Les éloges de villes forment une tradition inaugurée pendant l’Antiquité et poursuivie au Moyen Âge. Le lecteur assidu de la littérature laudative urbaine y rencontre des cités qui revendiquent leur singularité. A partir de telles sources, les travaux de Paul Zumthor sur la ville se tournèrent tout entiers vers la forte conscience d’elle-même développée par chaque ville. En chacune semble s’épanouir un esprit de citadelle.
‘ « Au sein d’une Création dont les traditions ascétiques dénoncent la faiblesse et la fugacité, la ville se pose, seule, solide et sûre. Sa centralité dément la sauvagerie – c’est-à-dire la ruralité – du reste du monde […] La ville est donc ‘mise à part’, comme l’indique sa muraille. Mais elle se maintiendrait mal sans une conscience aiguë d’elle-même, entretenue symboliquement par le culte du saint qu’elle s’est donné pour protecteur » 389 . ’Souvent, à l’invite des représentations picturales ou littéraires des villes médiévales où le mur sert de pictogramme à la cité, on rapproche la naissance d’une conscience urbaine spécifique et l’existence d’une muraille que les habitants de la cité 390 avaient à construire et à défendre. Comme le mur urbain, l’éloge de ville est devenu le symbole même de l’esprit de clocher ou d’un patriotisme local, que semblent corroborer, dans ces textes, une fréquente rhétorique du centre et une conception cosmocentriste de l’espace. La Florence de Leonardo Bruni était « au centre comme une maîtresse et une dominatrice. Comme sur un bouclier rond, avec des anneaux emboîtés les uns dans les autres […], nous voyons ici les régions en forme d’anneau s’emboîter les unes dans les autres. La première est la ville comme un nombril au milieu du cercle alentour » 391 . Bâle fut à son tour pour Aeneas Silvius le « centre de la chrétienté » 392 et Nuremberg, selon Johannes Cochlaeus, le « centre de l’Europe », « de l’Allemagne », « de la Franconie » et « de la vertu ». Par sa façon de tenir la ville louée pour unique, de ne rien voir d’autre qu’elle, l’éloge médiéval paraît aux antipodes de l’intercommunalité. Pour peu qu’il ait été rédigé par un natif du lieu, l’éloge serait l’expression du localisme et d’un sentiment d’appartenance étriqué à sa commune-patrie.
Des historiens et philologues invitent cependant à une réinterprétation des éloges, qui, considérés dans leur ensemble, traduiraient non plus l’esprit de clocher mais une conscience urbaine 393 en voie de développement et de généralisation. Dans leur totalité, les textes encomiastiques auraient permis l’émergence de la ville comme « état d’âme », l’éclosion d’un état d’esprit spécifiquement urbain 394 . Asiles d’érudits et parfois d’humanistes, berceaux d’écoles ou d’universités, dès le XIVe siècle, de nombreuses villes ne s’en remettent plus à quelques trouvères, chevaliers errants ou clercs gyrovagues pour faire parler d’elles. Le temps est venu pour elles de prendre la plume, d’élaborer et de consacrer leur vision du monde. Les éloges urbains suivent de peu le mouvement d’urbanisation et témoignent d’une prise de conscience de ce phénomène. Ils contribuent à conceptualiser une identité proprement urbaine et transforment l’image de la ville que véhiculaient jusque-là les textes cléricaux ou les poèmes épiques 395 . Dès le XIIe siècle de grandes métropoles européennes disposent d’éloges comme celui de Londres vers 1180 par William Fitzstephen, le De magnalibus urbis Mediolani de Fra Bonvesin della Riva en 1288 ou le Tractatus de laudibus Parisius de Jean de Jandun en 1323. Puisque l’urbanisation est moins précoce dans l’espace germanique, le mouvement littéraire encomiastique intervient plus tard en Allemagne et ne connaît un réel essor qu’au XVe siècle. Néanmoins, au même titre que leurs voisins européens, les éloges médiévaux allemands se prêtent à une étude des conceptions génériques de la ville au Moyen Âge. A partir de tels textes, à travers eux et avec eux, se forme et s’articule une pensée urbaine, « une vision bourgeoise du monde » 396 .
Les textes laudatifs urbains n’ont peut-être pas encore été tous recensés en Franconie. Si les œuvres des humanistes ont été répertoriées, certains éloges de langue allemande n’ont conservé qu’une réputation locale et n’éveillent que les souvenirs de l’archiviste du lieu. Nombreux mais inégalement répartis à l’échelle régionale, les textes encomiastiques franconiens illustrent de façon exemplaire les mutations du regard sur la ville intervenues du Xe au XVe siècle et l’émergence d’un discours produit par le milieu urbain lui-même.
Paul Zumthor, La Mesure du monde. Représentation de l’espace au Moyen Âge, Paris : Seuil, 1993, Chapitre 6 : « La ville »
Dans G. Duby (dir.), Histoire de la France urbaine. La ville médiévale, t.2, Paris, 1980, la muraille est désignée comme un « élément essentiel pour la prise de conscience urbaine au Moyen Âge ». Pour beaucoup d’historiens, le mur urbain « était pour ainsi dire la colonne vertébrale de la Selbstverständniss urbaine ». Dans de nombreuses villes des XIIIe-XIVe siècles, les communautés urbaines dressèrent dans le même élan des murs et la constitution de leurs villes. Ne disait-on pas que « einen burger und einen gebuer scheit nicht me wen ein czuhen und ein muer » (« un bourgeois et un paysan ne sont séparés par rien de plus qu’un fossé et un mur ») ?
