Qu’est-ce qu’une lettre ?

Qu’est-ce qu’une lettre ? La question paraît simpliste , mais elle revient de façon lancinante dans les travaux de ceux qui ont à analyser ou à éditer des lettres médiévales 300 . Si une définition générale est aisée – la lettre est une forme fondamentale de communication écrite entre un expéditeur et son destinataire, pour la période étudiée, l’usage polysémique du terme « lettre » ou « Brief » 301 devient vite un obstacle. La dénomination « lettre » conduit à de nombreux malentendus et imprécisions ; l’usage du terme même (Brief, lettre, littera) ne dit rien de plus sur le caractère effectif d’un document comme lettre. Au Moyen Âge, la « lettre » est partout : lettres de créances, lettres de rémission, lettre ouverte (offener Brief), lettre de Fehde (Fehdebrief), lettre de déclaration d’hostilité (Absagebrief), lettre de recommandation (Glaubbrief), lettre de sauf-conduit (Geleitbrief), lettre d’investiture (Lehenbrief), lettres de paix 302 … Elle ne recoupe aucune des distinctions communément admises par les diplomatistes : actes, diplômes, documents d’archives (le faux ami allemand, Akten) ou chartes. Il devient alors malaisé de la distinguer dans la masse de documents laissés par les chancelleries municipales d’autant que les textes d’époque médiévale multipliaient à l’envie les composés du mot Brief. La chancellerie municipale nurembergeoise, en enregistrant les documents qu’elle recevait ou envoyait, fut conduite au XVe siècle à qualifier chacun de ces papiers. La liste des genres évoqués, tant dans les registres de lettres reçues que de lettres envoyées, est impressionnante. On relève fréquemment :

‘abclagbrief, absagbrief, abschid, abvorderungbrief, befehlbrief, beibrief, bekenntnisbrief, bestellbrief, betbrief, clagbrief, credentzbrief, dankbrief, entschuldigbrief, entsagbrief, erkundbrief, erpietbrief, furbrief, furderbrief, furdernussbrief, gebotbrief, geleitsbrief, gerichtsbrief, geschefftsbrief, gewaltbrief, heissbrief, kundbrief, ladbrief, losbrief, manbrief, potbrief, richtungbrief, schadenbrief, scheinbrief, schuldbrief, sendbrief, spruchbrief, tagbrief, urfehdebrief, urteilbrief, vehdebrief, verpotbrief, versprechbrief, verwillbrief, veindsbrief, vorderbrief, warnungsbrief, werbbrief, widerpietbrief, zeugnusbrief, zusagungsbrief, zollfreyheitbrief 303 . ’

Ces lettres reconnaissaient, promettaient, ordonnaient, priaient, demandaient, remerciaient, candidataient, avertissaient, agréaient, libéraient, retenaient ou attestaient. Elles scellaient des affaires, une liberté douanière, une libération ou un sauf conduit. Elles rendaient un arrêt, un jugement ou un témoignage, mais ne relevaient pas forcément de l’échange postal, de la missive reçue et envoyée.

Puisque le contenu changeant des lettres ne fournit aucun élément de distinction fiable, il paraît plus facile, pour les définir strictement, de se tourner vers des critères de différenciation formels. L’existence d’un bénéficiaire universel, et non d’un destinataire unique, le type de sceau, les formes de datation, l’adresse au dos permettent de dessiner une frontière ténue entre la lettre et la non-lettre. La lettre missive (Sendbrief) est généralement pliée, fermée par un sceau ; ses destinataires figurent au dos, on retrouve leurs titres en haut du texte et la mention de l’expéditeur en bas. Mais des missives, il ne reste parfois que des copies, qui à ce titre ont perdu la plupart de ces signes distinctifs. Pour pouvoir utiliser ces documents de seconde main, parfois précieux à défaut des originaux, plus fragiles et plus éparpillés, retenons simplement ici une ligne de partage définie par les structures de la communication 304 . Les missives sont conçues selon une communication binaire, même si certaines furent ensuite recopiées et diffusées dans un cercle plus vaste. Leur discours met en œuvre un émetteur et un destinataire, qui coïncide avec le bénéficiaire du message. Les lettres ouvertes, les chartes, les déclarations ou les reconnaissances ont quant à elles une structure triangulaire. Leur discours réunit un émetteur, un destinataire (une personne ou un groupe de personnes) et un bénéficiaire généralement universel, le public (« à tous ceux qui liront ou entendront », « allermeniglich »).

