Les diètes urbaines

Parallèlement au collège des villes réuni lors des diètes impériales, les cités de l’empire inaugurèrent dans la deuxième moitié du XVe siècle une nouvelle forme de regroupement : les diètes urbaines.

Qu’elles aient été convoquées pour préparer une assemblée impériale ou indépendamment (sur une question monétaire par exemple), ces réunions scellent l’autonomie politique des villes et témoignent d’une fédération sans précédents, épousant enfin les dimensions de l’empire. Car jusqu’au milieu du XVe siècle, « l’orientation régionale des communes resta première » 115 . Quand, au début de l’année 1440, le conseil de Strasbourg en appelle aux cités libres et impériales de tout l’empire pour une diète générale des villes, il ne réussit à mobiliser que les envoyés des villes alsaciennes. Les plus grosses conjonctions urbaines ne sont encore à cette époque qu’une somme de ligues, « une addition de petits groupes de villes plus qu’une alliance de communes à titre individuel et de même droit ». Ces organisations changeantes et à facettes multiples, réunissant par exemple pour quelque temps en 1438 les villes d’empire souabes et franconiennes, la ligue de la Wetterau et celle du lac de Constance, ont une inertie et un formalisme qui ne les empêchent pas d’être efficaces dans les moments-clefs 116 .

« Dans la circonstance urgente d’un combat pour l’existence, les membres de la ligue urbaine agissaient quand même ensemble, trouvaient des partenaires en vue dans la noblesse et disposaient de commandants capables » (Heinz Quirin). ’

Pourtant, si avant la guerre des villes de 1449-1453, Nuremberg peut prendre à son service les sires de Heideck ou s’allier à l’évêque de Würzbourg, dans la seconde moitié du XVe siècle, une plus grande discipline intra-nobiliaire limite les champs d’action des villes et obére leurs capacités militaires. Devant la constitution de blocs unitaires et identitaires entre princes ou entre nobles, les villes commencent à exprimer elles aussi la nécessité d’une réunion à l’échelle de l’empire. « C’est nécessaire parce que les princes veulent faire une grande attaque commune contre les villes dans tout l’empire allemand ; s’ils avaient le dessus, les villes seraient retirées à l’empire ; et les princes ne craignent pas notre sire le roi, car il est trop faible », observe en 1445 le légat du conseil de Francfort, Johannes Bechtenhenne. Que la menace ait été réelle ou accentuée par les villes les plus convaincues de la nécessité de faire corps, le besoin impérieux d’une réponse à l’intérieur de l’empire et à ses frontières suscite le développement d’une intercommunalité neuve, à laquelle chaque ville impériale ou libre participe de son propre chef, sans devoir adhérer au préalable à une fédération régionale 117 . Cette forme inédite de coopération entre villes s’exprime pour la première fois au travers d’une diète urbaine générale, réunie à Francfort en 1471. Le Nord et le Sud de l’empire se trouvent rassemblés là sans précédent puisque aux côtés des villes d’Allemagne du Sud viennent des représentants de Lübeck, Goslar ou Nordhausen 118 . Hors de la présence du roi, les cités libres et impériales y décident à l’unanimité de lutter contre l’application de l’impôt turc établi à la diète de Ratisbonne par l’empereur et une majorité de princes.

« Avec la diète urbaine de Francfort, les villes libres et impériales un mode opératoire pour se donner le mot sur les demandes impériales et ensuite les repousser à l’unanimité. La série des diètes urbaines entre 1471 et 1474 réalisa l’institutionnalisation de cet instrument politique destiné à établir un comportement unanime et fut ainsi aux origines de la politique urbaine corporative au début de la période moderne » 119 . ’

À partir de 1471, les villes libres et impériales montrent une activité sans pareille. N’épargnant ni leurs finances, ni leurs diplomates, elles se rencontrent dans 20 diètes urbaines générales entre 1471 et 1487, puis, entre 1495 et 1546, se prêtent à 33 assemblées urbaines et 28 diètes impériales. Toutes ne peuvent faire le déplacement à chaque fois et le cercle des participantes n’est pas toujours le même pour les diètes urbaines et impériales. Mais sur les 69 villes présentes au moins une fois, 75% veillent pendant ce demi-siècle à envoyer leurs délégués, s’excuser ou se faire représenter. Une grande majorité de villes libres et impériales manifeste ainsi son intérêt très net pour l’intercommunalité et un réel effort de regroupement et d’harmonisation entre cités 120 .

