Les registres de lettres reçues

Parmi tous les registres épistolaires conservés, ceux que le conseil nurembergeois consacra aux lettres reçues constitue un exemple isolé.

Certes chaque ville impériale eut tôt fait, dès le XIVe siècle, de conserver les documents de valeur qui lui étaient adressés. Pour pallier toute perte et garder trace des actes essentiels de la vie urbaine, des secrétaires durent recopier, dans des livres thématiques, les privilèges royaux ou les libertés douanières. Les comptes municipaux de 1439 montrent le secrétaire nurembergeois Johann Schütz affairé à la « confection d’un registre des documents impériaux, royaux et autres dans le Briefbuch rouge » 322 . En mai 1471, au cours de ses sessions, le conseil demande de même à ses services « d’enregistrer la lettre de Munich à propos de la douane » et de « la rajouter aux privilèges » 323 .

Toutes les archives municipales présentent de tels livres de copies. Les privilèges, dont dépendaient les libertés fondamentales de la ville, formaient des dons précieux et coûteux, un capital de savoir et de pouvoir inscrit dans l’éternité. Le conseil prenait donc soin de perpétuer leur texte par des copies et les conservait au même titre que les originaux avec les trésors municipaux. Le Kopialbuch de Rothenbourg enferme par exemple en ordre chronologique, sous une prestigieuse couverture en bois et cuir et sur parchemin, les « Privilegia Caesarea » de 1274 à 1521 324 . Les doubles bénéficiaient d’un prestige presque égal à l’original que l’on évitait par là d’abimer ou de perdre à force de manipulations. Car, les privilèges devaient être constamment présents, il fallait les faire renouveler ou approuver par les rois successifs, les rappeler lors de la venue du souverain ou les claironner si d’autres puissances venaient à les empiéter. Ils devaient être exhumés dans les litiges de voisinage et de juridiction. Dans tous ces cas, au besoin, même de simples copies pouvaient faire foi et remplacer les actes originaux.

Tous les documents inscrits dans la durée étaient traités de façon similaire. Les lettres de créance, les ventes de rentes viagères ou perpétuelles se trouvaient copiées ou résumées dans des livres. A échéance, la référence était barrée et l’original détruit.

Enregistrer systématiquement les lettres reçues, comme seule le fit Nuremberg parmi toutes les villes sondées, relevait cependant de motivations autrement plus complexes. Il n’était plus question cette fois de garder des documents existentiels pour la ville ou de fossiliser les paroles et engagements du conseil. On gardait à Nuremberg ce qui ailleurs était jeté, on mettait en mémoire un document du quotidien, émis par autrui. Comment expliquer un tel souci de conservation de paroles « étrangères » ?

Au début du XVe siècle, le conseil de Nuremberg instaura le système des Schachteln, désignés ensuite comme les « Fragschachteln », les « cartons par Frage ». Il s’agissait de boîtes qui collectaient les missives, les documents, les rapports et les fiches reçus par le conseil pour chaque période d’exercice des deux bourgmestres (dites Frage : 4 semaines 325 ). Les cartons des Fragen envahirent rapidement l’espace de la chambre du trésor (Losungstube), mais sans inventaire, il s’avérait difficile de trouver un document précis dans les boîtes. L’établissement de registres des entrées, carton par carton (et donc Frage par Frage) constitua donc un progrès dans la pratique archivistique et facilita l’exploitation des originaux.

« De même dans la Losungstube (chambre des finances), il y a un long registre revêtu d’une couverture où sont décrits les petits magasins en bois qui se trouvent l’un à côté de l’autre dans le coin près de la fenêtre supérieure et aussi les bourses en cuir et les magasins en bois et les cartons qui sont à main gauche et main droite dans les caves dans la Losungstube et chacun est dépeint avec sa lettre alphabétique. Ce même registre indique d’abord ce que l’on trouve comme lettres (Briefe) et écrits dans ces mêmes magasins et cartons. Il indique aussi les livres qui se trouvent dans cette même Losungstube, chacun avec sa lettre alphabétique… » 326 . ’

Dans de telles conditions de conservation, les originaux de lettres municipales reçues ont parfois traversé les siècles dans leurs boites médiévales. Dans ce cas, ils figurent toujours à Nuremberg parmi les documents d’archives et chartes du Sieben-Farbigen Alphabet 327 .

