Quand les éloges évoquent d’autres villes

Par essence, les éloges ne voient l’univers qu’à travers le prisme de la ville représentée. Tout élément extérieur, proche ou lointain, est rapporté à l’horizon urbain connu et ne prend de l’intérêt qu’à ce titre. A travers le miroir déformant des éloges franconiens, filtrent peu d’échos des autres cités.

Les villes mentionnées sont les traditionnelles références à la culture antique ou médiévale, Le Caire, Constantinople, Paris, Athènes 421 . Elles s’ajoutent à Rome, Jérusalem 422 ou Bethléem, images de villes saintes idéales présentes dans l’éloge nurembergeois de 1424 ou dans l’apologie de Bamberg par Gerhard de Seeon.

L’éloge nurembergeois de Hans Rosenplüt comporte en outre des référents germaniques, religieux et impériaux. L’évocation d’Aix-la-Chapelle et de Vienne instaure une discrète comparaison avec Nuremberg, hissée pour le coup au rang de capitale. Sur le terrain du sacré, Trèves, Cologne et Aix-la-Chapelle entrent en lice. Leurs pélerinages voués aux 10 000 chevaliers martyrs, aux 11 000 vierges et à la Vierge Marie donnent la mesure de la dévotion que la communauté de Nuremberg devait égaler.

Les éloges de Nuremberg, Würzbourg ou Bamberg restent presque totalement muets sur les autres villes franconiennes. L’éloge anonyme de Nuremberg en 1424 présente cependant une intéressante comparaison entre Nuremberg et Bamberg :

« ils (ceux de Nuremberg) sont au-dessus de toutes les villes / seule Cologne sur le Rhin/ pourrait bien être leur égale/ ils ont aussi beaucoup de grandes reliques / et Bamberg en fait aussi partie/ c’est une ville bonne et libre / avec son tombeau impérial / Je ne veux pas oublier Rome. / Rome et Aix sont dignes d’honneurs… » 423 Cette évocation de Bamberg, reprise à Gotffried de Viterbe, indique en filigrane la popularité des pèlerinages régionaux sur la tombe de Henri II. Le discours encomiastique nurembergeois place Nuremberg sur la carte des lieux de dévotion régionaux et tente d’en faire une halte incontournable à une époque, où, cela a été démontré pour Venise, « la renommée des bonnes villes dépend plus encore des reliques qu’elles détiennent que de la force de leur muraille ou de la réputation de leurs tribunaux. Un classement subtil s’opère entre elles sur ce critère qui sert de base à une sorte de géographie spirituelle. C’est la vogue du pèlerinage mal distingué du tourisme pieux qui en est l’origine » 424 . ’

L’intégration de Bamberg dans les discours nurembergeois est ainsi le signe d’une compétition urbaine accrue entre les deux localités. Sur tous les plans, y compris celui du sacré, Nuremberg entend bouleverser les hiérarchies franconiennes établies et détrôner la cité épiscopale de Bamberg.

Les éloges produits sur le sol franconien se chargèrent de renforcer l’attachement local dans chacune des trois cités qui dominaient la hiérarchie urbaine régionale. L’apparition, au bas Moyen Âge, d’éloges en langue vulgaire et de laudationes humanistes assura sans doute aux plus tardifs de ces textes une audience accrue dans toutes les strates de la société bourgeoise 425 . Ils purent cultiver d’autant mieux l’appartenance communale. Mais ces éloges ne se comprennent pas les uns sans les autres, ils se répondent et se complètent. Leur succession des éloges dans le temps manifeste le bouleversement progressif des équilibres urbains, le déclassement de Bamberg et Würzbourg au profit de Nuremberg. Il subsistait au XVe siècle une compétition entre Bamberg et Nuremberg. Les deux villes exprimèrent ce conflit hiérarchique par éloges interposés. Après les éloges nurembergeois de 1424 et 1447, Bamberg ne tarda pas à faire de la surenchère en célébrant à son tour ses propres mérites..

Cependant, et sans doute à leur corps défendant, ces éloges concurrents oeuvrèrent pour une promotion commune du monde urbain. Chacun de leur côté, ils contribuèrent à bouleverser l’image idéale de la ville qui avait prévalu entre le Xe et le XIVe siècle. Ils invitèrent progressivement à jauger la ville moins en termes de sacralité qu’en termes de mérite, d’industrie, de réputation et d’harmonie 426 .