Au regard des pourcentages de représentation des villes dans les diètes urbaines, apparaissent les porte-drapeaux de l’idée intercommunale. Par leur présence sans défaillance, Francfort, Augsbourg, Nuremberg, Strasbourg, Ulm, Dinkelsbühl et Haguenau montrent qu’elles sont prêtes plus que toutes autres à une action commune, en corps, pour défendre les droits urbains et une conception spécifique de l’empire. Dans l’ensemble, les villes libres et impériales d’Allemagne de Sud, de Souabe, Rhénanie ou Franconie, s’impliquent plus fortement dans la coopération générale urbaine que les communes septentrionales, souvent en marge des diètes. En Franconie ou à ses bordures, le taux de participation aux réunions du corps des villes reflète le fort intérêt intercommunal de Nuremberg (100%), mais aussi de cités moins importantes comme Dinkelsbühl (100%), Windsheim (97%), Nördlingen (93,9%), Rothenbourg et Hall (90,9%) ou Schweinfurt (87,8%). Seule Wissembourg, qui a aussi l’une des plus faibles contributions dans la matricule de 1521, n’affiche qu’une représentation, encore honorable, de 69,7%. La Franconie est une terre où sut se développer un idéal intercommunal et les cités implantées sur le sol impérial local jouèrent un rôle actif dans la naissance d’un corps des villes. Les pourcentages de présences aux diètes urbaines et impériales ont tendance à faire ressortir avant tout les ardeurs coopératives des grandes villes, qui ne s’effraient pas devant la dépense et le déplacement. Mais les chiffres ne permettent pas vraiment de juger les convictions intercommunales de petites cités comme Wissembourg. Leur survie reposait avant tout sur une épargne de tous les instants ; les sentiments et les projets intercommunaux s’en trouvaient ravalés au second plan.

Alors que les villes passèrent longtemps pour des îlots dans l’océan seigneurial et féodal, l’historiographie allemande donne une place singulière au phénomène intercommunal. Au travers des ligues ou de la reconnaissance des villes libres et impériales dans les institutions de l’empire, les regroupements corporatifs urbains devinrent d’importants sujets de recherches médiévales. Mais le carcan intellectuel des jugements de valeur et des interprétations téléologiques pèse fortement sur l’approche traditionnelle des relations interurbaines 121 .

Les travaux conduits sur ces thèmes furent jusqu’ici menés par des juristes, des spécialistes de l’empire et de ses réformes 122 . L’intercommunalité qu’ils mettent en scène s’inscrit donc strictement dans les bornes des institutions et des associations urbaines fondées en droit. Elle se restreint aussi à un type de villes, en laissant accroire qu’il n’y avait de coopérations possibles qu’entre gens de même espèce, entre membres des villes libres et impériales.

Dans l’intervalle, en France, les spécialistes de l’intercommunalité ont ouvert une nouvelle brèche et invitent à regarder au-delà ou au-deçà des institutions. Les formes les plus quotidiennes de l’intercommunalité médiévale demandent à être explorées. Le rassemblement des villes impériales dans un collège et des diètes marque un progrès majeur dans leur fédération, c’est certain. Mais, au-delà des villes présentes aux diètes, des thèmes qu’elles y défendirent en commun, des relations qu’elles y nouèrent, existaient d’autres formes d’intercommunalité. Plus anciennes, plus quotidiennes ou plus circonscrites, elles fournirent le terreau où put s’épanouir le corps des villes et lui donnèrent un ancrage local.

Pour avoir une chance de les saisir, il est impossible de regarder d’en haut, à l’échelle de l’empire. De là, l’observateur n’aperçoit que les institutions et les ténors de l’intercommunalité. Il est donc pour cette fois préférable de regarder d’en bas et de suivre à la mesure d’une région, dans toute leur ampleur, les habitudes de rencontre de quelques cités.

Notes
115.

Cf. Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984. De même que pour la citation suivante, tirée de l’introduction

116.

Par exemple en 1449-1453, dans le cadre de la « seconde guerre des villes » qui opposa une coalition princière dirigée par le margrave de Brandebourg et un parti de villes impériales d’Allemagne du Sud autour de Nuremberg.

Cf. Heinz Quirin, « Markgraf Albrecht Achilles von Brandenburg-Ansbach als Politiker. Ein Beitrag zur Vorgeschichte des Süddeutschen Städtekriegs », Jahrbuch für Landesforschung 31 (1971), p. 261-308 ; Richard Kölbel, « Der erste Markgrafenkrieg 1449-1453 », Mitteilungen des Vereins für Geschichte der Stadt Nürnberg 65 (1978), p. 91-124

117.