Des registres de documents reçus que confectionnèrent les secrétaires municipaux de Nuremberg, il ne reste actuellement que trois exemplaires du XVe siècle, pour 1449-1457, 1490-1495 et 1495-1499 328 . Leur apparition à la chancellerie remonterait à 1449, année des premiers feuillets conservés. Cette hypothèse, défendue par Dieter Rübsamen 329 , paraît plausible, puisque cette année-là, Nuremberg se trouva impliquée dans une guerre contre le margrave de Brandebourg. Une centaine d’alliés du prince déclarèrent alors Fehde à la ville impériale. L’avalanche de lettres auxquelles Nuremberg devait répondre sans faute aurait appelé la mise en place de nouveaux registres. Une pratique d’enregistrement plus ancienne n’est toutefois pas à exclure, comme le laissent soupçonner les comptes municipaux. Les postes de dépenses mentionnent en effet en 1439 5 livres versées au secrétaire Johann Schütz « pour établir un registre de toutes les lettres, écrits et livres qui sont dans la chambre du trésor et dans les caves qui s’y trouvent et pour l’enregistrement de 5 lettres dans le Briefbuch de la ville » 330 . En 1435 et 1437, le conseil déboursa aussi 13 Schilling et 15 ½ Schilling « pour un nouveau petit registre de lettres dans la chancellerie » et « pour faire un registre de lettres dans la chancellerie et le relier ». Les registres de lettres reçues, petits répertoires oblongs, sans soins particuliers, pourraient répondre à de telles désignations et auraient donc existé dès le premier tiers du XVe siècle 331 .

Les entrées de ces registres se calquent sur un modèle uniforme. Introduites par Item, elles indiquent la nature des écrits reçus et leur nombre, le nom de l’expéditeur, de même que la teneur du document résumée en quelques mots. Seule l’indication des Frage fournit un cadre temporel aux écrits répertoriés, dont la datation interne ou la date de réception ne sont jamais mentionnées.

Une telle absence de datation précise limite les possibilités d’emploi du registre. Il ne peut pas par exemple prouver l’illégitimité d’une Fehde commencée avant le délai de rigueur 332 . Ces répertoires n’offrent pas davantage de secours pour justifier de délais de réponse anormalement longs, liés par exemple à la négligence d’un messager.

Alors que les données chronologiques comptent peu au travers des registres de lettres reçues, le conseil semble accorder une plus grande importance à la personnalité des expéditeurs. Au reste, l’enregistrement s’affine dans la seconde moitié du XVe siècle et à l’intérieur de chaque Frage, la division grossièrement chronologique cède le pas à une classification par types d’écrits et par expéditeurs. Dans le répertoire de 1490, les missives des princes, de leurs conseillers ou de membres du clergé ouvrent la série, devant celles des « villes » (Stete), puis celles des « chevaliers et écuyers et autres personnes particulières » 333 . Les auteurs de « certaines suppliques et autres écrits non scellés » ferment la marche, sans plus de détails sur le contenu de leurs requêtes. Quelques doigts pointés en marginalia attirent l’attention sur des documents enregistrés ou conservés à part, d’importance particulière.

A Nuremberg, la pratique des registres de documents reçus révèle donc tout l’intérêt porté à la personnalité des émetteurs de missives. La conservation des lettres et leur mise en registre dépendaient avant tout du rang honorifique de l’expéditeur et de la considération qu’en avait le conseil municipal. La hiérarchie qu’adoptent les inscriptions bouleverse les règles de préséances établies généralement dans la société médiévale. Dans ces registres, si les princes viennent bien en premier, ils se trouvent mêlés aux clercs réguliers, tandis que les divers gouvernements urbains devancent inhabituellement la cohorte des nobles, chevaliers ou écuyers.

En faisant figurer chaque expéditeur dans ses registres de lettres reçues, le conseil de Nuremberg immortalise finalement ses relations avec chacun. Il conserve la trace de contacts antérieurs, utiles à tout moment pour poursuivre l’échange et entretenir une véritable correspondance. Les registres aident le conseil à nouer avec ses interlocuteurs une connivence, enrichie de la connaissance de leurs liens passés. La première position donnée aux princes manifeste leur rang, mais suggérait en retour la puissance et l’aura de leur interlocutrice régulière, de cette ville qui peut se targuer de correspondre avec les plus grands et par toute la Terre. Les villes composent quant à elles une catégorie d’expéditeurs que Nuremberg tient pour particulière et importante. A la fin du XVe siècle, la seconde place que les registres de lettres reçues leur concèdent dans les taxinomies marque la reconnaissance d’une spécificité des relations interurbaines et de leur valeur, jugée supérieure aux relations avec les nobles.

En dépit de leurs renseignements sur la perception des villes et les réseaux de correspondances, les registres de lettres reçues n’apparaissent pas comme la meilleure voie d’accès à l’intercommunalité médiévale. Nuremberg est la seule ville à offrir une telle source dans l’espace franconien, ce qui rend toute comparaison impossible. Les mentions portées dans les registres ont aussi le tort d’être extrêment lacunaires. Qu’on en juge ! Pour les expéditeurs urbains de la Frage qui commença le 25 février 1490, le registre indique seulement :

« Augsbourg, une lettre à propos de Jörgen Wiser, à cause du bien laissé par Ludwig Mülbach et des enfants 
Ulm, Jörgen von Hirnkofen dit Kenerwart à propos du fils de Bernhardin, la sœur de Johann Tuchscherer, secrétaire du tribunal
Ravensbourg, une lettre de recommandation pour Martin Arbeitter, Pfeiffer de la ville
Windsheim, une lettre de citation de Wolf et Eberhart von Hartheim à cause de Durbach
Bamberg, deux lettres, à propos de l’emprisonnement et des méfaits de Jörgen Prawnen.
Leipzig, une lettre où ils tiennent pour quittes certains bourgeois qu’ils avaient retenus à cause de biens engagés.
Caschau, une lettre latine à propos de Sebolt Nessunger, de la maison où réside Ludwig Rechenmeister etc et du contrat qui a été fait à ce propos.
Forchheim, une lettre à cause d’une dette que Hermann Dietrich dit Zeiler doit à Hans Brantmuller, leur bourgeois.
Schwabach, une réponse à propos d’Hannsen Lincken et d’un paysan à Vach » 334 .’

