Définition et élaboration des Briefbücher

Les Briefbücher de Nuremberg forment une série presque sans interruptions entre 1404 et 1738. 100 volumes furent constitués entre le début du XVe siècle et 1530. Composés de plus de 200 folios papier chacun, ils reproduisent des lettres sur une trentaine de cm de haut et 23 cm de large, reliées sous une couverture en cuir parfois ornée d’un fermoir. Tout en commençant en 1404, la série conserve le témoignage de livres de missives antérieurs. Un décalage existe en effet entre les numéros actuels et les références médiévales. Le numéro 13 des livres conservés apparaît dans les comptes municipaux avec le numéro 21 (l’actuel n°1 serait donc l’ancien n°9). Dans la mesure où chaque livre couvre plusieurs années au début du XVe siècle, il s’avère hasardeux de remonter en arrière pour déterminer précisément la date d’apparition des Briefbücher. Mais le fonds des livres de copies fournit peut-être un élément de réponse. Un livre de copies consacré aux années 1366-1383 336 enserre en effet de nombreux écrits envoyés par Nuremberg à toute une variété de destinataires. Dépourvu d’unité thématique contrairement aux livres de copies du XVe siècle, ce Kopialbuch marque le prélude des Briefbücher, institués probablement dans les années 1380.

Dans les registres épistolaires nurembergeois, les missives, terminées pour la plupart par une datation ou un « ut supra », se suivent dans un ordre grossièrement chronologique. Dans le premier registre conservé, les périodes d’exercice des bourgmestres n’apparaissent pas, mais sous les lettres figure souvent le nom du magistrat qui présida à leur rédaction ou les rédigea en personne. Dès le second registre, comme dans les Briefeinlaufregistern (registres de documents reçus), un système de découpage interne selon les Fragen se met cependant en place. Dans les livres suivants, il devient systématique et instaure un cadre chronologique et administratif intangible pour l’inscription des missives. Si d’aventure, la date vient à manquer dans une missive des Briefbücher, la référence aux Fragen permet au moins une approche à quelques semaines près.

A l’intérieur des Fragen, la succession des missives est le plus souvent chronologique. Parfois une lettre dont l’enregistrement a été oublié est inscrite après coup. Au sein d’une même période, les secrétaires se livrent aussi à quelques rapprochements thématiques, qui leur épargnent de réécrire les mêmes formules ; l’ordre chronologique s’en trouve alors rompu temporairement.

La période couverte par un registre est très variable, de même que l’épaisseur de chaque volume, qui oscille entre 144 et 515 folios. Le changement de livre intervient à divers moments de l’année. Certains tomes commencent lors du nouvel exercice du conseil, à Pâques, d’autres débutent en même temps que l’année civile, à Noël, d’autres, enfin, n’épousent aucune date marquante du calendrier. Ces variations rendent plus ardue l’analyse quantitative des registres. Pour compter les lettres, il faut substituer aux registres constitués un repérage année par année. Dans la mesure où les Missivenbücher de Rothenbourg privilégient les années civiles, ce système de découpage au premier de l’an facilite la comparaison. Les premiers registres nurembergeois, dépourvus d’indications sur les Fragen, résistent à l’entreprise, mais les Briefbücher suivants y invitent à leur façon en signalant en gros caractères le passage à l’année suivante.

Les textes successifs inscrits dans les Briefbücher forment à première vue des doubles de missives ensuite envoyées à leurs destinataires.

Les Briefbücher correspondent dans certains cas au lieu d’élaboration des missives et servent de brouillon, en amont de l’original. L’allure des inscriptions sur les premiers registres suffit à s’en convaincre. En mars 1405, Nuremberg écrit à Ulm en réponse à la dernière lettre de la cité souabe et d’une lettre jointe en provenance d’Anvers. Un premier projet de missive est alors rédigé dans le Briefbuch n° 1 337 . Outre plusieurs mots biffés ou rajoutés en marge et entre les lignes, toute la lettre est barrée en travers .