Le développement d’une nouvelle forme d’intercommunalité ne sonna pas pour autant le glas des ligues régionales. Les deux formes cohabitèrent, s’entremêlèrent et se concurrencèrent pendant le premier tiers du XVIe siècle. Voir à ce propos les études sur la grande ligue souabe du XVIe siècle. : « Schwäbischer Bund », dans HRG 4, p. 1551-1557 ; K. Klüpfel (éd.), Urkunden zur Geschichte des Schwäbischen Bundes, vol. 1 : 1488-1506, vol. 2 : 1507-1533, 1846 et 1853, (Bibliothek des Literarischen Vereins in Stuttgart 14 et 31) ; E. Bock, Der Schwäbische Bund und seine Verfassungen 1488 bis 1534. Ein Beitrag zur Geschichte der Reichsreform, 1927, réimpression 1968. Jusqu’en 1522, les communes de la ligue souabe envoyèrent une délégation commune aux diètes urbaines et impériales (généralement le commandant de la ligue et des délégués d’Augsbourg, Ulm ou Nuremberg). On convenait de cette députation lors des réunions de la ligue urbaine. Mais chaque commune restait libre d’envoyer en sus ses propres délégués ou de se faire représenter par qui bon lui semblait. La représentation des villes souabes liguées prit une importance surproportionnée dans les délibérations des diètes générales urbaines. Elle pouvait atteindre 20 à 30 votes (sur 69 potentiels). Le corps des villes ne parvenait donc pas à prendre des décisions importantes sans leur accord et dut laisser plusieurs points en suspens devant leur absence de consentement. Aux yeux des communes souabes, les diètes urbaines eurent cependant une importance secondaire tant que la ligue souabe put garantir leurs statuts et la paix. Les querelles de religion rompirent ce bloc souabe au sein du corps des villes libres et impériales. Le fonctionnement des diètes urbaines s’en trouva amélioré, mais avec l’éclatement de la ligue, plusieurs petites villes souabes perdirent l’occasion de se faire représenter par des diplomates éminents et à moindres frais. Indépendamment de ce cas particulier, les villes alsaciennes, les villes de l’Ortenau ou encore celles du Lac de Constance instaurèrent parfois une représentation commune aux diètes, convenue lors de réunions préparatoires.

118.

Voir Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984.

En 1438, le roi Albrecht II avait proposé aux villes libres et impériales d’organiser une diète urbaine pour préparer leur réponse à la diète impériale de Nuremberg et transmettre leur avis avant celle-ci. La liste des villes présentes révèle l’absence de toutes les villes au Nord du Main et de la Wetterau.

Sur la césure non négligeable entre le Nord et le Sud de l’empire, voir Werner Paravicini (dir.), Nord und Süd in der deutschen Geschichte des Mittelalters, Akten des Kolloquiums 1987, Sigmaringen, 1990, 249 p. et en particulier Ulf Dirlmeier, « Zu den Beziehungen zwischen oberdeutschen und norddeutschen Städten im Spätmittelalter », dans le même ouvrage, p. 203-218.

119.

Cf. Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984, p. 7

120.

Voir les graphiques en annexe, qui indiquent les participations des membres du corps des villes aux diètes urbaines et aux diètes impériales entre 1495 et 1546. Ces tableaux sont repris à Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung. Eine Untersuchung zur korporativen Politik der Freien und Reichsstädte in der ersten Hälfte des 16. Jahrhunderts, Stuttgart, 1984. Notons que ces listes ne sont pas le seul fruit d’une préoccupation scientifique. Des listes du même type ont été dressées par les villes libres et impériales au XVIe siècle. Lors de la diète urbaine de Nuremberg en 1523, les villes dressèrent par exemple un inventaire des localités à inviter aux futures assemblées. Il coïncide presque avec celle que Georg Schmidt a pu reconstituer en recensant les présences aux diètes urbaines et impériales (villes présentes ou représentées au moins une fois). Seules quelques villes du Nord, qui ne vinrent jamais, figurent en excédent dans la liste de 1523.

121.

Les derniers travaux en date cherchent à se libérer de ce carcan intellectuel. Mais il resurgit parfois aux détours d’une phrase ou d’une expression. Le concept de « conscience impériale négative » (negatives Reichsbewusstsein) élaboré par Karl Siegfried Bader dans les années 1950 n’a pas été totalement abandonné. Cf. Karl Siegfried Bader, « Die Reichsstädte des schwäbischen Kreises am Ende des alten Reiches », Ulm und Oberschwaben 32 (1951), p. 47-70. Selon cette tradition, la faible influence des villes sur la politique impériale du XVIe-XVIIIe siècle est attribuée à une attitude frileuse des villes envers les devoirs engendrés par l’Empire ou par les associations de communes. Heinz Angermeier, historien reconnu pour ses travaux sur les institutions de paix, reproduit par exemple cette idée en 1966. Selon lui, dès le XVe siècle, les communes « croyaient pouvoir mieux assurer leur autonomie en se gardant de tout engagement et […] entendaient profiter des privilèges conférés aux états, mais sans en supporter les obligations ou même les engagements liés aux états ». Cf. Heinz Angermeier, Königtum und Landfriede im deutschen Spätmittelalter, Munich, 1966, p. 406

122.

Outre les travaux de Peter Moraw, Eberhard Isenmann, Georg Schmidt et Heinig déjà mentionnés, on peut rajouter ici à la liste : Ingomar Bog, « Betrachtungen zur korporativen Politik der Reichsstädte », Ulm und Oberschwaben 34 (1955), p. 87-101 ; Max Huber, « Städtearchiv und Reichsstandschaft der Städte im 16. Jahrhundert », Ulm und Oberschwaben 35 (1958), p. 94-112 ; Adolf Laufs, « Zur verfassungsgeschichtlichen Einheit und korporativen Politik der schwäbischen Reichsstädte in der frühen Neuzeit », Jahrbuch für Geschichte der oberdeutschen Reichsstädte 15 (1969), p. 49-74 et du même, « Reichsstädte und Reichsreform », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, Germanist. Abt. 84 (1967), p. 172-201