Une difficile hiérarchisation des villes franconiennes

Au gré de l’accroissement urbain franconien, des concurrences et des hiérarchies s’établirent entre les protagonistes. Mais les documents du passé n’apportent qu’une réponse partielle à toute tentative de classement et d’état des lieux parmi les quelque 150 villes ou bourgades de la région franconienne. Aux indications fournies par les implantations des ordres mendiants, seules les listes fiscales apportent leur secours, mais elles se cantonnent dans le cadre restreint des villes impériales.

La première des listes fiscales conservées en Franconie remonte à 1242 194 . Elle recensait alors des villes royales qui perdirent plus tard leur immédiateté impériale comme Feuchtwangen ou Aufkirchen. Dès cette date, elle portait aussi la marque des transactions passées entre chaque ville et le souverain et donc de l’aspect aléatoire de certains montants fiscaux. En raison d’un incendie qui dévasta la localité, Aufkirchen bénéficia par exemple cette année-là d’une exemption totale.

Tableau 1 : Liste fiscale royale de 1242 :
Villes franconiennes Contributions
Nuremberg /
Rothenbourg 90 Mark argent
Wissembourg 40 Mark argent
Windsheim /
Schweinfurt /
Feuchtwangen 20 Mark argent
Aufkirchen 0
   
Villes de la bordure souabe  
Nördlingen 100 Mark argent
Donauwörth 60 Mark argent
Bopfingen 50 Mark argent
Dinkelsbühl 40 Mark argent

Les contributions fiscales urbaines ne prennent sens et ne manifestent une certaine hiérarchie qu’en considérant des séries de relevés fiscaux successifs. Les impôts royaux des villes impériales (Stadtssteuer) étaient les redevances les plus à même de répondre à une telle exigence documentaire. Ne formaient-ils pas la base la plus sûre des finances royales ?

Réguliers, ils entraient à date fixe, à des termes déterminés pour chaque ville impériale. Jusqu’au XVe siècle, ils constituaient non des impôts pour l’empire, mais une somme due au roi, en contrepartie de sa protection sur la ville. Ils marquaient le caractère originel d’une localité comme ville royale et son appartenance au bien patrimonial ou au fisc du roi 195 .

Mais cette régularité dessert la documentation historique, plutôt qu’elle ne l’étoffe. Au XIVe siècle, les Stadtssteuer étaient devenus si familiers que les textes se contentaient souvent de faire référence à « l’impôt royal habituel » sans en mentionner le montant. Dans l’imbroglio des sommes habituellement versées au roi, des parts d’impôts impériaux cédées à des tiers sur ordre du roi, des versements dus par les juifs, des années d’exemption et des impôts extraordinaires, il est rétrospectivement malaisé de cerner le statut et le montant réels des sommes fiscales versées, d’autant qu’il faut souvent compter avec un décalage entre le montant prescrit et le montant vraiment acquitté.

La première quittance conservée dans les archives municipales de Rothenbourg mentionne une contribution impériale de 200 livres hl pour 1332. En 1334, elle s’élèvait à 300 livres hl 196 et atteignit 400 livres hl annuelles payables à la saint Martin à la fin du règne de Louis le Bavarois. Son bond à 800 livres hl en 1347-1348 n’est qu’une fausse impression, puisque les juifs en acquittèrent la moitié. De 1361 à 1377, les Landgraves de Leuchtenberg encaissèrent pour eux-mêmes la même somme annuelle. Mais en 1402, le roi avait retrouvé son dû « habituel » de 400 livres heller.

Sous Louis le Bavarois, Windsheim versait 300 livres hl annuelles 197 . Mais les engagères et les exemptions fiscales (20 ans en 1360) perturbèrent ensuite la coutume fiscale.

Aux frontières de la Franconie, Dinkelsbühl payait après 1324 150 lb hl en deux termes (pentecôte, saint Michel).

