Le pays, un terrain propice à la vie associative ?

Quoi de plus adéquat que le territoire régional pour partir en quête des relations quotidiennes et des pratiques solidaires entre villes ? Pierre Flandin-Bléty et Albert Rigaudière le soulignent à l’envie,

« la cohésion et l’union des villes donne une âme au pays…C’est dans le cadre territorial du pays que se noue le plus souvent la concertation des villes. On connaît le double aspect que revêt un ‘pays’. Il consiste dans l’ensemble des habitants groupés en ordres ; c’est la communitas pagi, chaque ordre étant considéré comme membre d’un corps social plus jeune et plus vigoureux que chacun d’eux. Mais le pays est en même temps le territoire dans les limites duquel s’exerce naturellement la vie associative parce qu’il s’agit fréquemment d’un cadre géopolitique qui lui a depuis longtemps préexisté, celui d’un diocèse généralement. Pour le Massif Central, on citerait Velay, Gévaudan ou Forez ; pour le Sud-Ouest, Agenais, Périgord… De telles collectivités naturelles existent aussi en Quercy et en Rouergue où elles circonscrivent les liaisons intercommunales » 124 .’

Des contreforts du Massif Central au Jura franconien, plusieurs indices conduisent à placer la recherche sur la cohésion interurbaine à un niveau régional. Songeons par exemple à la vigueur des ligues urbaines régionales et aux efforts que durent déployer les villes de l’empire pour dépasser ces frontières et se fédérer à l’échelle de l’Allemagne.

L’étude régionale peut décemment passer pour un poste d’observation privilégié des relations interurbaines ordinaires. Mais, au moment de se lancer dans l’entreprise les experts de l’intercommunalité invitent à plus de circonspection. Ils ont, du cadre spatial de l’intercommunalité, une approche plus prudente et plus nuancée. Quand ils inscrivent les coopérations urbaines dans l’espace, ils évoquent le territoire, le local ou le pays, et prennent leur distances envers les cadres tout tracés, les départements ou les régions. Leurs exemples empruntent des espaces plus restreints, indépendants des découpages officiels, organisés autour d’une ville-phare ou d’un terroir 125 . Ils réfutent surtout l’existence d’un espace qui ferait l’intercommunalité.

Choisir la Franconie comme cercle d’étude ne revient pas à souscrire à une affinité « naturelle » entre la région et les liens intercommunaux. Leur conjonction est un fait possible et non un fait de culture. Seule l’analyse du comportement des villes dans cet espace peut dire s’il existait au Moyen Âge des liens particulièrement denses et intenses entre les villes du territoire franconien, s’ils épousaient les contours de ce pays ou en débordaient. Peut-être cette Franconie médiévale était-elle aussi le théâtre, non d’un pôle unique d’intercommunalité, à l’échelle d’une région, mais de plusieurs zones de coopération aux formes et aux degrés d’intégration variés ?

En tout état de cause, après avoir été envisagée au niveau de l’empire, l’histoire des relations entre villes demande une approche micro-historique et appelle une réflexion sur l’inscription spatiale des relations entre villes.

L’espace, qu’il soit régional ou plus étroit, n’est pas une composante neutre des relations intercommunales. Le territoire constitue un outil de cristallisation et de justification pour l’intercommunalité.

« Trois processus de justification peuvent être distingués, qui aboutissent chacun à trois formes incorporées dans la coopération [intercommunale]... La délimitation du territoire de coopération forme le troisième processus de justification. C’est peut-être le plus exemplaire, parce qu’il est assez facile à observer et surtout parce qu’il comporte à la fois une indéniable charge symbolique et un caractère stratégique clair pour les acteurs locaux. Il s’agit d’un enjeu politique majeur : la transcription territoriale des conflits détermine pour une bonne part les limites finales des aires de coopération. En même temps, la délimitation du territoire est un processus de justification en ce qu’elle vaut définition d’une communauté, au nom de laquelle (et, en principe, en fonction de laquelle) l’action intercommunale est menée […] Contraintes géographiques (réinterprétées comme unité vécue), héritage historique, interactions quotidiennes, voire référents communautaires (le patrimoine, le patois) seront ainsi appelés à fonder et à justifier l’action commune – dans son existence tout d’abord, dans sa nature parfois » 126 .’

