Des frontières virtuelles

Une telle présentation de la région franconienne à la fin du XVe siècle n’est cependant qu’un portrait convenu. Car la Franconie du bas Moyen Âge n’avait probablement pas de contours territoriaux précis 142 .

Il est tentant de chercher les limites de la région dans les édits de paix. Depuis la moitié du XIVe siècle, les textes parlent de « Lantfrid zu Franken » et ont bien un espace de validité circonscrit : l’ensemble des territoires appartenant aux participants de la paix.

Le cercle des puissances concernées et mentionnées varie néanmoins à chaque renouvellement. Pour ne considérer que les villes, Bamberg, Eichstätt, Nuremberg et Rothenbourg souscrivent à la Landfriede de 1340. En 1349, n’apparaissent plus que Nuremberg et Rothenbourg, tandis qu’en 1343 Ratisbonne, Nuremberg, Würzbourg et Rothenbourg sont impliquées dans une paix qualifiée cette fois de Lantfriede en Bavière et Franconie (zu Bayern und zu Franken). Au demeurant, ces alliances ne se prétendent jamais à l’échelle de la Franconie : elles ne sont pas « de » mais « en » Franconie. La versatilité des participants traduit donc moins les variations territoriales de la Franconie que des mutations internes au pays franconien (engagères de certaines villes, permission d’alliance donnée par un seigneur à sa ville…). Si au XIVe siècle Rothenbourg participe à plusieurs reprises à la ligue urbaine souabe (Schwäbischer Städtebund, par ex. en1378), son geste n’indique en rien qu’elle se sente plus souabe que franconienne ou qu’elle soit de l’autre côté d’une frontière régionale. Ses gouvernants se plaisent dans cet entre-deux, dans cette position de relais, appelés tantôt à démarcher les autres villes impériales franconiennes pour les faire entrer dans la ligue souabe, tantôt à interpréter la volonté franconienne devant la région voisine.

L’usage des références à la Franconie n’est donc pas un marqueur fiable des limites spatiales et des appartenances à la région. Des témoignages d’époque montrent sans équivoque que les hommes du temps donnent à la Franconie des sens, des valeurs et des cadres différents. Le titre de duc de Franconie revendiqué par l’évêque de Würzbourg garde toute son ambivalence dans les esprits et dans les discours, selon qu’on veut y voir la référence mythique à la Franconia du XIe siècle ou la principauté effective du XVe siècle. Les humanistes ne cessent quant à eux de débattre sur ce qui est franconien et ne l’est pas. Dans sa Germania, Aeneas Silvius 143 place Francfort « en Franconie sur le Main », au même titre qu’Aschaffenbourg et Würzbourg. Bamberg, Forchheim, Ansbach, Rothenbourg et Nuremberg « que l’on compte aujourd’hui en Franconie » font partie du même ensemble. Par contre, les habitants d’Eichstätt, d’Amberg et de Neumarkt sont de ces « Bavarois habitant de l’autre côté du Danube ». Pour Johannes Cochlaeus 144 par contre, la frontière passe par Nuremberg, « le centre des territoires environnants. Elle est à vrai dire entre la Bavière, la Souabe et la Franconie telle une frontière commune ».

L’existence d’un canton appelé Nordgau, au sud de Nuremberg, trouble également les esprits. S’agit-il encore de la Franconie ou déjà de la Bavière ? Pour éviter le débat Hartmann Schedel en reste à une localisation fort vague :

« La Franconie touche au Midi la Souabe et la Bavière, au septentrion le Rhin, à l’Orient, la Bohême et la Thuringe et à minuit cette même Thuringe et la Hesse. Comme Eneas Silvius a déjà fait une présentation du lieu dans son livre sur l’origine et la provenance du nom Franconie 145 et sur son ancien gouvernement, et en particulier sur les trois villes de Nuremberg, Bamberg et Würzbourg avec toutes sortes de descriptions et de présentations au moyen de dessins et d’esquisses révélant leur aspect, il ne serait pas très correct d’accabler le lecteur en lui demandant un double effort, et il suffit de renvoyer aux précédentes descriptions de chaque ville sous son titre et de ne pas écrire davantage sur la Franconie, si ce n’est qu’Eneas Silvius, dans la conclusion de sa description de la Franconie, montre que dans ce pays le margrave Frédéric de Brandebourg a été accepté parmi les amis de l’Empereur Sigismond…. » 146 . ’

Des représentations frontalières 147 de l’espace franconien ne s’affirment qu’au XVIe siècle sur la base des découpages de l’empire en cercles, dans un processus de confrontation avec la Souabe.

Après avoir échoué en 1495, les états impériaux, sous l’égide de Berthold de Henneberg, parvinrent en 1500 à imposer à Maximilien 1er un conseil gouvernemental permanent lors de la diète d’Augsbourg. Dans ce Reichsregiment devaient siéger 20 membres issus de 6 secteurs d’élection (Kreise, cercles), au départ abstraits, différenciés par de simples numéros 148 . La division en cercles survécut aux vicissitudes du Regiment et s’agrandit en 1512 de quatre nouveaux secteurs calqués sur d’anciennes zones de paix territoriales. Désormais tout l’empire était découpé en cercles, y compris les principautés électives et les terres patrimoniales autrichiennes. Les découpages théoriques acquirent alors une valeur géographique et il incomba aux membres de chaque zone de définir les limites spatiales des cercles. Une telle délimitation, dévolue en particulier aux membres des cercles chargés des convocations, cristallisa des relations effectives, traditionnelles, mais contraignit aussi à des choix.

