Plus que la lettre elle-même, c’est la correspondance 292 qui se définit comme un lieu d’investigation approprié pour l’intercommunalité.
La lettre isolée est un acte sans retour, un contact établi, mais aussitôt rompu, qui témoigne davantage de l’expéditeur que du récipiendaire.
La lettre échangée, la correspondance implique au contraire une « communication entre personnes (ou personnes morales) par lettres interposées ». Elle suppose l’échange et l’interactivité. Correspondre demande de maintenir en état des relations sociales courantes, de faire acte de volonté pour abolir la distance et l’absence entre les deux protagonistes. L’échange répété de lettres relève d’une action et d’un projet conjoint entre les correspondants, qui tiennent tacitement la réciprocité de l’échange épistolaire pour importante et nécessaire. Pour peu que ce « donnant-donnant » ait lieu fréquemment entre deux conseils urbains, la correspondance peut apparaître comme une matérialisation de l’intercommunalité, d’une coopération librement consentie et entretenue par chacun de ses membres. Si les correspondances municipales ne sont pas les seules traces de l’intercommunalité médiévale, elles ont ceci en propre qu’elles participèrent elles-mêmes à l’élaboration des solidarités interurbaines.
Les vertus des sources épistolaires pour l’étude des relations urbaines ont déjà été consacrées à plusieurs reprises. Lorsqu’il passe en revue les techniques des relations solidaires, Pierre Flandin-Bléty place aux premières loges la correspondance entre villes.
‘ « Les rapports des consulats entre eux n’ont pas emprunté d’autres formes de relations que celles qui rapprochaient, on l’a vu, villes et autorités publiques constituées dans le territoire. La correspondance, l’échange d’informations par messagers, mettent en jeu les pouvoirs consulaires intéressés ; c’est un premier mode de relations réciproques » 293 .’Encore n’a-t-il à disposition que des mentions de lettres dans les comptes ou les délibérations municipales, qui ne lui permettent qu’un simple constat. Michel Hébert voit à son tour un témoignage des amitiés urbaines dans les lettres échangées.
‘ « On sait que les villes entretiennent entre elles des réseaux serrés d’amitié […] on voit partout les cités provençales dépêcher des correspondances et des missions d’informations auprès de leurs proches voisines ou des villes principales, notamment le quatuor Aix-Marseille-Arles-Tarascon, sans le consentement desquelles l’unité du pays ne saurait se faire. Ces échanges ont à peu près toujours les mêmes buts : savoir où se trouvent les troupes de brigands, et, en général quelles sont les nouvelles, si telle ville compte députer à une assemblée, comment se procurer de l’argent ou comment résoudre des problèmes plus spécifiques, par exemple le choix du cadeau à offrir à une personnalité de marque » 294 .’La pratique réciproque de la correspondance admet, cela va de soi, des degrés. Il y a des échanges de lettres plus ou moins intenses, plus ou moins suivis. Car correspondre n’est pas une pratique uniforme et généralisée ; elle est variable et sélective. Saisir ce geste à l’intensité différentielle dans toute son ampleur demande une approche quantitative, sérielle, cartographique, anthropologique et culturelle 295 .
Si d’autres modes de communication entre les protagonistes ne viennent pas infléchir le tableau – on peut admettre des instances qui se rencontrent souvent, mais s’écrivent peu – les lettres échangées témoignent aussi d’affinités électives. Car la correspondance, conformément à son sens figuré, implique « un rapport de conformité, d’affinité ». Correspondre, c’est entretenir des relations pour s’accorder, pour rester en rapport de conformité et d’harmonie. A juste titre, Mireille Bossis définit alors la lettre comme un « lieu de compromis d’une grande complexité qui dit toujours plus qu’il ne prétend par le biais de l’intentionnalité et de l’implicite sans cesse à décrypter et à interpréter » 296 . La lettre marque un effort de dialogue avec l’autre, elle est déjà en soi instrument de médiation, lieu de concertation et d’aplanissement des conflits.
L’échange de lettres scelle aussi l’appartenance des protagonistes à un même groupe de connaissances puisque chaque missive se rapporte à un contact antérieur et appelle une réponse immédiate ou une nouvelle prise de contact.
Dans ce contexte d’échange, la lettre réunit donc un acte intentionnel qui vise à établir une communication avec autrui, un discours qui dans ses structures est tributaire de la rhétorique et de représentations collectives du temps 297 , un sujet, des informations plus ou moins avérées et des outils d’authentification. Au Moyen Âge, devant la transmission incertaine de la chose écrite, ces derniers occupaient une place importante. Du rédacteur au destinataire, la lettre suivait des canaux de distribution peu sûrs, même quand elle était confiée au personnel éprouvé des messagers urbains. Elle pouvait passer de mains en mains avant d’arriver à bon port et risquait d’être interceptée par un tiers en cours de route 298 . Le contenu informatif de la lettre et des correspondances ne représente donc qu’une infime partie de l’apport de telles sources, au regard de ce qu’elles peuvent apprendre sur les techniques de communication, les hiérarchies ou les appartenances sociales… Les sujets épistolaires, variés à l’infini, perdent beaucoup de leur sens en étant détachés du reste de la lettre ou de la correspondance 299 . Leur étude doit donc satisfaire l’analyse en série, sans pour autant retirer à chaque lettre son unité et sa cohérence.
