La Franconie actuelle désigne un territoire qui appartient à la Bavière depuis 1802 et se subdivise en Haute, Moyenne et Basse Franconie. Il s’arrête à la frontière linguistique tchèque, puis s’étend vers l’Ouest sur les deux rives du Main jusqu’à ce que le fleuve dessine un angle droit en direction de Francfort. Le bassin des affluents méridionaux du Main constitue le cœur de la région, limitée au sud par le Danube.
L’espace ainsi défini est cependant le résultat d’un processus au long cours, achevé seulement au XXe siècle. Afin d’éviter tout anachronisme, même pour aborder cette région de façon strictement heuristique, il convient de s’approcher au plus près de ce qu’elle était à la fin du Moyen Âge.
La Franconie avait une existence reconnue aux XIVe-XVe siècles. Le terme Franken apparaissait dans les correspondances impériales, la chancellerie de Charles IV le maniait à souhait et depuis la deuxième moitié du XIVe siècle, des édits de paix se désignaient expressément comme des lantfrid ze Franchen 132 . Le terme Franken n’avait cependant pas la même acception territoriale qu’aujourd’hui. Il comprenait des espaces qui devinrent ensuite autonomes ou qui furent intégrés à d’autres entités politiques. D’autres zones furent gagnées à la Franconie, mais n’y appartenaient pas au départ. L’espace franconien ne se figea que peu à peu sur la trame du cercle impérial franconien établi dans la première moitié du XVIe siècle. Cette région n’en était pas moins pourvue d’une longue histoire médiévale 133 .
Le toponyme « Franken » renvoie à un espace colonisé par les Francs. Sur un substrat d’une grande diversité, une zone-tampon entre les Alamans, les Bavarois et les Thuringiens, les Francs marquèrent l’espace de leur présence par des villae royales, des églises et des « manses royaux ». Après un court épisode ducal aux VIIe-début VIIIe siècles, le territoire revint sous administration directe des rois mérovingiens et de leurs maires du palais. Il était alors désigné comme la pars australium [Francorum]. À cette époque remonte la constitution d’un Stamm franconien, d’une communauté d’habitants soudés par les droits et devoirs spécifiques que les souverains leur avaient dictés. Dès 830/835, les habitants de cet espace étaient qualifiés de Franci occidentales et Australes 134 .
Un duché de Franconie prit forme en 888-939. Mais le Stammesgebiet de Franconie, comme ceux de Bavière et de Souabe, ne put retrouver une réelle autonomie que sur les décombres de l’Empire carolingien. En Souabe comme en Bavière, de puissantes lignées parvinrent à fonder un duché sous l’égide de la maison royale ottonienne, mais la situation resta plus trouble en Franconie. Si le terme Franconia fut inscrit pour la première fois en 1053 et désignait un ensemble territorial sans équivalent 135 dans le passé et par la suite, aucune famille laïque ne parvint à s’imposer à sa tête. Les souverains ottoniens affirmaient toujours leur présence dans la région au travers d’une ministérialité d’empire foisonnante et du Reichskirchensystem, bâti ici sur les évêchés de Würzbourg (741), Eichstätt (742) ou Bamberg (fondé en 1007 par l’Ottonien Henri II). Dans cet ensemble composite, les rênes de la région appartenaient en définitive à l’évêque de Würzbourg. Les concessions d’Otton III (forêt, églises…), puis le recul royal, permirent à l’évêque d’exercer un pouvoir régalien dès 936. L’autorité territoriale de l’évêque de Würzbourg fut en conséquence la première entérinée dans la région. En 1168 136 , Frédéric 1er Barberousse reconnut la haute juridiction de l’évêque sur son « évêché et duché de Franconie ». Mais, ce territoire était loin de la Franconia du XIe siècle. Depuis, la territorialisation progressive avait mis à mal le secteur d’usage du terme Franken. Repris par l’évêque de Würzbourg pour qualifier son territoire, le titre d’Herzogtum zu Franken ne désignait dans les faits que l’actuelle Basse Franconie, les alentours de Würzbourg, mais exprimait le rêve d’un retour, impossible, à la grande Franconie du XIe siècle 137 . Le duché de Franconie avait la particularité d’être attaché non à une famille, comme en Souabe (les Staufen) ou en Bavière (les Guelfes), mais à une fonction ecclésiastique. Il possédait par là une existence juridique et territoriale, mais sa consistance souffrait de l’absence de dimension patrimoniale et était encore obérée par la concurrence des évêchés de Bamberg et Eichstätt. Quand le processus de formation de principautés territoriales se mit en marche au XIIIe siècle, la Franconie resta le théâtre d’un éclatement territorial. L’ascension des évêques comme princes territoriaux pâtit de la concurrence de leurs avoués ou de lignées comtales, à l’image des comtes de Henneberg pour l’évêché de Würzbourg ou des comtes d’Abenberg et Hirschberg face aux évêques de Bamberg et Eichstätt. Des nobles comme les sires de Wertheim, de Hohenlohe ou d’Öttingen détenaient suffisamment de fiefs impériaux, d’alleux, d’avoueries ecclésiastiques et de juridictions pour faire ombrage au duc-évêque de Franconie.