La stricte appartenance, nouvellement requise, à un cercle doté d’une dimension spatiale, raviva des interrogations aux marges de la Souabe et de la Franconie. La place de la ville de Hall entretint tout particulièrement les débats. La cité s’était progressivement désignée comme « Schwäbisch Hall » (Hall souabe) au cours du XVe siècle, mais son appartenance à la Souabe n’en était pas pour autant tenue pour acquise. En 1463, par exemple, la ligue souabe urbaine avait mis à l’étude l’intégration dans ses rangs de plusieurs villes franconiennes. Mais l’alliance demandait de prévenir les conflits entre villes et le statut géographique instable de Hall ou Dinkelsbühl représentait un foyer de querelles internes. On décida donc qu’en cas de litige sur la nature souabe ou franconienne d’une cité, le différend serait réglé par une décision à la majorité 149 . Ces précautions restèrent vaines puisque l’abcès éclata à plusieurs reprises avec l’apparition des cercles. La première réunion du cercle franconien en 1517 requit la présence des cités impériales de Hall, Dinkelsbühl, Wimpfen et Heilbronn, qui manifestèrent aussitôt leur désaccord et leur volonté d’appartenance au cercle souabe. Une nouvelle tentative franconienne à l’égard de Hall, Heilbronn et Wimpfen se solda par un nouvel échec en 1531. L’option souabe ainsi entérinée pour les quatre villes fut tout autant un choix du cœur qu’un choix stratégique. Du côté franconien, les villes impériales étaient rares, isolées dans un espace à l’équilibre instable. La Souabe avait pour elle sa cohorte de petites cités autonomes et, toujours au début du XVIe siècle, la puissance de sa ligue.

Au terme de ces opérations d’ordonnancement, l’emprise spatiale de la Franconie put être régularisée et strictement définie. La représentation de l’espace régional devint intangible à partir du moment où ses membres eurent à se réunir fréquemment et participer aux tâches impériales dans le cadre des cercles (après 1530)

La région telle qu’elle fut fixée au XVIe siècle comprenait le territoire fluvial du Main supérieur et moyen à l’exception des environs de Cobourg, d’Hammelbourg et des biens de la principauté élective de Mayence autour d’Aschaffenbourg et de Miltenberg. Au Nord et à l’Est, les frontières régionales menaient jusqu’au massif de la Fichtel, au Vogtland et la haute vallée de la Werra. Au Sud, la Franconie comprenait enfin la haute et moyenne vallée de l’Altmühl, celle de la Tauber, de la Jagst et de la Kocher 150 .

Au tournant du Moyen Âge, la Franconie correspondait donc à une région en construction, mais pourvue d’une existence historique. Pour ses membres, il s’agissait d’une terre de tradition impériale, allemande et chrétienne à défendre contre l’avancée des hussites. Mais sa définition intrinsèque avait pâti des variations historiques de la région tout autant que d’une absence séculaire d’homogénéité politique. La Franconie était en définitive ce qui restait entre des pays plus typés, comme la Souabe ou la Bavière. Cela ne l’empêchait pas de former un tout aux XVe-XVIe siècles ; son morcellement politique constant au fil des siècles médiévaux avait induit une étroite interdépendance entre les membres du pays ; les forces en présence furent obligées de composer les unes avec les autres et ses habitants contraints à vivre ensemble. Le cercle franconien fut l’expression de ce compromis 151 .

Notes
142.

Voir les interrogations similaires soulevées par l’étude d’autres régions. Klaus Graf, « Identité régionale à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne », dans Jean-Marie Moeglin et Rainer Babel (dir.), Identité nationale et conscience régionale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, Sigmaringen, 1997, (Beihefte der Francia, vol.39), p. 293-303 ; du même, « Das Land Schwaben im späten Mittelalter », dans Peter Moraw (dir.), Regionale Identität und soziale Gruppen im deutschen Mittelalter, Berlin, 1992, p. 127-164 ; Michael Lindner, « Kaiser Karl IV. und Mitteldeutschland », dans Michael Lindner, Eckhard Müller-Mertens et Olaf B. Rader, Kaiser, Reich und Region..., Berlin : Akademie Verlag, 1997, p. 83-180 ; Paul-Joachim Heinig et alii (éd.), Reich, Regionen und Europa in Mittelalter und Neuzeit. Festschrift für Peter Moraw, Berlin, 2000

143.

Eneas Silvius (Pie II), Germania, 1457, Adolf Schmidt (éd. et trad.), Deutschland, Cologne : Böhlau, 1962.

144.

Cf. Johannes Cochlaeus, Brevis Germanie descriptio (1512), Karl Langosch (éd.), Darmstadt : WGB, 1969, (Ausgewählte Quellen zur deutschen Geschichte der Neuzeit 1), chap. IV

145.