La missive répond finalement à la définition qu’en offrait Fabian Frangk au XVIe siècle :

« La missive est un discours que quelqu’un tient par écrit à une autre personne absente (qu’elle soit amie ou ennemie), où l’un fait part à l’autre de son avis, de son conseil et de son état d’âme profond ou intime » 305

A l’exigence d’une stricte définition de la lettre, l’analyse de l’intercommunalité par les missives municipales ajoute la nécessité d’une certaine cohérence et continuité du fonds au bas Moyen Âge. Il faut alors compter avec les modalités de transmission des sources 306 . Ne serait-ce que pour reconstituer les correspondances d’illustres personnages du XIXe siècle, les historiens peinent à réunir les fils de la correspondance.

« Si l’on cherche les lettres d’un expéditeur défini, on ne pourra les trouver dans ses archives ; car les lettres envoyées sont normalement conservées dans les archives du destinataire. Il en résulte d’une part que les lettres d’un expéditeur sont éparpillées dans les archives, nombreuses, des destinataires… et d’autre part que dans les archives des partenaires de la correspondance on ne trouve à chaque fois qu’une partie de celle-ci, les lettres reçues. On ne peut espérer trouver les deux parties, les lettres envoyées et reçues par une personne, que si cette personne a gardé à côté des lettres reçues des brouillons ou des copies de ses réponses » 307 . ’

Dans les cas les plus fréquents, le médiéviste parti en quête de missives doit donc s’attendre à ne trouver que des lettres isolées, des mentions de missives, ou au mieux une partie d’un duo épistolaire.

Pour des lettres municipales, encore a-t-on l’espoir de ne pas voir les correspondances passives (les liasses de lettres originales reçues par une ville) ou actives (les lettres envoyées par une ville) dispersées au fil des siècles entre les mains de chasseurs d’autographes. Leur dimension administrative, leur discours répétitif, empreint de formules de chancelleries n’avait rien d’attirant, si ce n’est pour un collectionneur de sceaux. Ces lettres étaient l’émanation directe du conseil urbain. Elles correspondaient à une prise de parole officielle de l’autorité municipale et avaient à ce titre un caractère juridique. Cette dimension s’affichait dans la souscription des lettres et trouvait confirmation dans d’autres sources municipales. Les délibérations du conseil de Nuremberg montrent par exemple l’existence d’une décision gouvernementale en amont des lettres 308 . La seule semaine d’exercice, du 19 juillet 1459 au 26 juillet 1459, mentionne 92 décisions du conseil à l’ordre du jour. Même si les notations ont un tour très elliptique, une vingtaine se rapportent aux correspondances de Nuremberg. On note des réponses à faire : « répondre au sire de Eichstätt à propos de la lettre adressée à sire Ulrich Riedrer » 309 , des lettres à écrire : « écrire au roi de Bohême et en l’absence de sa grâce à son représentant à propos des marchands », des lettres à traduire : « traduire en allemand le projet du licencié en droit, adressé au pape », des lettres remises à d’autres : « Parler avec Endres Imhof pour qu’il réponde lui-même » ou des lettres à faire entendre : « Faire entendre à S. Halbachsen et sa fille la lettre de Jorg Tetzel. Jeronimus Haller ». Certaines remarques se contentent d’induire une prise de contact dont on ne sait si elle devait se faire par oral ou par écrit, à moins d’en trouver trace dans les correspondances. « Donner un délai jusqu’à la saint Martin prochain à cause du sire Jorg von Bebenburg et de la caution de Heinz von Tunfeld, comme auparavant sur la base de leur engagement » se traduit par exemple par une lettre adressée ensuite à l’évêque Johann de Würzbourg.