Notes
322.

StAN, Rechnungsregister 1439, VIII : « 5 Pfund Joh. Schütz, unserm Losungschreiber, für Anfertigung eines Registers der kaiserlichen, königlichen und andern Briefe im Roten Briefbuch ».

Edité par Paul Sander, Die reichsstädtische Haushaltung Nürnbergs dargestellt auf Grund ihres Zustandes von 1431 bis 1440, Leipzig, 1902, p. 448

323.

« Item den Brief von Munchen zu registryen, den zoll antreffend, und dem Trachten zu antworten, Emeran Zingel, und zu den freyheten zu legen ». Martin Schieber (éd.), Die Nürnberger Ratsverlässe, Heft 2, 1452-1471, Neustadt/Aisch, 1995, p.148

324.

Cf. StAN, Rst Rothenburg 85, Kopialbuch von Rothenburg 1274-1521, 268 fol. parchemin, « Privilegia Caesarea »

325.

Les Fragen se succèdent de Pâques à Pâques de l’année suivante. Pendant chaque Frage, deux bourgmestres sont en exercice. Le changement de Fragen et de bourgmestres a lieu toutes les quatre semaines un mercredi. L’année se divise donc selon les cas en 12 à 14 Fragen.

326.

Cf. StAN, Rep. 52b, Amts- und Standbücher n°267, Losungstubenordnung (1458), fol. 8

Extrait d’un règlement de la Losungstube, chambre du trésor. Ce livre prestigieux, sur parchemin, décrit les archives de la ville et commente chacun des postes du budget. Il a donc des préoccupations essentiellement financières. Voir Petz, « Der Reichsstadt Nürnbergs Archivwesen », Archivalische Zeitschrift 10 (1885), p. 162-164

327.

Cf. StAN, Rep. 2d

328.

Cf. StAN, Rep. 52b, Amts- und Standbücher n° 31, 32, 33

329.

Dieter Rübsamen est l’éditeur du registre de lettres reçues pour les années 1449-1457. Cf. Dieter Rübsamen, Das Briefeingangregister des Nürnberger Rates für die Jahre 1449-1457, Sigmaringen : Thorbecke, 1997, (Historische Forschungen, 22), introduction, p. 9 et s.

330.

12 Heller = 6 Pfennig = 1 Schilling

1 Pfund (livre) = 20 Schillinge (sous) = 240 Heller (deniers)

Cf. Comptes pour l’année 1440 : « 10 lb 1 sch. 4 hlr für neue Laden nebst dem dazu gehörigen Barchent, die zum Zweck einer besseren Ordnung für die Versorgung und das Aufsuchen der Briefe der Stadt gemacht sind. Und die alten Laden sind auch noch vorhanden.». Ce registre coïncide manifestement avec le répertoire évoqué dans le règlement de la chambre du trésor en 1458.

En 1439, « 5 lb Johann Schütz, unserm Losungschreiber, für Anfertigung eines Registers aller Briefe, Schriften und Bücher, die in der Stube und in dem bei ihr befindlichen Gewölbe vorhanden sind, und für Registrierung von fünf Briefen in der Stadt Briefbuch »

En 1435, « für ein neues Briefregisterlein in die Schreibstube »

En 1437, « von einem Briefregister in der Schreibstube zu machen und einzubinden ».

331.

Il peut toutefois s’agir également des index qui facilitaient l’usage des registres de lettres envoyées.

332.

Les édits de paix contribuèrent à la définition des Fehde légitimes et illégitimes. Une Fehde légitime devait être précédée d’une lettre de déclaration envoyée à la personne visée et les hostilités ne pouvaient commencer qu’à compter de trois jours après réception.

Le Fehdebuch de la ville de Francfort devait servir à un tel contrôle des Fehde légitimes et illégitimes. Le conseil y notait soigneusement la date de réception d’une lettre de déclaration de Fehde et celle où son adversaire entamait ses représailles.

333.

StAN, Amts- und Standbücher n° 32, 1490, fol. 1-5 pour la première Frage mentionnée (Bourgmestres sire Paulus Volkmeir et à la place de Marquart Mendel, sire Jacob Grolant. Feria quarta Cinerum ipso die Mathie 1490)

334.

Cf. StAN, Amts- und Standbücher n° 32 (1490), fol. 2, colonnes de droite et de gauche