Dans l’intervalle, sous l’action des Saliens (1024-1125), s’épanouit en Franconie une « terra imperii », désignée dès le XIe siècle comme la « provincia Franconia ». Autour de Nuremberg, de Rothenbourg et de Wimpfen se formèrent des noyaux de terres impériales, que gérait une ministérialité renforcée 138 . Forts de leur puissance royale (1138-1254), depuis leur base souabe, les Staufen multiplièrent à leur tour les possessions dans toute la Franconie jusqu’au pays d’Eger.
Mais aux lendemains de l’interrègne (1254-1273), en dépit d’une active politique de revendication des biens royaux et impériaux (Reichsgutrevindikationen) 139 , Rodolphe et Albert 1er de Habsbourg ne parvinrent à récupérer que des miettes de l’ancienne présence des Staufen et de l’empire en Franconie.
Le Luxembourgeois Charles IV (1347-1378) en hérita, en brada une partie, mais renforça ses possessions à l’Est pour construire un pont territorial menant à la Bohême au travers du Haut-Palatinat et de la Franconie. La plupart de ces terres et droits devinrent alors des biens et fiefs de la couronne de Bohême.
Parmi les petites puissances laïques qui surent grapiller d’anciens biens royaux, ecclésiastiques ou alleutiers, seuls les burgraves de Nuremberg, issus de la lignée souabe des Zollern, parvinrent à sortir du rang. Avec les biens laissés par les ducs de Méranie au Nord-Est de la Franconie (vers Bayreuth et Kulmbach), l’héritage des comtes d’Abenberg, de bons mariages et des services gratifiants auprès des rois, ils érigèrent une principauté reconnue comme telle en 1363, qui devint élective après l’obtention de la Marche de Brandebourg (1415).
A la fin du Moyen Âge, les forces en présence sur le territoire franconien sont donc très composites. En Allemagne, la Franconie des XVe-XVIe siècles constitue un exemple classique de l’éclatement territorial, du « territorium non clausum » où aucune principauté n’a pu s’imposer, ni atteindre une réelle cohésion spatiale 140 . Les prérogatives et les terres des uns et des autres s’enchevêtrent et forment un équilibre précaire. La zone est propice à des constellations de forces changeantes, contraintes de trouver ensemble un modus vivendi.
La carte territoriale franconienne englobe vers 1500 les trois principautés ecclésiastiques de Würzbourg, Bamberg et Eichstätt et la principauté bicéphale des Zollern (margrave d’Ansbach, margrave de Kulmbach-Bayreuth). Cinq villes impériales et leurs territoires, plus ou moins vastes, s’y intercalent : Nuremberg, Windsheim, Wissembourg, Rothenbourg et Schweinfurt. Plusieurs lignées comtales et baronales sont également présentes à l’image des comtes de Graisbach, d’Öttingen, de Hohenlohe, de Wertheim, de Rieneck, de Henneberg et de Castell. Au Nord de l’ancien Nordgau bavarois, les comtes de Leuchtenberg sont parvenus à s’affirmer. Dans cette même zone, à l’extinction des comtes d’Hirschberg, les ducs de Bavière se sont trouvés par héritage à la tête de nombreux biens. Ces derniers connaissent de nouvelles divisions au gré des partages bavarois, devenant palatins (Kurpfalz) ou bavarois (Herzogtum Bayern), au moins jusqu’à la guerre de succession de Bavière (1501-1505).
Des miettes restent enfin à des barons et à une chevalerie foisonnante, qui aspire à la liberté impériale sur la base de territoires nains : les Schlüsselberger, les Truhendingen, les sires de Heideck, de Trimberg, de Seinsheim, les Limpurg, les sires d’Erbach, les maréchaux de Pappenheim… S’ajoutent à cela en Franconie quelques biens de l’évêché de Mayence, des abbayes d’Ellwangen et de Fulda, de la couronne de Bohême et de l’ordre teutonique 141 .