« Ulm
Lieben Freunde. Ewern brief, den ir uns mitsampt der von Antwerff brief brief gesant habt 338 , haben wir den Jacob Hesel unsern burger hören lassen und der spricht, daz im in den sachen zemal ungütlichen geschehen sey und geschehe hat vor uns zu den heiligen mit seinen rechten erweiset und behabt, daz er bey seinen tagen 339 gen Antwerff nye kumen sey und das nye gesehen hab und sey 340 auch der sache, als die wirtin zum Roten Schilt zu Antwerff und des Remen sun ewrs mitburgers sun auf in aussgeben haben, zemal unschuldig sey. Und ez spricht auch der egenant unser burger, daz im von des egenanten ewrs mitburgers sun in der sache zumal ungütlichen geschehen sey, wann er das frevelich vor vil erbern kaufleuten und an mangen steten für war aussgeben und geredt hab, daz der unser das ye getan hab und des schuldig sey und hab auch kheinen zweifel darynne gehabt, damit er dem unsern 341 sein ere und guten lewmund swerlich benomen und abgesniten hab und in doch vormals darumb nye zu rede geseczt hab 342 . Nu ist der unser bey uns also herkumen, daz wir vormals khein sölch sache noch desgleichen von im nye gehört noch vernomen haben ; darumb so biten etc, daz ir ewrs mitburgers sun daran weisen wöllet, gen wem und an welchen steten er die sache von 343 do er die sache von dem unsern aussgeben und geredt hab, daz er do widerrede, daz dem unsern in der sache ungütlichen geschehen sey und auch des unschuldig sey, als er in beschuldigt hab ; auch haben wir durch ewern willen unsern burger besant daran geweiset, daz er des vorgenanten ewers mitburgers sun gern sichern wil auf freuntlich recht, also daz er herwiderumb auch sicher auf freuntlich recht. Antwurt. » ’

[ Résumé : En mars 1405, Nuremberg écrit à Ulm en réponse à sa dernière lettre et à une lettre jointe en provenance d’Anvers : Suite à cette lettre, le conseil de Nuremberg a convoqué Jacob Hesel, un bourgeois nurembergeois. Lequel a déclaré sous serment qu’on veut lui faire tort dans ses affaires et qu’il n’est jamais allé de sa vie à Anvers, qu’il est innocent de ce dont l’accusent l’aubergiste de l’écu rouge à Anvers et le fils de Rem, un bourgeois d’Ulm. Aux yeux du conseil de Nuremberg, ces accusations tenues devant de nombreux marchands et de nombreuses villes et présentées comme vraies portent atteinte sans raison à l’honneur et à la réputation du Nurembergeois, qui ne semble avoir en rien mérité cela. Le conseil de Nuremberg demande donc à Ulm d’interroger le fils de Rem et de s’informer sur les témoins de ses propos afin qu’il leur fasse un démenti et lave de tout soupçon le Nurembergeois. Lequel s’engage alors à se tenir satisfait d’une justice amiable si le bourgeois d’Ulm fait de même. Demande de réponse ]

Une seconde lettre, de même teneur, toujours adressée à Ulm, mais plus brève, suit ce premier projet. Datée du samedi avant dimanche Letare (28/03/1405), elle est à son tour barrée et fait place à la lettre suivante :

« Ulm.
Lieben freunde. Als ir uns yeczunde von des Jacobs Hesels unsers burgers wegen verschriben und der von Antwerff brief damit gesant habt, das haben wir wol vernomen und haben auch demselben unsern burger dieselben brief hören lassen. Also hat derselbe unser burger vor uns einen eyd zu den heiligen gesworen, daz er des unschuldig sey und khein pferd zu Antwerff umb nyemande entlehent hab und maint im geschehe gar ungütlichen von des Hansen Remen, ewrs mitburgers sun, daz der vor vil erbern kaufleuten und an mangen steten aussgeben hab, daz er des schuldig sey, und hab im damit seinen ere und guten leumund swerlich abgesniten. Doch wie dem allen ist, so haben wir unsern burger daran geweiset, daz er ewers mitburgers sun gern sichern wil auf freuntlich recht, also daz er in herwiderumb auch sicher auf freuntlich recht ; und lat uns des ewer verschrieben antwort wider wissen. Datum ut supra »’

[ Résumé : même teneur que plus haut. On apprend cependant le motif des accusations portées contre le Nurembergeois. Il aurait pris un cheval à Anvers, ce dont l’accuse Hans Rem, le fils d’un bourgeois d’Ulm. Le conseil ne réclame plus dans cette lettre un interrogatoire de Rem, mais réitère l’offre de justice amiable de part et d’autre, et demande une réponse écrite ].

