Les sentiments d’appartenance

« Il faut garder à l’esprit que les traits caractéristiques des représentations collectives et leurs tendances sont de s’exprimer et de se manifester dans des formes matérielles, de nature souvent symbolique ou emblématique. Tout se passe comme si la pensée d’un groupe ne pouvait naître, survivre, et devenir consciente d’elle-même sans s’appuyer sur certaines formes visibles dans l’espace. » (Halbwachs, 1939)

Quand une émeute éclata dans la cité impériale de Schweinfurt en hiver 1446, les délégués des villes voisines, dépêchés sur place de toute urgence, virent décliner leurs aimables propositions d’intercession. Les gens de Schweinfurt « avaient commencé une affaire entre eux et entendaient la clore entre eux ». La cause de la ville prenait à cette occasion l’ascendant sur celle d’un groupement de villes.

Aujourd’hui, comme au Moyen Âge, l’intercommunalité appelle la définition d’un sentiment d’appartenance commun et d’une identité fédératrice. Par là, le groupe de communes qui coopèrent devient une communauté à l’existence ressentie et reconnue, parfois inscrite en sus dans un territoire. Ce sentiment d’appartenance auxquels s’intéressent de plus en plus les experts de l’intercommunalité n’est pas toujours spontané, ni manifeste.

Dans la pratique, en chacun, coexistent des sentiments mêlés, partiels et parfois concurrents qui impliquent des choix entre plusieurs possibilités d’appartenance. Chaque personne est portée à définir son propre territoire, à privilégier une appartenance à la famille, à un métier, à une ville ou un pays... Parfois, néanmoins, dans la foule des sentiments entretenus par un individu ou un groupe, quelques-uns peuvent former un plus petit commun dénominateur, puis devenir une référence commune apte à fonder et souder une communauté unie. Dans ces conditions, qu’il s’agisse d’appartenir à un ensemble de villes ou à une cité, les hommes les plus convaincus de cette identité s’en prévalent et brandissent l’appartenance commune comme un drapeau. Quelques acteurs locaux jouent sur cette corde sensible pour asseoir leur propre position tout en donnant jour dans les faits aux sentiments fédérateurs et aux actions communes. D’autres se contentent de partager ces mots d’ordre communs sans les afficher .

Le sentiment d’appartenance qui préside à l’intercommunalité ne coïncide pas toujours avec les relations effectives tissées entre des communes. Il n’est pas figé ; l’action des hommes le construit peu à peu au travers de gestes et d’efforts de regroupements. Il ne représente pas un acquis, mais forme un projet à construire constamment 382 . Mais malgré son caractère aléatoire et le fait qu’il soit inégalement partagé ou exprimé, le sentiment d’appartenance à une communauté de villes fournit une voie d’approche de l’intercommunalité franconienne médiévale. Au moins, une investigation sur le sujet peut-elle permettre de mieux cerner les catégories dans lesquelles les villes se rangeaient elles mêmes.

Dans le cadre d’une étude historique, la difficulté première consiste à approcher de tels sentiments d’appartenance. L’entreprise n’est déjà pas aisée quand il s’agit d’explorer les sentiments latents qui président aux formes actuelles de l’intercommunalité. C’est donc presque une gageure que d’espérer approcher les références fédératrices des villes médiévales et leurs identités communes.

Les médiévistes ne se privent pas pour autant de conclusions sur les sentiments d’appartenance, la conscience citadine ou les identités urbaines. Ordinairement, leurs travaux postulent qu’un sentiment d’appartenance réside là où convergent plusieurs facteurs communs : un même relief, un même problème, une même enceinte, un même type de gouvernement, une même constitution urbaine, une même histoire ou un même ennemi…

Dans sa recherche des relations interurbaines, Pierre Flandin-Bléty procéde à une telle archéologie du sentiment collectif et des expressions de solidarité entre les villes du Quercy.