Cf. Gerhard Pfeiffer (éd), Quellen zur Geschichte der fränkisch-bayerischen Landfriedensorganisation im Spätmittelalter, Munich, 1975, (Schriftenreihe z. bayer. Landesgesch. 69), par exemple p. 44
Voir sur ce point, Gerhard Pfeiffer, « Land und Städte in Bayern », dans Erich Keyser et Heinz Stoob (dir.), Bayerisches Städtebuch, Teil 1, Stuttgart : Kohlhammer, 1971, p. 20-26. La présentation synthétique la plus récente sur la Franconie figure dans Max Spindler (éd.), Handbuch der bayerischen Geschichte, volume 3 : Franken, Schwaben, Oberpfalz bis zum Ausgang des 18. Jahrhunderts, première partie : Franken, Munich : Beck, 1971, 2e éd. 1979, p. 3-112 et p. 161-205. Des ouvrages plus anciens peuvent aussi fournir des informations précieuses et des références. Ainsi Friedrich Stein, Geschichte Franken, 2 vol., Schweinfurt, 1885-1886 ou Bernhard Schmeidler, Franken und das Deutsche Reich im Mittelalter, Erlangen, 1930, (Erlanger Abhandlungen zur mittleren und neueren Geschichte)
Cf. Annales Bertiniani, MGH SS rer. Germ., Waitz (éd.), 1883
Cette Franconia englobait une partie de la Rhénanie palatine, de la Wetterau, des comtés de Hesse et de Nassau. Francfort se trouvait alors en Franconie. Les limites de la Franconia avec la Thuringe étaient mal définies. Le reste (Franconie supérieure et centrale) formait le Nordgau bavarois, qui resta longtemps un secteur d’administration directe du duché de Bavière. Les environs de Bayreuth, Kulmbach et Hof appartenaient au Nordgau. Cf. D.T.V. Atlas zur Weltgeschichte, Deutscher Taschenbuch Verlag, Munich, 1964. Carte de l’empire des Ottoniens, puis des Saliens.
La « Güldene Freiheit » de 1168 entendait créer un duché qui recoupait les secteurs d’exercice du Landgericht (tribunal territorial impérial) et de l’évêché.
Les prétentions de l’évêque de Würzbourg restent identiques à la fin du Moyen Âge. Les adresses des correspondances de la ville de Nuremberg en font état en se tournant vers le Bischof zu Wirtzburg und herzogen zu Franken.
Une même famille de ministériaux exerçait fréquemment la tutelle sur plusieurs villes. Encore au XIVe siècle, les landgraves de Leuchtenberg étaient à la fois juges à Rothenbourg et écoutêtes à Schwäbisch Hall. Peut-être des liens intercommunaux entre les villes concernées se trouvaient-ils là en germe ? Cf. Ludwig Schnurrer, « Schwäbisch Hall und Rothenburg. Die Nachbarschaft zweier Reichsstädte in der Geschichte », Württembergisch Franken 65 (1981), p. 145 et s.
Une liste de biens impériaux établie à la suite de ces revendications donne une idée des possessions impériales au début du XIVe siècle. Ce censier impérial émane sans doute du bailli (Landvogt) Dietegen von Castell établi à Nuremberg. Il dénombre des prévôtés impériales (Ämter) à Altdorf, Schwabach, Heroldsberg, Berngau et Neumarkt, une avouerie (Vogtei) à Hersbruck, le Markt de Velden avec les villages attenants et le fort de Hohenstein, les forêts impériales proches de Nuremberg, les châteaux de Floss et Parkstein, des avoueries à Amberg et Vilseck et quelques biens de moindre ampleur. Cf. MGH Constit.III 627, n° 644 et UB Nürnberg I, 632-637, n° 1073. Source exploitée par Heinz Dannenbauer, Die Entstehung des Territoriums der Reichsstadt Nürnberg, Stuttgart : Kohlhammer, 1928, (Arbeiten zur deutschen Rechts- und Verfassungsgeschichte, 7)
Cf. Hanns Hubert Hofmann, « Territorienbildung in Franken im 14. Jahrhundert », dans H. Patze, Der deutsche Territorialstaat im 14. Jahrhundert, 1971, p. 255-300 ; Karl Bosl, « Aus den Anfängen des Territorialstaates in Franken », Jahrbuch für fränkische Landeskunde 22 (1962), p. 67-88 ; A. Gerlich, « Frankens Territorialmächte zwischen Bayern und Böhmen », dans Max Spindler (éd.), Handbuch der Bayerischen Geschichte, vol. III/1, p. 170 et s. ; Joseph Morsel, Une société politique en Franconie à la fin du Moyen Âge : les Thüngen, leurs princes, leurs pairs et leurs hommes (1275-1515), Stuttgart : Thorbecke, 1999
Cf. Carte en annexe.