Comme cet exemple en atteste, les lettres ébauchées dans les Briefbücher étaient susceptibles de révisions pour des raisons multiples. La correction des tournures allemandes, une erreur sur le nom des protagonistes, la recherche d’une plus grande concision, le souci de ne pas froisser son destinataire ou une missive rendue caduque par l’arrivée d’un nouveau courrier, suffisaient à entraîner des ratures ou à annuler un projet de missive. Le texte était alors barré ou portait en marge « non exuit ».

En dépit de cette utilisation des Briefbücher comme brouillons, la plupart des missives paraissent avoir suivi un autre processus d’élaboration et résultent d’une écriture à plusieurs mains.

En théorie, le projet de lettre ou de réponse revient, nous l’avons vu, au conseil. Ainsi, les délibérations du conseil en 1471 prévoient par exemple « d’écrire aux villes d’être présentes dimanche ici à cause de la réunion de Ratisbonne », ce qui se traduit dans le registre épistolaire 34a par une lettre adressée à Rothenbourg, Dinkelsbühl, Windsheim, Wissembourg et Schweinfurt 344 . Mais le lien entre les deux sources n’est pas toujours apparent. De nombreuses missives prennent place dans les Briefbücher sans trouver mention dans les procès-verbaux du conseil. Dans ces cas, l’iniative appartient sans doute aux deux bourgmestres en exercice lors de la Frage. Pendant la semaine, les deux magistrats s’instruisent des affaires survenues dans la ville et collectent le courrier destiné au conseil. Ils « expédient » seuls les affaires courantes et s’occupent des lettres les plus ordinaires, en rédigeant une réponse ou en en confiant le soin à la chancellerie. Les premiers registres des Briefbücher témoignent de ces rôles en mentionnant au bas des lettres le nom du magistrat responsable : « P.Haller personne » ou « ad mandatum P.Haller ». On comprend mieux dans un tel contexte la mention des Fragen. Un rapport du secrétaire municipal Johann Aitinger en 1538 permet en outre d’éclairer la tâche des bourgmestres dans la tenue des correspondances.

« …l’enregistrement des missives prend une telle ampleur que mes bons sires de l’honorable conseil de Nuremberg ont l’habitude et la coutume de faire enregistrer par un jeune secrétaire particulier, nommé à cet effet, toutes les missives produites par les honorables sires ou l’honorable conseil […]. Elles concernent toutes sortes de choses, aussi infimes puissent-elles être. Dans un second temps, ils font enregistrer et copier ensemble en bon ordre dans un livre chacune des choses qui est écrite et communiquée à leurs Prudences sous forme de missive par tous les états, hauts et bas. On tient aussi un registre ordonné sur ces mêmes enregistrements qui permet de trouver à tout moment sans effort particulier ce que Leur Prudence a répondu à untel ou untel. Par-là beaucoup de travail et de peine sont épargnés… » 345

Aux côtés des lettres que les secrétaires de chancellerie élaborent directement dans les registres, se rangent donc des textes rédigés à part par les bourgmestres, puis simplement recopiés dans le Briefbuch.

Les lettres ou réponses importantes font quant à elles l’objet d’une élaboration ou d’un débat en conseil : « in consilio audita ». Elles sont alors mentionnées dans les procès-verbaux (Ratsverlässe) et recopiées dans les Briefbücher.

Les registres allient ainsi sans distinction apparente des brouillons et des doubles de lettres, rédigés par différentes instances de la ville.

Comme la rédaction, la correction des missives dépend de plusieurs personnes. Si les retouches de pure forme appartiennent sans doute à la chancellerie, une fois ébauchée, la lettre doit être à nouveau soumise aux bourgmestres pour d’éventuelles révisions. Le secrétaire municipal qui l’a couchée sur le Briefbuch porte alors sur le livre les corrections nécessaires. A ce moment seulement, de simples scribes peuvent recopier le texte sur une feuille volante, y porter l’adresse du destinataire et soumettre le pli au détenteur du sceau municipal.