Il ne faudrait pas croire qu’aux villes dépourvues d’éloges manquaient la fierté et l’identité locale. L’inventaire général des éloges 427 pour tout l’empire signale un accès tardif des petites et moyennes villes aux éloges urbains. La célébration de leurs louanges ne perça timidement qu’au XVIe siècle. Ce n’est pas faute auparavant d’avoir hébergé des humanistes ou dispensé l’instruction à leurs propres artisans. Mais ces laudateurs donnèrent la préférence aux grandes villes demandeuses, tandis que les frais d’un éloge pouvaient paraître inutiles aux petits budgets municipaux souvent au bord de l’asphyxie. La conscience urbaine des petites cités s’exprima alors sans doute dans des supports plus ordinaires, en se cristallisant par exemple dans les ordonnances, les statuts, les fêtes ou les commémorations publiques. Au demeurant, les petites villes n’eurent qu’à attendre l’apparition des cosmographies pour poindre dans les textes littéraires. Au XVIe siècle, la chronique des comtes de Zimmern 428 ou la Cosmographie de Sébastian Münster entreprirent de balayer l’image d’une Allemagne désertique et barbare forgée par Tacite.

« Si tu considères notre Allemagne/ tu trouveras que de nos jours elle a toute autre allure qu’elle avait il y a 1 200 ans quand Ptolémée la décrivait et avant lui Strabon. Car à l’époque on n’y trouvait aucune ville ceinte d’une muraille, mais elle était couverte d’une grande forêt sauvage et les gens y habitaient ça et là dans les vallées et vers les cours d’eau dans de petites huttes. Ils n’avaient aucune industrie ni commerce (Handierung). Mais de notre temps, elle n’est pas moins construite que l’Italie ou la France. » 429 . ’

Entre les mains des géographes et des cartographes, les villes, quelle que fût leur taille, commencèrent alors à devenir des points de repère et de référence, marqueurs de l’espace 430 . La notion de semis urbain s’imposa peu à peu au XVIe siècle et s’accompagna d’un souci de systémique, d’ordonnancement et d’exhaustivité dans la présentation des villes. A compter de la Cosmographie de Sébastian Münster 431 , le livre devait remplacer le déplacement et comme au fil d’un voyage, permettre de « visiter et éprouver la situation des pays, villes, cours d’eau… » 432  ; les petites villes y trouvèrent leur place. Mais ces topographies ne cultivaient déjà plus l’identification à une ville, ou aux villes. Elles cherchaient à éveiller le sentiment d’appartenance à un Etat territorial ou à la Nation allemande, parce qu’on « ne doit pas rester hôte et étranger dans sa patrie », mais être un « vrai enfant du pays » 433 .

Notes
421.

Cf. Hans Rosenplüt, Der Spruch von Nürnberg, G.W.K. Lochner (éd.), Nuremberg, 1854, vers 189 et s., « Et si un homme a grand amour et attrait / pour les beaux arts magistraux/et a une demande dans tous les arts / s’il cherche en pays bohême à Prague / et aussi en Autriche à Vienne/s’il recherche le cercle et la ligne / et qu’il les cherche en Pologne et en Prusse / et dans la grande Novgorod et la haute Russie / et à Constantinople en Grèce / Il ne trouvera pas vraiment / de quoi réjouir sa quête / S’il cherche en Egypte au Caire/et aussi en Haute Inde / et à la cour du prêtre Jean / sa quête ne sera pas assouvie / S’il cherche en France à Paris / et dans la plus grande école d’Athènes / et s’il cherche la physique d’Orient / et s’il cherche la grammaire de Priscien / et s’il cherche la sagesse de Salomon /…tous ces arts il les trouve à Nuremberg ».

422.

Entre autres, voir sur ce point, W. Ehbrecht, « Überall ist Jerusalem », dans Wilfried Ehbrecht, Konsens und Konflikt, Cologne : Böhlau, 2001, p. 429-473

423.

Cf. Anonyme, Ein Sag von der edlen und wirdigen Stat Nurenberg, vers 1424, Adelbert von Keller et Edmund Goetze (éd.), Fastnachtspiele aus dem 15. Jahrhundert, Stuttgart, 1853, (Bibliothek des literarischen Vereins, 30), p. 1168-1171

424.

Cf. Elisabeth Crouzet-Pavan, « Récits, images et mythes : Venise dans l’iter hiérosolomytain », MEFREM 96 (1984), p. 489-535

425.