La voix du conseil, exprimée dans les lettres produites dans sa chancellerie, garantissait leur importance aux yeux des concitoyens et des membres du gouvernement local. Comme les autres actes émanant du gouvernement urbain, les missives étaient donc susceptibles d’un enregistrement en chancellerie municipale. Mais en allait-il de même pour les récipiendaires ?  Etait-il opportun pour eux de garder les lettres reçues, de leur donner de la valeur en les conservant et les accumulant ?

Les correspondances municipales médiévales, présentes encore aujourd’hui dans les archives allemandes municipales ou régionales, furent soumises à de telles interrogations, à de tels choix de conservation, de génération en génération. Contrairement à la lettre isolée, les correspondances municipales médiévales conservées dans les archives relèvent donc d’une accumulation volontaire de missives, d’une volonté de conservation, d’un travail de tri et de collecte, amorcé au Moyen Âge, puis poursuivi au fil des siècles avec des motivations changeantes.

Notes
300.

Voir Werner Paravicini, Der Briefwechsel Karls des Kühnen (1433-1477), Francfort : Peter Lang, 1995, (Kieler Werkstücke, Reihe D, vol. 4). « Was ist ein Brief ? Inhaltlich lässt sie sich nicht geben, denn die Übergänge sind fliessend ». L’éditeur recourt alors à quelques critères formels pour partager les lettres et les non-lettres. Dans la correspondance de Charles le Téméraire, les lettres portent la mention « écrit à » suivie du lieu de rédaction. Par contre tout ce qui relève des chartes, des lettres ouvertes, des mandements, se termine par la mention « donné à ». Voir également Paul-Joachim Heinig, « Der König im Brief », dans Heinz-Dieter Heimann, Kommunikationspraxis und Korrespondenzwesen im Mittelalter und in der Renaissance, Schöningh, 1998, p. 31-50

301.

Le dictionnaire de Moyen Haut Allemand par Matthias Lexer définit le terme Brief comme suit : « Brief, Urkunde, überh. geschriebenes », soit « lettre, charte, dans l’absolu, quelque chose d’écrit ». Par contre, Sandbrief correspond sans équivoque à la missive.

Voir Friedrich Beck et Eckhart Henning (dir.), Die archivalischen Quellen : eine Einführung in ihre Benutzung, 2e éd., Weimar, 1994, chapitre 4 : « Briefe » par Irmtraut Schmidt, p. 99-106 ; article « Brief, Briefliteratur, Briefsammlungen » par F.-J. Schmale et alii, dans Lexikon des Mittelalters, tome 2, p. 647-682 ; Georg Steinhausen, Geschichte des deutschen Briefes, 2 vol., Berlin, 1889 et s., réimpression en 1968 ; Gil Constable, Letters and Letter-Collections, Turnhout, 1976, (Typologie des Sources, 17) ; Jean Leclercq, « Le genre épistolaire au Moyen Âge », Revue du Moyen Âge 2 (1946), p. 63-70 ; W. Wattenbach, Das Schriftwesen im Mittelalter, 1896, réimpression en 1958, p. 199-203

302.

Une analyse sur le règlement des conflits en milieu urbain a été menée dernièrement à partir de tels documents. Cf. Bernd Kannowski, Bürgerkämpfe und Friedebriefe. Rechtliche Konfliktbeilegung in spätmittelalterlichen Städten, Cologne/Weimar/Vienne : Böhlau, 2001, (Forschungen zur deutschen Rechtsgeschichte 19)

303.

Inventaire alphabétique réalisé à partir des types de documents mentionnés dans mon corpus de missives. J’ai confronté et complété la liste obtenue aux types de lettres distingués dans les livres de correspondance nurembergeois, étudiés par Rudolf Wenisch, et dans les registres de lettres reçues, édités par Dieter Rübsamen.