Même si elles peuvent s’ancrer dans un territoire et se proclamer de lui, les relations entre cités, au même titre que le sentiment d’appartenance à un groupe de villes, ne naissent pas forcément du partage d’un espace commun. Aujourd’hui peu d’études mettent à l’épreuve l’existence d’une relation de causalité entre la proximité géographique et les liens sociaux. Les murs de la ville ou les éloges urbains passent pour traduire une forte identité « locale » des habitants, comme si la proximité géographique, pour ne pas dire la promiscuité, dans les villes médiévales, devaient générer automatiquement des relations et une identité sociale. Le doute devrait cependant être présent. Car

« même si on ne peut négliger que la contrainte de distance pèse sur la constitution de réseaux, ce n’est pas en général la proximité géographique de résidence qui construit le groupe, mais une proximité de goûts, de pratiques communes qui doivent être vécues dans un même lieu et au même moment : on choisit un projet commun à réaliser ensemble et on privilégie pour ce faire ceux qui n’habitent pas trop loin » 127 . ’

Enquêter sur l’espace où s’exerce la vie associative des communes demande aussi de distinguer les relations effectivement tissées des discours tenus par les acteurs sociaux. On peut affirmer avoir de fréquentes relations avec le voisinage, prétendre faire partie d’un même pays sans qu’existent de réelles relations et d’importantes pratiques solidaires. Le discours exprime alors un désir, un idéal de convivialité et de proximité qui paraît primordial aux personnes interrogées, mais qu’elles ne mettent guère en œuvre au quotidien. Inversement, des solidarités territoriales effectives peuvent être occultées par ceux-là mêmes qui les ont tissées, pour mettre au premier plan d’autres représentations et identités à leurs yeux plus primordiales 128 .

Une telle distinction entre l’espace et son appropriation n’est plus étrangère aux historiens des villes qui définissent depuis quelques années l’espace urbain médiéval par les pratiques que les groupes sociaux y mirent en œuvre, des processions urbaines aux entrées royales dans les villes.

La région fait depuis peu l’objet d’une même table rase. Longtemps on avait considéré qu’elle constituait naturellement l’identité de ses membres. Désormais il paraît plus certain que c’est la relation entretenue par un groupe avec une portion de l’espace et l’identité collective forgée par ses habitants qui définissent le territoire régional 129 . La même conviction doit soutenir l’approche de l’espace intercommunal.

Pourquoi avoir choisi la Franconie ? Je ne saurais mentir en reconnaissant qu’elle était pour moi dans l’empire le cadre le plus familier, puisque mes premières recherches allèrent vers Nuremberg. Des raisons moins affectives sont venues, depuis, étayer le choix de l’espace franconien. J’étais assurée d’y rencontrer des relations interurbaines médiévales et des sources en suffisance. L’histoire régionale, fort active, a en effet relevé dans la région plusieurs traces d’intercommunalité ordinaire, essentiellement entre les villes impériales du pays 130 . Ces mentions restaient néanmoins dispersées. Les formes institutionnelles de coopération entre villes franconiennes n’ont pas davantage engendré une étude approfondie. Les ligues et alliances interurbaines du pays demeuraient dans l’ombre de leurs homologues souabes. Les cités impériales franconiennes s’étant plusieurs fois jointes à la ligue urbaine souabe à la fin du Moyen Âge, les historiens ne jugèrent sans doute pas nécessaire de consacrer un chapitre spécifique à la Franconie. Cette région réunit pourtant le substrat indispensable à une analyse complète de l’intercommunalité, elle offre des traces d’institutions interurbaines 131 et des sources qui témoignent amplement de coopérations nouées au-delà du strict cadre des lois.

Notes
124.