Sur le long terme, la pratique des registres épistolaires s’est indéniablement affinée. Les volumes de 1478-1479 (BB 36) ou de 1479-1482 (BB 37) présentent fort peu de ratures. Sur les quelque 200 folio examinés, aucune missive n’a été barrée complètement, les marges restent vierges de toute remarque, seuls quelques mots et expressions sont biffés ou surajoutés. On ne saurait en dire autant des premiers volumes qui accumulent les biffures, les rajouts ou les taches d’encre. Encore dans les années 1446-1448 (BB18), les ajouts en marge et les corrections foisonnent 346 .

On peut trouver de nombreuses explications à ce phénomène. Le nombre de lettres ébauchées directement sur le registre a sans doute diminué au cours du XVe siècle. Une meilleure connaissance des formules épistolaires, des rédacteurs mieux formés purent également contribuer à la meilleure tenue des livres épistolaires. Mais la modification des structures d’élaboration des missives envoyées paraît en être la raison majeure. L’écriture à plusieurs mains cèda sans doute peu à peu le pas aux travaux d’écriture spécialisés des secrétaires municipaux. Devant l’ampleur prise par les correspondances et face à d’autres priorités politiques, les messieurs du conseil et les bourgmestres laissèrent une latitude accrue à la chancellerie dans la tenue des registres épistolaires. En 1519, dans son épître à Staupitz, Christoph Scheurl, un conseiller nurembergeois, souligne en effet que la rédaction des missives s’inscrit parmi les devoirs du Ratsschreiber (secrétaire municipal, secrétaire du conseil à Nuremberg). A la chancellerie, toute la correspondance extérieure passait entre les mains de cet officier municipal. Il apportait au petit conseil les lettres qui demandaient une réponse collégiale et sa présence en séance lui permettait en retour d’élaborer des missives en conformité avec les souhaits du gouvernement 347 . Les procès-verbaux de 1492 à 1541 attestent par exemple de 29 lettres-expertises confiées à la charge du Ratsschreiber, en réponse à des demandes de conseil provenant des villes voisines. De simple secrétaire au début du XVe siècle, le secrétaire municipal était devenu le principal rédacteur des missives à la fin du siècle. Dès 1414 et jusqu’en 1441, l’écriture du secrétaire du conseil, B. Neithard, couvre les pages des registres, avec de rares interruptions au profit des secrétaires de chancellerie Ulrich Truchsess, Johannes Schütz ou Heinrich Steinmetz. La même main confectionna les index destinés à faciliter le repérage des missives par destinataires dans les volumes 6 à 14.

La réduction du nombre des intervenants dans la rédaction des missives et la plus grande confiance accordée aux Ratsschreiber entraînèrent moins d’hésitations, de ratures, de changements de mains au sein des registres. Les Briefbücher restèrent néanmoins des livres qui accompagnaient l’envoi des lettres originales et qui étaient soumis à l’approbation du gouvernement. A ce titre ou pour avoir fait preuve de leur utilité, ils reçurent au fil du XVe siècle un soin et un prestige grandissant.

Notes
336.

Cf. StAN, Amts- und Standbücher n°38, sur parchemin, 119 fol. à l’origine

337.

Cf. StAN, BB 1, fol. 16 verso et s.

338.

en marge, brief…habt

339.

au-dessus de la ligne, bey …tagen

340.

au-dessus, daz er

341.

au-dessus, im

342.

en marge, und … hab

343.

au dessus, er wisse

344.

Cf. Martin Schieber (éd.), Die Nürnberger Ratsverlässe 1452-1471, Neustadt/Aisch, 1995, p. 134

StAN, BB 34 a , fol. 35r-36v

345.

Cf. Rapport de l’ancien secrétaire municipal Johann Aitinger en 1538. Cité en allemand par Ernst Pitz, Schrift- und Aktenwesen der städtischen Verwaltung im Spätmittelalter. Köln-Nürnberg-Lübeck, Cologne, 1959

346.

Cf. StAN, BB 18. Sur les 1000 premières lettres du volume, j’ai relevé 9 missives complètement barrées ou « non sorties », ce qui ne reflète en rien la fréquence des corrections et ajouts de moindre envergure.

347.

Sur les secrétaires municipaux, voir infra, chapitre : Les acteurs de l’intercommunalité