Feuchtwangen avait obtenu en 1323 le privilège de ne pas payer plus de 100 lb hl d’impôts royaux par an en 2 termes. Le roi renouvela ce droit, mais engagea Feuchtwangen en 1324 aux comtes de Hohenlohe. En 1376, elle tomba dans l’escarcelle des burgraves de Nuremberg pour ne plus en sortir.

Les contributions de Wissembourg connurent une certaine stabilité au XIVe siècle, avec un montant de100 livres heller. Mais elles allèrent davantage dans les caisses des concessionnaires que dans le trésor du roi, qui dût attribuer à Wissembourg 6 ans d’exemption fiscale en 1342 et 20 ans en 1360 pour ne pas grever son budget après de coûteux rachats d’engagère. La ville consentit pourtant comme ses voisines à des impôts extraordinaires et des cadeaux au souverain. En 1377, Charles IV, qui cherchait à réunir 200 000 florins pour l’achat de la marche de Brandebourg, taxa en guise d’amende les villes impériales souabes et franconiennes qui n’avaient pas participé à sa campagne militaire contre la Bavière en 1371. Nuremberg acquitta 20 000 florins, Rothenbourg 4 000, Windsheim et Wissembourg chacune 2 000.

A partir du XVe siècle, les sommes fiscales dues par les villes d’empire franconiennes s’exprimèrent peu à peu en florins, la monnaie-or 198 .

Nuremberg 199 versait 2 000 florins 200 sous le règne de Wenceslas. Mais le cercle changeant des bénéficiaires entraînait des réticences quand l’argent n’était pas destiné aux caisses du roi. En 1385, la ville ne versa par exemple que les 100 fl assignés au bourgeois nurembergeois Ulrich Pfinzing, mais se fit prier pour verser le reste, qu’elle paya finalement sur ordre de Wenceslas à un Nurembergeois, serviteur du roi, Heinrich Eisvogel. Face à l’attitude conciliante et moins versatile des rois Ruprecht et Sigismond, Nuremberg constitua cependant dans la première moitié du XVe siècle, le plus prompt et le meilleur payeur du souverain. La ville obtint par cette voie et par sa politique de prêt 201 , dès 1434, la satisfaction de ses visées, en devenant elle-même bénéficiaire de la moitié de la somme fiscale royale. Nuremberg fut moins prompte à payer Frédéric III et ne lui régla l’impôt que sporadiquement entre le début de son règne et 1450 (quittances pour 1 000 fl par an conservées pour 1439-1441 1445, 1448 202 .

Schweinfurt n’attendit pas la deuxième moitié du XVe siècle pour renâcler. Quand il s’agissait de payer l’impôt à des tiers, comme Hans Truchsess et Götz von Berlichingen en 1401 ou le comte de Montfort en 1414, le conseil traînait dans le paiement et accumulait les annualités de retard. Par un privilège impérial de Ruprecht le 24 mai 1407, concédé pour 10 ans, les impôts royaux de la ville impériale furent ramenés à 100 florins rhénans. Le roi justifia cette remise par une référence au rachat d’engagère pour 40 000 florins effectué par Schweinfurt peu auparavant 203 . Schweinfurt avait en tout état de cause accumulé une telle dette que ces dirigeants craignaient « que les bourgeois et les habitants les plus riches ne quittent la ville » et ne versaient plus l’impôt royal depuis plusieurs années. Au début de 1407, la ville devait au roi 1 000 florins de retard fiscal.

Au terme de son exemption fiscale, Windsheim passa quant à elle à un impôt royal coutumier de 400 fl, attesté en 1413.