L’existence de murailles conditionna parfois l’accès d’un lieu au statut de ville. La règle valut pour la Franconie sous le règne de Louis le Bavarois. Lors des fondations urbaines ou des élévations au rang de ville, les textes faisaient à cette époque une référence expresse à un mur en dur, caractéristique de la ville, en plus de la détention d’un marché et d’un tribunal. Dans leurs éloges, tout comme dans leurs sceaux ou dans des représentations picturales, les villes mirent longtemps en exergue leurs fortifications. À ses visiteurs de marque, Nuremberg montrait par exemple ses fortifications et son arsenal.
Mais ce lien entre la conscience urbaine et les murs de la ville, souligné par les historiens, soulève des questions sans réponses. Les petites bourgades ou les petites villes, qui peinaient à s’ériger des murs en durs, protégées par de simples palissades, étaient-elles caractérisées pour autant par une moindre conscience de soi ? Au XVe siècle, des villes comme Nuremberg, Ulm ou Rothenbourg étaient parvenues à se construire un territoire bien au-delà des murs de la cité. Leurs élites multipliaient les possessions et les maisons fortes aux environs. Les progrès des techniques d’artillerie et de sièges rendirent parallèlement les travaux de fortifications si coûteux que la plupart des villes durent renoncer au XVIe siècle à ces nouveaux équipements. De telles mutations ont-elles conduit à un transfert de la Selbstbewusstsein urbaine vers d’autres points de cristallisation ? Ont-elles entraîné au XVIe siècle un affaiblissement de la conscience urbaine, comme plusieurs historiens allemands le laissent entendre ? Ou faut-il admettre que le facteur « muraille » n’a pas joué un rôle si important que cela dans l’identité de chaque ville ?
Sur ces questions, voir Monika Porsche, Stadtmauer und Stadtentstehung. Untersuchungen zur frühen Stadtbefestigung im mittelalterlichen deutschen Reich, Hertingen, 2000 ; Heinrich Koller, « Die mittelalterliche Stadtmauer als Grundlage städtischen Selbstbewusstseins », dans B. Kirchgässner et G. Scholz (dir.), Stadt und Krieg, Sigmaringen, 1989, (Stadt in der Geschichte, 15), p. 9-25 ; Voir également Odile Kammerer, « Le dedans et le dehors à l’échelle des petites villes impériales de l’Oberrhein », dans Mélanges offerts à Francis Rapp. Revue d’Alsace 122 (1996), p. 159-169 et, de la même, « Réseaux de villes et conscience urbaine dans l’Oberrhein (milieu XIIIe siècle-milieu XIVe siècle) », Francia 1999. Délaissant la notion de muraille constitutrice d’une identité urbaine, Odile Kammerer propose de suivre le « phénomène humain qui consiste à borner son espace et celui d’une communauté à laquelle on peut faire corps ». Elle suit pour cela la terminologie du dedans et du dehors dans les villes impériales de l’Oberrhein. Dans la région rhénane, la notion du dedans et du dehors semble s’être d’abord attachée à la maison, à partir du début du XIIe siècle. Le report de ces concepts domestiques sur la ville ne s’est opéré qu’à la fin du XIIIe siècle et surtout au XIVe siècle.
Cf. Hans Baron, From Petrach to Leonardo Bruni. Studies in Humanistic and Political Literature, Chicago, 1968. Le texte de l’éloge est reproduit dans l’appendice de cet ouvrage : « Bruni’s Laudatio », p. 240 et s.
La formule est d’Enea Silvio Piccolomini, Pie II, dans son éloge de Bâle. « Basilea, sicut mihi videtur, aut christianitatis centrum aut ei proxima est ». Sur la rhétorique du centre dans les éloges, à partir du modèle hiérosolomytain du « nombril du monde », voir Harmut Kugler, Die Vorstellung der Stadt…, Munich, 1986, chapitre 4 : « Die Stadt als Zentrum des gestalteten Landes ».
Voir Hartmut Kugler, Die Vorstellung der Stadt in der Literatur des deutschen Mittelalters, Munich, 1986. Cf. Thomas Cramer, Geschichte der deutschen Literatur im späten Mittelalter, DTV, 1988, chap.5, p.232 et s. ; C.J. Classen, Die Stadt im Spiegel der Descriptiones und laudes urbium in der antiken und mittelalterlichen Literatur bis zum Ende des zwölften Jahrhunderts, Hildesheim-Zürich-New York, 1986
Cf. Yves Renouard, Les villes d’Italie de la fin du Xe siècle au début du XIVe siècle, Paris, 1960, fasc. 1, p.1-11
Sur l’image de la ville colportée par les textes cléricaux, épiques ou nobiliaires, voir :
Jacques Le Goff, « Guerriers et bourgeois conquérants. L’image de la ville dans la littérature française du XIIe siècle », dans L’Imaginaire médiéval, Paris : Gallimard, 1985, p. 208-241 ; Christine Bousquet-Labouérie, « L’image de la ville dans les Grandes Chroniques de France : miroir du prince ou du pouvoir urbain », dans Noël Coulet et Olivier Guyotjeannin (dir.), La ville au Moyen Âge, tome 2 : Sociétés et pouvoirs dans la ville, Paris, 1998, p. 247-261.
Sur les éloges allemands, voir l’analyse et l’inventaire réalisés par Hartmut Kugler, dans Die Vorstellung der Stadt, Munich, 1986. Voir aussi l’analyse de Gérald Chaix sur Cologne, De la cité chrétienne à la métropole catholique : vie religieuse et conscience civique à Cologne au XVIe siècle, thèse d’Etat de l’université de Strasbourg, 1994 ; Henri Platelle, « L’image rêvée de la ville au Moyen Âge. L’exemple de Ratisbonne et de Cambrai », dans Rosanna Brusegan (coord.), Un’ idea di città. L’imaginaire de la ville médiévale, Instituto italiano di cultura di Parigi, septembre 1992, p.27-35