurs, hussites ou turcs, les princes, les nobles et les villes d’empire se retrouvent dans des consultations communes destinées à définir les moyens de défense de la nation. La territorialisation et la structuration identitaire d’un groupe noble favorisent simultanément l’émergence d’assemblées strictement princières qui dictent parfois la politique impériale 111 en l’absence du roi. Menacées dans leur immédiateté par le renforcement des territoires princiers, les villes impériales effectuent quant à elles leur expérience de la concertation dans de grandes ligues comme la ligue souabe. Elles se fédèrent à plus fort titre que Frédéric III a rompu avec les pratiques tolérantes de Sigismond à l’égard des groupements urbains. Elles acceptent mal d’être tenues à l’écart de l’ordonnance de paix de Francfort en 1442 et d’assemblées portant sur les questions ecclésiastiques. L’idée que ceux qui participent de leurs armes ou leurs deniers aux efforts de l’empire doivent pouvoir exprimer leur avis et contribuer de droit aux décisions générales fait son chemin dans chacun des états. Au sein des Hoftage, les princes électeurs et les nobles renforcent donc progressivement des formes de délibération en curies, tandis que, pour ne pas être en reste, les villes libres et impériales soulignent leur présence coutumière et rappellent qu’elles ne sont pas les « moindres membres de l’empire ». « Les délégués des villes libres et impériales doivent-ils être tenus pour des étrangers et des personnes n’appartenant pas aux affaires de l’empire », comme l’insinuent les princes ? Dès les années 1470, les villes revendiquent au moins le droit de participer à l’établissement des matricules. Car une taxation « sans leur connaissance, sans tenir compte de leur situation, sans leur participation, et surtout par ceux qui n’ont rien à voir avec cela » ne peut causer, selon elles, que des dommages inestimables.

« Cela viendrait encore s’ajouter aux peines des guerres passées, aux attaques journalières et aux mouvements ruraux, de sorte qu’une quantité de villes pourraient être poussées hors du Saint Empire et loin de la royale majesté ». 112

Ces évolutions conjuguées président à l’émergence des diètes (Reichstage), où les états impériaux, membres de droit, représentent une deuxième force à côté du roi. Les délibérations s’y inscrivent dans le cadre de trois collèges (Räte) déjà tenus pour coutumiers en 1480. Aux côtés de celui des Electeurs, de celui des princes, nobles et prélats, les villes libres et impériales forment leur propre collège. Les Reichstagsabschiede (procès-verbaux des diètes), instaurés en 1495, témoignent de leur présence régulière et de leurs négociations. Cela ne garantit pas à la curie des villes une position égale à celle des autres collèges ; cela ne veut pas dire non plus que leur avis soit systématiquement pris en compte ou même demandé. Si un compromis entre le roi et les deux principales curies parvient à s’établir, l’accord des villes libres et impériales n’est pas indispensable ; il peut seulement hâter l’exécution des décisions. Au tournant du XVIe siècle, les villes participent aux délibérations sur l’application des réformes impériales de Worms (1495), mais influent peu sur les arrêts finalement rendus. En 1501, à la diète impériale de Cologne, convoquées du bout des lèvres, elles n’ont par exemple que des possibilités de participations limitées. Elles ne signent, ni ne scellent le procès-verbal de l’assemblée. La présence de droit acquise par les villes au Reichstag représente une brèche dans laquelle elles s’engouffrent pour obtenir une place dans les nouveaux organes de l’Etat. Leurs réussites demeurent néanmoins comptées. Absentes du tribunal impérial (Reichskammergericht) 113 , elles décrochent deux places dans le gouvernement de l’empire (Reichsregiment). En dépit de plus d’un siècle de revendications, elles n’obtiennent une voix égale à celle des autres collèges (votum decisivum) que par la paix de Westphalie 114 .

Malgré ces succès partiels et des décisions qui se bornent souvent à prévoir une nouvelle réunion collégiale, les diètes impériales deviennent, dès la fin du XVe siècle, un lieu de regroupement et de concertation majeur pour les cités libres et impériales. Pour le prix d’un voyage, les diètes offrent aux représentants des villes impériales, grandes ou petites, une possibilité de rencontre paritaire et de débat avec des localités de même statut, mais aussi une occasion de traiter de problèmes particuliers avec le souverain et les princes.

Notes
109.

Cf. Peter Moraw, « Reichsstadt, Reich und Königtum im späten Mittelalter », Zeitschrift für Historische Forschung 6 (1979), p. 385-424 ; du même, « Versuch über die Enstehung des Reichstags », dans H. Weber, Politische Ordnungen und soziale Kräfte im Alten Reich, Wiesbaden, 1980, p. 1-36. Voir aussi Eberhard Isenmann, « Reichsstadt und Reich an der Wende vom späten Mittelalter zur frühen Neuzeit », dans Josef Engel (éd.), Mittel und Wege früher Verfassungspolitik, Stuttgart : Clett-Cotta, Stuttgart, 1979, (Spätmittelalter und Frühe Neuzeit, vol. 9), p. 9-223

110.

