Les horizons urbains des chroniques

Comme les éloges, les chroniques municipales ont souvent été interrogées sous l’angle de la conscience urbaine 434 ou de l’identification des élites à leur cité. Aussi, n’est-il pas besoin de longues démonstrations pour souligner l’existence du patriotisme local dans les chroniques urbaines franconiennes, à commencer par celles de Nuremberg. Pierre Monnet le rappelle à propos des mémoires de la famille Rohrbach, une des lignées patriciennes de la ville de Francfort , « pour tenter de recenser dans ces milieux les expressions et les manifestations d’un particularisme urbain fondé sur une conscience identitaire de la fierté et de la singularité du destin d’une ville par rapport à ses voisines, et surtout au sein de l’Empire, bien des cités pouvaient s’offrir à l’enquête ». Jean-Marie Moeglin a montré à son tour l’étroite imbrication entre le récit historique sur une ville, le développement de l’autonomie urbaine et la prise de conscience d’une identité locale. La mise en écriture d’une histoire urbaine spécifique couronne un processus d’émancipation urbaine et suit de peu l’élaboration des statuts, des institutions, ou des privilèges de la ville. Les chroniques urbaines ont pour vocation d’être le récit de « ceux d’ici », par opposition aux autres, à « ceux de là-bas », même s’ils sont eux aussi des citadins.

« L’histoire de la ville ne serait-elle racontable qu’à partir du moment, le XIIIe siècle, où le développement de l’autonomie urbaine fait que l’on peut l’écrire à partir de l’opposition structurelle entre l’action de wir, die von Augsburg, die von Nürnberg, agissant hie, ici, et l’action de ceux de là-bas ? ».’

Pourquoi dans ce cas cultiver le paradoxe et chercher l’intercommunalité dans des chroniques où s’exprime avant tout l’appartenance à un lieu, à une ville seule et unique ? C’est en définitive le cosmocentrisme des sources chronistiques qui m’y a invitée. Les chroniqueurs représentent un temps et un espace rapportés à leurs centres d’intérêt et leur horizon d’expérience, partant, à leurs propres sentiments d’appartenance. Dans les chroniques urbaines il n’existe pas de centre géographique universel. Les événements qui se déroulent au-delà des murs se concrétisent au travers de ce qui parvient jusqu’à la ville. Les faits décrits ne se comptent pas en kilomètres et en termes rationnels, mais dépendent d’une proximité « affective », « subjective » entre la ville placée au centre de la chronique et le reste du monde. Aussi, ne fût-ce qu’en mentionnant certaines cités plus que d’autres, les chroniques municipales peuvent-elles exprimer quelque chose des « affinités électives » entre villes ou suggérer l’existence de relations fréquentes. Dans cet espace extérieur ramené à la ville, plus ou moins lointain, les autres cités trouvaient-elles considération ? Dans quels cercles et dans quels termes ?

Alors qu’elles sont dépourvues de sources épistolaires, quelques cités franconiennes disposent de chroniques municipales médiévales. Dès lors, plutôt que d’ouvrir l’abondante chronistique nurembergeoise 435 , la quête des appartenances intercommunales se fera ici volontairement dans des milieux urbains « différents », la ville épiscopale de Würzbourg et Schweinfurt, la petite ville impériale la plus distante de Nuremberg. Toutes deux peuvent proposer une perspective originale sur les relations intercommunales.

Notes
434.