Le Liber Chronicarum d’Hartmann Schedel, où l’éloge de Nuremberg figure en bonne place, en double page au folio C, a été distribué au moins à 1000 exemplaires, sans compter les copies mises sur le marché par l’Augsbourgeois Johann Schönsperger. Tout un lot d’exemplaires latins fut expédié à Milan. A Florence, Hans Fürleger en engrangea 70 en langue latine. A Gênes, Hieronymus Rotmund prit 24 chroniques. Trois marchands de Vienne commandèrent pour 141 florins. Le réseau de distribution de l’imprimeur Koberger en Franconie, bavière, souabe et dans le reste de l’Europe laisse augurer des autres pôles centres touchés. Les éloges en langue vernaculaire ont quant à eux circulé par le biais des diverses confréries urbaines de maîtres-chanteurs, qui se mirent eux aussi à composer sur leur ville au XVIe siècle à l’exemple de Hans Sachs sur Nuremberg, comme Onophrius Miller à Ulm et Elias Freudenberg à Bresslau.

La composition des éloges semble avoir suivi pour sa part les canaux des connaissances interurbaines. Après avoir loué Nuremberg, le poète-artisan Hans Sachs se tourna vers des correspondantes régulières de sa ville et composa sur Munich, Vienne, Francfort, Nördlingen, Ratisbonne, Lünebourg, Lübeck, Hambourg ou Salzbourg.

426.

Cf. Hans Sachs, Ein Lobspruch der Statt Nürnberg (1530), dans Adelbert von Keller et Edmund Goetze (ed.), Hans Sachs Werke, tome 4, Stuttgart, 1870, (Bibliothek des literarischen Vereins 105), p. 189-199 : « Voudrais-je selon l’expérience/ raconter toutes les choses pièce par pièce/ tous les offices qu’ils commandent/ la grande sagesse de leurs dirigeants/ dans les gouvernements temporels et spirituels/ toutes les ordonnances, réformations/toutes les lois, les statuts qu’ils ont/ leurs récompenses, peines et interdictions/ leurs louables mœurs et coutumes/leurs grands hospices municipaux/ leurs somptueux bâtiments et greniers/ leurs joyaux, liberté et richesse/ leur éloquence, faits et réputation/par lesquels la ville est richement ornée/ couronnée et encensée/ que me manqueraient le temps et les mots ».

Les premiers éloges de Nuremberg faisaient également référence à la « noblesse » de la ville, déjà inscrite dans le titre de l’éloge anonyme de 1424 : Ein sag von der edlen und wirdigen Stat Nurenberg, Adelbert von Keller (éd.), Fastnachspiele aus dem 15. Jahrhundert, 3. Teil, Stuttgart, 1853. Omniprésent dans ce premier poème, le qualificatif tend ensuite à s’estomper, même s’il persiste encore dans les éloges de Hans Sachs, qui compare la cité à un « noble » oiseau. Dès 1447, Hans Rosenplüt a cependant entrepris de différencier noblesse légitime et noblesse illégitime. Il remarque dans son éloge de Nuremberg : « Si un individu vole ou pique un grand bien, on le tient pour noble et on le dit valeureux, lui qui n’a jamais gagné son épée avec honneur » et oppose cela à l’attitude de Nuremberg. Cf. Hans Rosenplüt, Spruch von Nürnberg, G.W.K. Lochner (éd.), Nuremberg, 1854

427.

Cf. Hartmut Kugler, Die Vorstellung der Stadt, Munich, 1986

428.

Cf. Karl August Barack (éd.), Zimmerische Chronik, I-IV, Freiburg/Tübingen, 1882 ou les éditions plus récentes de Hans Martin Decker-Hauff (éd.), Die Chronik der Grafen von Zimmern, Sigmaringen, 1964 et s. ou W. Engel (éd.), Die Würzburger Bischofschronik des Grafen Wilhelm Werner von Zimmern und die Würzburger Geschichtsschreibung des 16. Jhdts, (Veröffentlichungen der Gesellschaft für fränkische Geschichte I 2), 1952. La chronique des Zimmern raconte l’histoire de l’archevêché de Mayence et de tous les évêchés suffragants. Elle s’intéresse par exemple à l’évêché de Würzbourg, décrit sur 77 pages. Cette chronique rédigée vers 1550 souligne qu’en Souabe comme dans toutes les régions, la population s’est vigoureusement accrue et développée, de sorte que le mode de vie rural décline et qu’il ne reste presque aucun coin même dans les forêts sauvages et les hautes montagnes qui ne soit habité et colonisé : « als auch gar nach allen Landen … heftig gemehrt und zugenommen, dardurch dann die Landtsart mer, dann in Mentschen Gedechtnus, ufgethon und schier kain Winkel, auch in den rewhesten Welden und höchsten Gepirgen unaussgereut und unbewonet bliben ».