Par ce bref détour dans les quittances royales, l’aspect sporadique des notations fiscales apparaît en pleine lumière. Même pour les redevances impériales urbaines les plus régulières et pour les meilleurs payeurs comme Nuremberg, le suivi des versements annuels s’interrompt à maintes reprises. Les variations des règlements obéissent à des logiques complexes qui demandent de prendre en compte les engagères, les prêts, les remboursements, les contributions des Königsknechte (juifs) et les retards de paiement. A cela s’ajoute une diversité monétaire apte à amplifier ou amoindrir les différences de versement d’une ville à l’autre. Même s’il se veut « habituel », l’impôt royal urbain n’offre donc qu’un critère de classement fragile, ténu et tardif des villes impériales franconiennes. Il l’est d’autant plus qu’on connaît mal la « cuisine interne » des gouvernements urbains afin de se procurer la somme dûe. Parmi les premiers privilèges obtenus dans les villes d’empire, le droit de prélever elles-mêmes l’impôt royal et de le payer au titre de la communauté figurait en bonne place. L’autonomie urbaine commença par exemple à Nuremberg par cette liberté de perception. Le premier grand privilège municipal connu, en 1219, soulignait que : « non particulatim, sed in communi quilibet pro posse suo (steuram) persolvere debeat ». Une telle autonomie laisse supposer une grande variété des principes et des bases de perception des Stadtssteuer d’une ville impériale à l’autre. Procédait-on à chaque fois à une levée de l’impôt ? Sous quelles formes (direct, indirect ) ? Sur quelle assiette et quelles franges de la société urbaine ? La distance entre les capacités économiques, la richesse réelle d’une ville, et le montant coutumier versé pouvait être grande et le raccourci habituellement admis entre le montant de l’impôt royal et l’importance d’une ville demande quelques nuances.

Malgré toutes les imperfections que le procédé comporte, une hiérarchie des villes franconiennes au regard du souverain se dégage des mentions éparses collectées à partir du XIIIe siècle. Dans leur ensemble, les positions relatives que renvoient les montants fiscaux urbains possèdent une relative constance, mais d’un étage à l’autre il n’existe aucune règle de proportionnalité intangible.

Dans l’optique du roi, dès lors qu’il s’agit de ses finances, Nuremberg occupe une position éminente, sans concurrence directe de la part de ses consoeurs dès le XIIIe siècle. A cette même époque, un document de 1243 salue du reste en elle la « caput imperii » 204 .

Des montants fiscaux revus à la hausse révèlent la croissance de Rothenbourg dans la première moitié du XIIIe siècle, mais elle resta toujours en seconde position dans la hiérarchie fiscale des villes impériales franconiennes. Windsheim, Schweinfurt et Wissembourg la suivaient en ordre décroissant. Si Windsheim parvint à maintenir sa situation au XVe siècle malgré les engagères, les versements fiscaux heurtés de Wissembourg et Schweinfurt manifestent au même moment les réelles difficultés financières qui frappaient les deux communes. Pour elles, éviter la faillite et garder les grosses fortunes en leurs murs était une lutte de tous les instants, qui s’exprimait dans leurs tractations fiscales avec le roi.

Notes
194.

Cf. MGH, Constitutiones III, p. 2 et s.

195.

Cf. Paul-Joachim Heinig, Reichsstädte, freie Städte und Königtum 1389-1450, Wiesbaden : Franz-Steiner Verlag, 1983, (Beiträge zur Sozial- und Verfassungsgeschichte des alten Reichs, 3)

196.

Au XIVe siècle et jusque dans les années 1390 au moins, les comptes étaient libellés en Pfund neuer Heller (livres de compte). 1 livre valait 20 Schilling (sous )et 1 Schilling, 12 Heller (deniers) d’où 1 livre = 240 Heller (deniers)

Sur les questions monétaires en Allemagne, voir B. Sprenger, Das Geld der Deutschen. Geldgeschichte Deutschlands von den Anfängen bis zur Gegenwart, Paderborn-Munich-Vienne, 1992 ; A. Suhle, Deutsche Münz- und Geldgeschichte von den Anfängen bis zum 15. Jahrhundert, 3e éd., Munich, 1969 ; H. Rittmann, Deutsche Geldgeschichte 1484-1914, Munich, 1984.

197.

Cf. Regesta Boica VII, 318, pour 1341. Louis le Bavarois promet de ne pas prélever à Windsheim plus que les 300 livres heller habituelles. Cf. UB Windsheim, n°139 (1341) : suite à sa libération d’engagère pour 3000 livres heller, le souverain exempte Windsheim des 300 livres heller habituelles d’impôt royal. La même contribution est attestée en 1347. Cf. n°173.