Cf. Eneas Silvius (Pie II) : « De Norinberga dubium est, Franconiae an Bajoariae cedat, ipsum nomen indicat ad Bajoarios pertinere. Norimberga enim Noricum montem significat, ob quam rem patet Noricorum civitatem fuisse. Noricis autem Bajoarii successere, et nunc ea portio terrae Bajoariae, quae inter Danubium et Noribergam iacet, Noricum appellatur. Civitas tamen in paroecia Bambergensi est, quae ad Francones pertinet. » : Eneas Silvius , Cosmographia

Voir aussi Augustinus Patricius, De legatione Germanica (1471), dans F.R. Hausmann (éd.), Giovanni Antonio Campano (1429-1477)…, Fribourg, 1968, p. 534 : « Quantumcumque autem spatii est a Ratispona tranato Danubio Norimbergam usque, Noricis nonnulli tradunt, quamuis Baioarii, qui Noricos loco pepulerunt, omnia sibi subiecerint, que, ut diximus, ab Alpibus Italie ad Sueuos et inter Austriam, Bohemiam ac Francorum iacent. Sunt et qui Norimbergam Franconibus addant, quod in rebus sacris Bambergensi ecclesie, que in Franconia est, subiecta sit. Alii Norimbergam Noricis reliquunt, quibus urbis uocabulum, quod Noricorum montem sonat, astipulari uidetur »

146.

Cf. Hartmann Schedel, Die Schedelsche Weltchronik, Nuremberg, 1493. Réimpression de l’édition allemande de 1493, Dortmund : Harenberg Edition, 4e éd. 1988, (Die bibliophilen Taschenbücher n° 64), p. 281

147.

Cf. Hanns Hubert Hofmann, « Grenzen und Kernräume in Franken », dans Grenzbildende Faktoren in der Geschichte, Hanovre, 1969, p. 23-50. Il existe plusieurs mises au point récentes sur les notions de frontières et d’espace. Voir Bernhard Kirchgässner, Wilhelm Otto Keller (dir.), Stadt an der Grenze, Sigmaringen : Thorbecke, 1990, (Stadt in der Geschichte, 16) ; Markus Bauer, Thomas Rahn (dir.), Die Grenze. Begriff und Inszenierung, Berlin : Akademie Verlag, 1997 ; Jan A. Aertsen, A. Speer (dir.), Raum und Raumvorstellungen im Mittelalter, Berlin/New York, 1998 ; Wolfgang Haubrichs, Kurt-Ulrich Jäschke, Michael Oberweis (dir.), Grenzen erkennen, Begrenzungen überwinden, Sigmaringen : Thorbecke, 1999 ; Denis Menjot (éd.), Les villes frontière (Moyen Âge- Epoque moderne), Paris : L’Harmattan, 1996 ; Frontières médiévales, Siècles 5, (1997), Université de Clermont-Ferrand

148.

Ces cercles initiaux furent ensuite définis comme les cercles de Franconie, de Souabe, de Bavière, de Haute-Rhénanie, de Westphalie et de Basse-Saxe. On créa dans un second temps le cercle de Haute-Saxe, celui de Rhénanie élective, le cercle bourguignon et le cercle autrichien. Dès 1507, les cercles durent désigner des membres pour siéger au tribunal impérial (Reichskammergericht). En 1521, ils furent dotés d’un commandant de cercle chargé de mobiliser et conduire les forces régionales contre les fauteurs de troubles (Friedensbrecher). Le passage d’une désignation numérique à une appellation géographique s’effectua en 1522.

Cf. Georg Schmidt, Der Städtetag in der Reichsverfassung…, Stuttgart, 1984 ; Peter Fleischmann, « Der fränkische Reichskreis und die Reichsstädte », dans Rainer A. Müller (éd.), Reichsstädte in Franken, Munich, 1987 ; Rudolf Endres, « Der Fränkische Reichskreis. Die politische Lage vor der Reformation », dans Max Spindler (éd.), Handbuch der bayerischen Geschichte III/1, p. 193-196.

149.

Cf. Christoph-Friedrich von Stälin, Wirtembergische Geschichte, t. 3, Stuttgart, 1856, p. 720. Mentionné par Klaus Graf, « Das Land Schwaben im späten Mittelalter », dans Peter Moraw (dir.), Regionale Identität und soziale Gruppen im deutschen Mittelalter, Berlin, 1992, p. 127-164 

150.

Voir carte en annexe. La chevalerie impériale de la région resta en dehors de l’institution franconienne pour former son propre cercle qui traitait directement avec l’empereur. Elle se divisait en 6 cantons : Odenwald, Gebirg, Rhön et Werra, Steigerwald, Altmühl, Baunach.

151.

Le cercle franconien, divisé en 4 bancs, était contraint au compromis par l’égalité des voix des états. Les décisions étaient prises à la majorité au sein de réunions convoquées par l’évêque de Bamberg. Les dépenses communes du cercle étaient réparties conformément aux matricules de Worms de 1521. Les 5 villes impériales franconiennes contribuaient au ¼ des ressources du groupe.