429.

Cf. Sebastian Münster, Cosmographey. Beschreibung aller Lender, Basel, 1544. Réimpression de l’édition de Bâle, 1588 à Munich, 1977. L’extrait cité figure dans l’introduction de l’ouvrage. Voir aussi Sebastian Münster, Germaniae descriptio, Bâle, 1530 ; et, du même, Mappa Europae, Francfort, 1536. Fac-similé par Klaus Stopp (éd.), Wiesbaden, 1965. Une prise de conscience de l’urbanisation allemande émane aussi de certains constats d’Eneas Silvius. Par exemple dans son Oratio in gymnasio in Ingolstadio publica recitata : « coelo iam laetiore et terra nostra exclusis paludibus excisisque vastis nemoribus et inclitis urbibus habitata ». On trouve aussi des considérations sur l’urbanisation croissante dans les descriptions de villes d’Hartmann Schedel : Liber Cronicarum, Nuremberg, 1493. Pour la Souabe, Hartmann Schedel mentionne un processus d’urbanisation au 6e âge du monde, fol. 217v : « Certaines villes en Haute Souabe tenues auparavant pour des villages furent emprises [et entreprises] dans des murs par l’empereur romain [Rodolphe] et dotées de droits urbains et de libertés bourgeois, en particulier Esslingen, Reutlingen et Heilbronn. »

430.

Cette nouvelle conception de l’espace, et partant, de l’espace urbain, se révèle dans les cartes d’Erhart Etzlaub ou dans la méthode de description employée par Münster dans sa Mappa Europae. Cette dernière consiste, pour décrire une région, à partir du point central fixe fourni par une ville et à étendre le champ de vision jusqu’à 6 à 8 Meilen alentour. L’appréhension du paysage et de l’espace au travers des villes n’implique cependant pas une rupture totale avec les éloges. Les cosmographies et topographies compilent souvent les éloges et des chroniques antérieurs pour présenter la teneur de chaque cité. L’histoire y vient à l’appui de la géographie. Voir sur ces questions Hartmut Kugler, Die Vorstellung der Stadt in der Literatur des deutschen Mittelalters, 1986 et Helmut Zedelmair, « Stadtbeschreibung als literarische Tradition : Die fränkischen Reichsstädte in der Kosmographisch-geographischen Literatur der frühen Neuzeit », dans Rainer A. Müller (éd.), Reichsstädte in Franken, vol. 2, Munich, 1989.

431.

Dans les descriptions de villes des XVIe-XVIIe siècles, les villes d’Empire entrent toujours en proportions plus importantes que les villes territoriales, en dépit du souci d’exhaustivité des ouvrages. La tradition qu’elles avaient inauguré par leurs éloges joua sans doute en faveur des villes impériales. Pour entreprendre de décrire les villes territoriales, il fallait mener un travail de création, voire d’enquête sur le terrain, que ne requérait pas l’évocation de nombreuses villes impériales, déjà décrites par des textes littéraires antérieurs. Au XVIIIe siècle, les princes territoriaux, qui avaient besoin d’une connaissance détaillée de leurs possessions pour les organiser plus rationnellement, réclamèrent des rapports statistiques sur les villes. L’ampleur des descriptions se mit à dépendre de l’importance économique et démographique des localités. Les villes de résidence furent alors mieux représentées dans la littérature, et la place accordée aux petites villes s’amoindrit à nouveau.

432.

Cf. Sebastian Münster, Cosmographey. Beschreibung aller Lender, Basel, 1544. Réimpression de l’édition de Bâle, 1588 à Munich, 1977. Au XVIIe siècle, conformément à ce souci de systématisation, pour présenter les villes allemandes, Matthaeus Merian suit la division en cercles d’empire et l’ordre politique de son temps. A l’intérieur de chaque cercle, les villes sont présentées par ordre alphabétique.

433.

Formule de Dresser