Cf. Dieter Rübsamen, Das Briefeingangregister des Nürnberger Rates für die Jahre 1449-1457, Thorbecke, 1997, p.15 ; Cf. Rudolf Wenisch, « Aus dem Wortschatz der Nürnberger Ratsbriefbücher des 15. und 16. Jahrhunderts. Eine Anregung zur systematischen Sammlung und kritischen Beleuchtung der älteren Nürnberger Amtssprache », MVGN 46 (1955), p. 140-261.

304.

Ces structures de la communication sont décryptées par la sémiologie. Cf. G. Genette, Figures, Paris, 1966.

305.

Cf. Fabian Frangk, Ein Cantzley und Titel buchlin Darinnen gelernt wird wie man Sendebriefe förmlich schreiben und einem jdlichen seinen gebürlichen Titel geben sol, Wittenberg, 1531, cité par Georg Steinhausen, Geschichte des deutschen Briefes. Zur Kulturgeschichte des deutschen Volkes, 2 vol., Berlin, 1889-1891, p. 104

« Der Sendbrieff ist eine Rede, so eins zum anderen im abwesen (es sey freundt oder feindt) schriefftlich tuet, darinn eins dem andern sein innerlich odder heimlich anliegen, rath und gemutt eröffnet ».

306.

Voir sur ces questions de conservation des documents médiévaux, les réflexions d’Arnold Esch. Cf. Bulletin d’information de la mission historique française en Allemagne 34 (juin 1998), p. 58-59

307.

Cf. Friedrich Beck et Eckhart Henning (dir.), Die archivalischen Quellen : eine Einführung in ihre Benutzung, 2e éd., Weimar, 1994, chapitre 4 : « Briefe » par Irmtraut Schmidt, p. 99-106 

308.

Cf. Irene Stahl (éd.), Die Nürnberger Ratsverlässe, Heft 1, 1449-1450, Neustadt/ Aisch, 1983, (Schriften des Zentralinstituts für Fränkische Landeskunde und allgemeine Regionalforschung an der Universität Erlangen-Nürnberg, vol. 23) ; Martin Schieber (éd.), Die Nürnberger Ratsverlässe, Heft 2, 1452-1471, Neustadt/Aisch, 1995. A compléter avec Theodor Hampe, Nürnberger Ratsverlässe über Kunst und Künstler, Leipzig, 1904

Les délibérations du conseil de Nuremberg (Ratsverlässe) sont des sources sérielles que les Staatsarchiv de Nuremberg conservent sur plusieurs siècles. Comme les livres du conseil et les livres de correspondance, ils montrent le très haut degré de recours à l’écrit atteint à Nuremberg. Les délibérations étaient prises au vol par un secrétaire lors des sessions du conseil. Les abréviations sont donc largement employées et l’écriture pose des difficultés de lecture. Les remarques restent laconiques et l’on ne peut parfois en comprendre le sens qu’en allant chercher des compléments dans les livres de correspondances ou dans les comptes municipaux.

StAN, Rep. 60a, n°1-4456. Délibérations conservées pour 1449-janv. 1450, mai-juin 1452, 1458, 1459, janv.-déc. 1471. Sans interruption de janvier 1474 à octobre 1808

309.

Cf. Martin Schieber (éd.), Die Nürnberger Ratsverlässe, Heft 2, 1452-1471, Neustadt/Aisch, 1995.

« Item meinem herrn von Eystet antwurten von des briefs wegen, an her Ulrich Riedrer lutend », p. 23

« Item dem kunig von Beheim schreiben und in seiner gnaden abwesen seinem stathalter, von der kauflut wegen », p. 23

« Item des licenciaten concept, an den babst lutend, tutschen », p. 21

« Item mit Endrisin Im Hove zu reden, selbs zu antworten », p. 19

« Item S. Halbachsen und sein tochter Jorgen Tetzls brief horen lassen. Jeronimus Haller », p. 22

« Item her Jorgen von Bebenburg und Heintzen von Tunfeld des geisols halben frist untz uf Martini schierst, uf verschreibung als vor. », p. 21. La lettre correspondante figure dans le BB 28, fol. 232’ (StAN)