Cf. Pierre Flandin-Bléty, Essai sur le rôle politique du Tiers Etat dans les pays de Quercy et de Rouergue (XIII e -XV e s.). Consulats et relations consulaires, 1979, p. 6-7. Odile Kammerer présente elle aussi une approche de l’intercommunalité à l’échelle d’une région. Voir Odile Kammerer, « Réseaux de villes et conscience urbaine dans l’Oberrhein (milieu XIIIe- siècle- milieu XIVe siècle », Francia (2000), p. 123 et s. ; de la même, Entre Vosges et Forêt-Noire : pouvoirs, terroirs et villes de l’Oberrhein 1250-1350, thèse d’habilitation, Université de Paris 1, 1998

125.

Le Pays de Macet, le pays de Montbéliard, les Monts de Traines ou la Plaine comtoise sont autant de groupements intercommunaux concentrés sur un territoire bien plus étroit que la région. On retrouve ici le « pays », la « communitas pagi », mise en exergue par Pierre Flandin-Bléty à la fin du Moyen Âge. Voir Patrick Moquay, L’intercommunalité en 12  facteurs. Comprendre le contexte local, Paris : Syros, 1996

126.

Voir Patrick Moquay, « L’intercommunalité comme objet politique local », dans Rémy Le Saout (dir.), L’intercommunalité. Logiques nationales et enjeux locaux, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1997, p. 161-178, ici p. 162-163.

127.

Cf. Xavier Piolle, « Proximité géographique et lien social, de nouvelles formes de territorialité ? », L’espace géographique 4 (1990-1991), p. 349-358, ici p. 352

128.

Voir sur ce point Xavier Piolle, note précédente; Jean-Claude Chamboredon, « Proximité spatiale et distance sociale », Revue française de sociologie (1970) ; Norbert Elias, John L. Scotson, Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, traduit de The Established and the Outsiders, 1965 par P.-E Dauzat, Paris : Fayard, 1997, en particulier les chapitres 2 : « Les relations de voisinage en gestation » et chap. 5 : « Les associations locales et le réseau des vieilles familles ».

129.

Voir Jean-Marie Moeglin et Rainer Babel (dir.), Identité nationale et conscience régionale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, Sigmaringen, 1997, (Beihefte der Francia, vol.39) ; Klaus Graf, « Souabe. Identité régionale à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne », dans Jean-Marie Moeglin et Rainer Babel (dir.), supra, p. 293-303 ; Peter Moraw (dir.), Regionale Identität und soziale Gruppen im deutschen Mittelalter, Berlin, 1992 ; Georges Bischoff, « Une principauté virtuelle. Conscience régionale et unité provinciale en Alsace à la fin du Moyen Âge et au début des temps modernes », dans B. Demotz (dir.), Des principautés aux régions dans l’espace européen, Lyon, 1996

Voir aussi la réflexion historiographique collective menée au sein de l’université de Strasbourg II, Les espaces de l’ historien : études d’historiographie, Presses universitaires de Strasbourg, 2000.

130.

Voir en particulier Fritz Schnelbögl, « Les villes d’empire franconiennes », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 31 (1968), p. 421-474 ; voir aussi Wolfgang von Stromer, Oberdeutsche Hochfinanz 1350-1450, Wiesbaden, 1970 et l’ouvrage collectif dirigé par Rainer A. Müller (éd.), Reichsstädte in Franken, Munich, 1987.

131.

Je me suis cantonnée aux documents édités, qui forment une liasse abondante pour les XIVe-XVe siècles. Voir Gerhard Pfeiffer (éd.), Quellen zur Geschichte der fränkisch-bayerischen Landfriedensorganisation im Spätmittelalter, Munich, 1975, (Schriftenreihe z. bayer. Landesgesch. 69), 365 p. ; Konrad Rüser (éd.), Städte- und Landfriedensbündnisse von 1347 bis 1380, volume 2 de : Die Urkunden und Akten der oberdeutschen Städtebünde vom 13. Jahrhundert bis 1549, Historische Kommission bei der Bayerischen Akademie der Wissenschaften, Göttingen, 1988-