198.

Pour la ville de Windsheim, l’équivalence est donnée en 1381. Cf. UB Windsheim, n°369, 373, 374 : les 300 livres heller d’impôt royal sur la ville sont alors engagés à un tiers. Leur équivalent est de 100 florins.

199.

Cf. Paul-Joachim Heinig, Reichsstädte, freie Städte und Königtum 1389-1450, Wiesbaden : Franz-Steiner Verlag, 1983, (Beiträge zur Sozial- und Verfassungsgeschichte des alten Reichs, 3)

200.

Il s’agit de 2 000 florins de la ville, dont la teneur en or est alors supérieure au florin rhénan. Nuremberg a obtenu en 1422 et 1427 le droit de frappe de la monnaie-or par deux privilèges impériaux. Dès 1429, elle frappe deux types de florins : les florins de la ville (Stadtwährunggulden) qui portent St Sebald en effigie et ont une teneur de 21 carats ; les florins du pays (Landwährunggulden), à l’effigie de St Laurent, plus légers avec une teneur de 19 carats d’or. Ce dernier, destiné au départ au commerce extérieur, finit par s’imposer. Les florins de la ville n’apparaissent plus que rarement dans les comptes après 1470. Les florins du pays avaient l’avantage de correspondre à la teneur des florins rhénans, frappés à 19 carats par les princes électeurs rhénans. Quand la diète de Worms en 1495 abaissa la teneur du florin rhénan à 18.5 carats, Nuremberg s’aligna et baissa le florin du pays à la même teneur. L’impôt direct de la ville était exprimé en florins, qui apparaît comme une monnaie adaptée à l’expression des grosses sommes et une monnaie stable face aux monnaies-argent. Elle était donc par excellence la monnaie des contrats et des engagements sur le long terme.

201.

Cf. Wolfgang von Stromer, Oberdeutsche Hochfinanz 1350-1450, 3 vol., Wiesbaden, 1970 ; Paul Sander, Die reichsstädtische Haushaltung Nürnbergs, dargestellt aufgrund ihres Zustands 1431-1440, Leipzig, 1902. Nuremberg assura le financement de Sigismond de 1420 à la fin de son règne. Elle versa les habituels cadeaux de 1 000 à 1 200 florins lors des visites du souverain. Mais elle lui prêta bien plus encore. La venue du souverain dans la ville en 1430 lui valut un crédit de 9 000 florins. Même quand le conseil ne participait pas officiellement au crédit et faisait intervenir de riches créanciers nurembergeois, les Ortlieb, Rummel et Baumgartner, il puisait sur des fonds secrets pour compléter. En 1434, un décompte des dettes totales du roi envers Nuremberg atteignait ainsi 24 344 florins 19 ½ Groschen. Nuremberg, pour obtenir le remboursement, demanda à recevoir elle-même la moitié de l’impôt royal dû par la ville. Elle évitait par ce biais l’assignation de l’impôt à un tiers et replaçait l’argent urbain dans ses caisses. D’une façon générale, Nuremberg donna à ses crédits et versements une dimension politique et s’efforça toujours de lier les prêts à des confirmations de droits ou des concessions royales. Face à Frédéric III, l’attitude du conseil changea radicalement. Nuremberg refusa plusieurs fois au souverain les avances sur impôts demandées.

202.

L’autre moitié du montant fiscal coutumier reste dans les caisses municipales.

203.

Cf. Friedrich Stein, Geschichte der Reichsstadt Schweinfurt, Schweinfurt, 1900,  p. 319

204.

Son premier rang régional est confirmé en 1356 par une inscription dans la Bulle d’Or, qui précise que Nuremberg doit être le lieu de la première assemblée royale de chaque règne. La politique des Luxembourg renforça encore ce rôle de capitale au travers des nombreux Hoftage tenus à Nuremberg et des reliques impériales déposées dans la ville en 1424.