« Entre la fin du XIIIe siècle et les années 1360, on remarque les efforts progressifs et particuliers de chaque cité pour parvenir à se doter des attributs essentiels de toute ville à consulat et faire fonctionner au profit des habitants un système collégial de gouvernement. Dans cette quête de la puissance municipale, tout est diversité. […]Ainsi, chaque ville reflète-t-elle l’histoire de sa propre émancipation dans la singularité de ses institutions consulaires. En revanche, on aura noté que les différents supports de l’autonomie urbaine rapprochent les consulats entre eux et gomment les particularismes de l’organisation municipale. Ils renforcent par leurs traits communs le groupe actif des consulats et façonnent la conscience collective des villes. Parmi celles-ci, les plus importantes revêtent des dimensions humaines similaires : mêmes caractères démographiques, activités économiques voisines, pareilles stratifications socio-politiques et simultanéité des conflits entre oligarchie et populaires. L’épreuve commune des guerres les atteint de façon identique dans leurs nécessités financières et suscite la mise en œuvre de semblables procédés de sauvegarde. » 383

Le raisonnement paraît logique ; les différences éloignent et séparent les villes, les ressemblances les rapprochent et façonnent une conscience commune.

Mais ces principes de généralité ne tiennent pas l’épreuve d’un examen attentif. Un milieu géographique partagé, fût-il contraignant, ne crée ni une réelle solidarité, ni un sentiment d’appartenance aptes à générer une communauté d’action. Ici, l’appartenance à un même espace de montagne est considérée comme un bien commun et sert de matrice à une identité. Ailleurs, la même montagne fait naître un vague sentiment de subir des conditions comparables, mais est ressentie comme une gêne et un obstacle dans la constitution d’un groupe. Le milieu commun ne fait pas forcément le sentiment commun. Pourquoi en irait-il autrement des « dimensions humaines similaires », démographiques, économiques, sociales ou historiques ?

La similitude des conditions peut être par contre une façon de légitimer, après coup, un groupe qui s’est soudé autour d’autres valeurs, moins sujettes à publicité.

Le passé commun, l’activité économique partagée, des stratifications socio-politiques similaires ne forgent que des facteurs de rapprochement potentiels entre villes. Le sentiment d’appartenance suppose, lui, que les populations impliquées, ou au moins une partie d’entre elles, aient été conscientes de ces traits d’union et convaincues de leur spécificité.

Plutôt que de recenser des potentialités et de se perdre en conjectures, on peut partir à l’affût des sentiments d’appartenance mis en discours par les villes. Dans son souci de manifester son existence et de renforcer sa cohésion, toute cité devait instruire ses habitants et l’extérieur ; elle développait, plus ou moins fortement, une rhétorique et une pédagogie de la vie commune. Les coopérations interurbaines réclamaient elles aussi de semblables discours de ralliements. Certes, ils ne renforçaient pas à eux seuls l’appartenance au groupe intercommunal. Parallèlement aux paroles qui mettaient en scène la coopération ou le rapprochement, l’analyse des gestes d’amitié ou des institutions bâties entre plusieurs villes restent un passage incontournable de l’analyse. Mais les discours et les sentiments d’appartenance exprimés y forment une introduction en désignant explicitement des groupes et des thèmes de rapprochement.

Ce faisant, il faut avoir à l’esprit que, pour la période considérée, la rhétorique identitaire saisie émane toujours des leaders de l’intercommunalité et des cercles municipaux dirigeants. Les aspirations et sentiments intercommunaux du simple bourgeois, si tant est qu’ils aient existés, échappent à l’analyse. On peut certes suivre le parcours du Gemeine Mann d’une localité à l’autre, le voir aux prises avec le conseil d’une ville voisine et exprimer son inimitié à cette dernière, mais de là à saisir ses sentiments d’appartenance intercommunale…

Les discours que les villes médiévales lèguent sur elles-mêmes consistent en chroniques, en éloges, poèmes et autres descriptions urbaines 384 . Souvent rédigées avec l’aval des gouvernements urbains, voire sur leur commande, ces sources littéraires trahissent la « propagande identitaire », distillée par l’élite dirigeante au reste de la communauté et aux étrangers. Elles désignent les corps sociaux auxquels le gouvernement demandait d’adhérer et de porter son soutien.