S’il semble ainsi entendu que les correspondances municipales se prêtent par leur définition même au jeu de l’intercommunalité, il reste à dénicher l’oiseau rare dans les fonds d’archives franconiens…
Cf. C. Dauphin, P. Lebrun-Pezerat, D. Poublan, Ces bonnes lettres. Une correspondance familiale au XIXe siècle, Paris, 1995 ; Jean-Louis Bonnat et Mireille Bossis (dir.), Ecrire, publier, lire les correspondances (problématique et économie d’un « genre littéraire »), Nantes : Publications de l’université de Nantes, 1984 ; Mireille Bossis et Charles A. Porter (dir.), L’épistolarité à travers les siècles. Geste de communication et/ou d’écriture, Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 1990 ; Roger Chartier (dir.), La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Fayard, 1991 ;
Pierre Albert (dir.), Correspondre, jadis et naguère, 120 e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Section histoire moderne et contemporaine, Aix-en-Provence, 1995, Paris : Comité des travaux historiques et scientifiques, 1997. En particulier, Bruno Delmas, « Correspondre : esquisse d’une typologie des formes individuelles et collectives de la communication écrite », p. 13-29, et Mireille Bossis, « Pour la conservation de l’épistolaire : réflexions sur une méthode d’approche », p. 31-34
Cf. Pierre Flandin-Bléty, Essai sur le rôle politique du Tiers Etat dans les pays de Quercy et de Rouergue (XIIIe-XVe s.). Consultats et relations consulaires, Paris, 1979, p. 418
Cf. Michel Hébert, « Communications et société politique : Les villes et l’Etat en Provence aux XIVe et XVe siècles », SHMESP, La circulation des nouvelles au Moyen Âge, Paris ; Publications de la Sorbonne/Ecole française de Rome, 1994, p.231-242
Voir Roger Chartier (dir.), La correspondance. Les usages de la lettre au XIXe siècle, Fayard, Paris, 1991.
A titre d’exemple, je renverrai ici à la seule étude systématique d’une correspondance urbaine qu’il m’ait été donné de rencontrer. Elle touche à la correspondance de la ville de Bayonne au XVIIIe siècle. Voir Anne Zink, « La ville de Bayonne et ses correspondants au XVIIIe siècle », dans Pierre Albert (dir.), Correspondre. Jadis et naguère, Paris, 1997, p. 243-254
Cf. Mireille Bossis, « Pour la conservation de l’épistolaire : réflexions sur une méthode d’approche », dans Pierre Albert (dir.), Correspondre. Jadis et naguère, Paris, 1997
Les lettres relèvent de l’ars dictaminis. Cf. Martin Camargo, Ars dictaminis, ars dictandi, (Typologie des sources du Moyen Âge occidental, fasc.60), Turnhout, 1991.
Cf. Hartmut Hoffmann, « Zur mittelalterlichen Brieftechnik », dans Konrad Repgen et Stephan Skalweit (dir.), Spiegel der Geschichte. Festgabe für Max Braubach zum 10. April 1964, Münster, 1964, p. 141-170. Pour s’assurer de l’authenticité d’une lettre, cette dernière ne devait présenter aucune faute dans l’adresse, avoir un contenu plausible, être close par un sceau. Le messager lui-même représentait une caution pour ce qu’il portait. Le crédit dont il jouissait rejaillissait sur la plausibilité de la lettre.
Les sociétés d’histoire franconiennes en firent le constat au cours du XXe siècle face aux correspondances de Nuremberg. En 1911-1912, Ernst Wiedemann s’employa à faire 2800 registres à partir des 13 plus anciens livres de missives (Briefbücher) nurembergeois. Il constitua une collection de 6000 extraits tirés de 417 Briefbücher entre 1404 et 1552. « Mais le contenu paraît aujourd’hui peu pertinent, car il ne se focalise guère que sur l’histoire monétaire, les douanes, les privilèges, les demandes de remboursement de dettes et la sécurité des routes ». Voir sur ce point Ingomar Bog, « Die Quellen zur Wirtschafts- und Sozialgeschichte der Reichsstadt Nürnberg. Gedanken über Editionsprobleme », dans Beiträge zur Wirtschaftsgeschichte Nürnbergs, vol. 2, Nuremberg, 1967, p. 830-850