L’édition d’actes fondamentale pour la connaissance des débats politiques du XVe siècle correspond à la série des Reichstagsakten, Historische Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften (éd.), Ältere Reihe, I et s., Munich, 1867 et s. de la fin du XIVe s. à 1445, 1453/1454 et 1468/1470 (réimpression Göttingen, 1956-1957) ; Mittlere Reihe, I et s. (parus : III pour 1488-1490, Göttingen, 1972-1973 ; V sur la diète de Worms en 1495, Göttingen, 1981 ; VI pour 1496-1498, Göttingen, 1979. L’Ältere Reihe porte abusivement le titre de Reichstagsakten, puisqu’il n’y eut pas de formes d’organisation stables, de diètes à proprement parler, avant la fin du XVe siècle. Le terme de « Reichstag », de même que l’institution, sont postérieurs à 1471.

111.

Les assemblées des princes électeurs eurent un rôle majeur dans la politique du XVe siècle. L’union politique des princes électeurs (Kurverein) décida en 1399 de déposer le roi Wenceslas, celle de 1438 décréta la neutralité de la nation allemande dans le conflit entre Eugène IV et le concile de Bâle.

112.

Propos des villes lors de la diète d’Esslingen en octobre 1481. Rapportés par Eberhard Isenmann dans « Reichsstadt und Reich an der Wende vom späten Mittelalter zur frühen Neuzeit », dans Josef Engel (éd.), Mittel und Wege früher Verfassungspolitik, Stuttgart : Clett-Cotta, Stuttgart, 1979, (Spätmittelalter und Frühe Neuzeit, vol. 9), p. 9-223

113.

Le Reichskammergericht , tribunal d’Empire qui devait siéger à Francfort, fut instauré par la diète impériale de Worms en 1495, parallèlement à un édit de paix de validité éternelle. On demanda aux villes comme aux autres états de présenter des candidats pour les 16 sièges prévus. Ne participant pas au choix définitif, elles ne purent imposer leurs délégués. Dissout en octobre 1499, le Reichskammergericht reprit vie lors de la diète d’Augsbourg en 1500, mais malgré leurs efforts, les villes ne parvinrent pas à y obtenir un siège. Après une nouvelle phase d’interruption, le tribunal revint à l’ordre du jour en 1503 à Ratisbonne. Les états prévoyaient alors 16 sièges dont 2 réservés au roi, 6 aux princes électeurs et 8 aux cercles d’Empire. Les délégués urbains ne désarmèrent pas et réclamèrent en 1512, 1521 et 1523 un droit de présentation pour 2 sièges. À défaut de l’obtenir, elles purent au moins influer sur les modalités de financement du Reichskammergericht et parvenir à siéger occasionnellement par le biais des cercles. Le tribunal siégea toujours dans des villes d’Empire (Nuremberg, Esslingen, Spire après 1424) et de nombreux juristes urbains y firent carrière.

En 1500, les villes libres et impériales obtinrent d’entrée 2 sièges sur 20 au conseil royal permanent nouvellement instauré, le gouvernement impérial (Reichsregiment). Deux villes y déléguaient leurs députés (choisis par les autres états) pour ¼ d’année. Une rotation s’instaura entre les délégués de Cologne, Strasbourg, Augsbourg, Nuremberg, Ulm, Francfort, Lübeck et Goslar. Cette présence assura un indéniable gain de prestige aux villes de l’empire, mais l’institution vivota et s’avéra fort coûteuse pour elles. La Réforme obéra encore le fonctionnement de l’institution, qui mourut en 1530.

Sur ces points, voir Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984 ; Hans-Joachim Hecker, « Die Reichsstädte und die beiden obersten Reichsgerichte », dans Rainer A. Müller (éd.), Reichsstädte in Franken, Munich, 1987, (Veröffentlichungen zur Bayerischen Geschichte und Kultur 15), vol. 1, p. 169-173 ; article « Reichskammergericht », dans H.R.G., vol. 4, p. 665-662 et « Reichsregiment », vol. 4, p. 739-742

114.

La reconnaissance du corps des villes libres et impériales comme membre de l’Empire, présent de droit lors des diètes impériales (Reichsstandschaft), semble acquise à la fin du XVe siècle. La notion abstraite de Reichsstandschaft ne fut cependant employée par les villes libres et impériales qu’au XVIe siècle. C’est aussi à cette période qu’elles commencèrent à revendiquer pour leur corps en termes de « rang, de voix et de sièges ». Les diplomates et juristes urbains entreprirent alors une révision de l’histoire du XVe siècle. En plaquant les nouveaux concepts de rang impérial, de voix ou de siège sur la situation du siècle précédent, ils espéraient fonder juridiquement et historiquement les prétentions des villes à une égalité des voix des trois collèges dans les diètes impériales. Il en résulta une expertise imprimée en 1543 en près de 100 exemplaires et communiquée aux villes libres et impériales sous le sceau du secret.