Aux côtés des sources littéraires, les missives et leur rhétorique suggèrent de chercher la didactique identitaire urbaine dans des discours plus ordinaires. Couramment, les documents administratifs ou législatifs classent et constituent des catégories. Par leur nature même, les missives et les formulaires divisent la société en sous-ensembles qui appellent chacun une manière spécifique d’écrire. La ville rédactrice doit se positionner face à ces groupes de correspondants, et ce faisant, trahit le cercle de ses amitiés et inimitiés. Les documents administratifs procèdent donc, à leur façon, à un bornage. Ils définissent ce qui fait partie d’une même communauté ou ce qui reste au dehors 385 .

Si le groupe intercommunal devait dire ses limites et définir ses membres, ses démarches réclamaient en outre une légitimation, qu’entreprenaient les traités d’alliance et parfois les missives. Même les villes les plus habituées à coopérer se rappelaient de temps à autre les idéaux communs qui motivaient une action concertée. En 1446, les délégués de Nuremberg, Rothenbourg et Windsheim ne débarquèrent pas au cœur des émeutes de Schweinfurt sans avoir préparé leur argumentaire, sans justifier leur présence et leur offre de services.

Cet effort de légitimation déployé entre les villes associées se doublait sans doute en chacune de discours justifiant l’intercommunalité au regard de la communauté. La coopération interurbaine entraînait des dépenses importantes. Elle conduisait les agents municipaux, les mercenaires et les conseillers loin de l’enceinte qu’ils étaient censés administrer. On a dès lors du mal à croire que les conseillers aient pu se passer de quelques justifications face à leurs concitoyens. Reste-t-il des traces de tous ces discours ? Et quels furent les arguments employés ?

Notes
382.

L’exemple de plusieurs expériences intercommunales actuelles en atteste. Dans la plaine comtoise, l’initiative d’un petit groupe d’agriculteurs soucieux de résoudre les problèmes agricoles locaux est parvenue à faire naître un groupement intercommunal et une appartenance commune à la plaine comtoise. Partis de préoccupations professionnelles, ces agriculteurs élargirent le débat au problème de la crise des villages et lui donnèrent un caractère public à grand renfort d’images et de réunions ouvertes à tous. Jusque-là, les habitants avaient des sentiments d’appartenance diffus, la conscience d’être d’un pays d’élevage, de relever du Jura, d’être de la montagne ou d’une zone déshéritée. Au terme de cette action, ils s’approprièrent une identité commune et positive à la « plaine comtoise ».

383.

Cf. Pierre Flandin-Bléty, Essai sur le rôle politique du Tiers Etat dans les pays de Quercy et de Rouergue (XIIIe-XVe s.). Consultats et relations consulaires, Paris, 1979.

384.

J’ai eu l’occasion de me familiariser avec ces sources en étudiant les représentations urbaines de Nuremberg et leurs fonctions. Cf. Laurence Buchholzer, Une ville et ses représentations. Nuremberg 1420-1540, Mémoire de maîtrise de l’université Paris 1-Panthéon/Sorbonne, 1993. De nombreux travaux d’historiens travaillant sur les chroniques urbaines ou les fêtes analysent la conscience citadine(Sebstbewusstsein). Voir par exemple Pierre Monnet, « Particularismes urbaines et patriotisme local dans une ville allemande de la fin du Moyen Âge : Francfort et ses chroniques », dans R. Babel et J.-M. Moeglin (dir.), Identité nationale et conscience régionale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, Sigmaringen, 389-400 ; du même, « La ville en fête : conceptions et représentations à Francfort (et dans quelques autres villes d’Empire) à la fin du XVe siècle », dans G. Chaix (dir.), La ville à la Renaissance. Espaces, représentations, pouvoirs, Tours, 1998.

385.

Voir sur ce point l’étude exemplaire d’Odile Kammerer, « Le dedans et le dehors des villes impériales de l’Oberrhein », dans Mélanges offerts à Francis Rapp. Revue d’Alsace 122 (1996), p. 159-169