Sur les chroniques en général, voir Rolf Sprandel, Chronisten als Zeitzeugen : Forschungen zur spätmittelalterlichen Geschichtsschreibung in Deutschland, Cologne/Weimar/Vienne, Böhlau, 1994, (Kollektive Einstellungen und sozialer Wandel im Mittelalter, vol. 3). A l’égale des éloges de villes, les chroniques urbaines marquent l’avènement de l’émancipation des villes dans la littérature. Après avoir éventuellement trouvé place dans la chronistique ecclésiastique ou princière, les cités pèsent, au XIVe siècle en Italie, et à partir du XVe siècle en Allemagne, sur leur propre historiographie. Sur la ville dans les chroniques ecclésiastiques, voir par exemple François Fossier, « La ville dans l’historiographie franciscaine de la fin du XIIIe siècle et du début du XIVe siècle », MEFREM 89 (1977), p. 641-655. A propos des chroniques urbaines et de la conscience locale, voir Pierre Monnet, « Particularismes urbains et patriotisme local dans une ville allemande de la fin du Moyen Âge : Francfort et ses chroniques », dans R. Babel et J.-M. Moeglin (dir.), Identité nationale et conscience régionale en France et en Allemagne du Moyen Âge à l’époque moderne, Sigmaringen, 389-400 ; du même, « La ville en fête : conceptions et représentations à Francfort (et dans quelques autres villes d’Empire) à la fin du XVe siècle », dans G. Chaix (dir.), La ville à la Renaissance. Espaces, représentations, pouvoirs, Tours, 1998 ; Heinrich Schmidt, Die deutschen Städtechroniken als Spiegel des bürgerlichen Selbstverständnisses im Spätmittelalter, Göttingen, 1958 ; J.-Marie Moeglin, » Les élites urbaines et l’histoire de leur ville en Allemagne (XIVe-XVe siècles) », dans Les élites urbaines au Moyen Âge, Paris-Rome : Publications de la Sorbonne, 1997, p. 351-383. On peut lire par exemple dans Pierre Monnet, supra : « Les productions chronistiques et autobiographiques des cercles dirigeants de la ville impériale de Francfort peuvent donc constituer un terrain d’étude privilégié des manifestations tout d’abord d’un patriotisme urbain d’adhésion à l’empereur fondé sur la reconnaissance et l’exaltation du rôle « impérial » de la cité, mais également d’un patriotisme de défense contre des seigneurs territoriaux particulièrement königsfern dans cette région de l’Allemagne, et enfin d’un patriotisme de conquête s’illustrant aussi bien dans la promotion de l’activité des foires que dans la constitution d’un territoire urbain. Ces mêmes écrits fournissent aussi l’occasion de cerner les expressions d’un particularisme local fondé sur la conscience développée par les familles dirigeantes que le destin hors du commun de leur ville est bien leur œuvre…Les chroniques urbaines émanant précisément des élites en charge de ce destin, écriture de soi et du chez-soi, peuvent ainsi être examinées comme autant de justifications mais aussi autant de signes d’une sorte de Sonderweg, une particularité à la fois historique et légendaire, géographique ou naturelle, et politique…Elles traduisent ainsi l’émergence d’une identité commune propre à souder les énergies particulières autour de ce projet collectif : Francfort, ville favorisée par les empereurs, doit continuer d’assurer et d’assumer quelque peu jalousement sa mission particulière de maison spéciale du roi et d’emporium de tout l’empire. »

435.

Cf. Karl Hegel (éd.), Die Chroniken der fränkischen Städte. Volumes 1-5 : Nürnberg, Leipzig, 1864-1872, (2e éd. inchangée Göttingen, 1961), (= Chroniken der deutschen Städte, vol.1-3 et 10-11). La chronistique nurembergeoise a été analysée dans le cadre des ouvrages suivants : Gerhard Hirschmann, « Die Nürnberger Geschichtsschreibung bis Müllner », dans Gerhard Hirschmann (éd.), Johannes Müllner, Die Annalen der Reichsstadt Nürnberg von 1623, Teil I : Von den Anfängen bis 1350, Nuremberg, 1972, p. 1-7, (Quellen zur Geschichte und Kultur der Stadt Nürnberg, 8) ; Joachim Schneider, « Typologie der Nürnberger Stadtschronistik um 1500. Gegenwart und Geschichte in einer spätmittelalterlichen Stadt », dans Peter Johanek (éd.), Städtische Geschichtsschreibung im späten Mittelalter und der frühen Neuzeit, Vienne,2000, (Städteforschung, 47) ; Joachim Schneider, Heinrich Deichsler und die Nürnberger Chronistik des 15. Jahrhunderts, Wiesbaden : Ludwig Reichert Verlag, 1991 ; J.-Marie Moeglin, » Les élites urbaines et l’histoire de leur ville en Allemagne (XIVe-XVe siècles) », dans Les élites urbaines au Moyen Âge, Paris : Publications de la Sorbonne, 1997, p. 351-383 ; Helmut Haller von Hallerstein, « Nürnberger Geschlechterbücher », MVGN 65 (1978), p. 212 et s.

Les chroniques de Nuremberg ouvrirent, au XIXe siècle, la grande série d’éditions consacrées aux chroniques urbaines, les Chroniken der deutschen Städte. Le matériel est si abondant qu’il suffit à remplir cinq volumes, mais il mêle indistinctement les mémoires familiaux patriciens, les notes autobiographiques de conseillers, les annales urbaines et des rapports administratifs. Devant les chroniques au sens strict, l’historiographie a pris l’habitude de distinguer à Nuremberg deux courants de rédaction, parfois mêlés, l’un patricien, l’autre bourgeois.

Le «  Püchel von meim geslechet und von abentewr » (Petit livre sur mon lignage et les événements) s’inscrit dans la première catégorie. Son auteur, Ulman Stromer (1329-1407), descend d’une famille patricienne les plus renommées de Nuremberg et participe aux affaires de la ville à partir de 1371. Son ouvrage, qui mêle les notices lignagères et des données historiques locales ou impériales, est généralement considéré comme la première chronique nurembergeoise. Inspiré de l’autobiographie de Charles IV, il débute par des données généalogiques, puis raconte l’histoire de la ville à travers celle de la lignée des Stromer.

Une chronique anonyme, dite Chronique du temps de l’empereur Sigismond, rédigée après 1420, conte d’abord à grands traits, puis avec plus de détails après 1430, les annales de Nuremberg jusqu’en 1434. Son auteur dut avoir accès à certains documents du gouvernement et utilisa par exemple les Acht- und Verbotbücher. Un autre anonyme poursuivit le travail jusqu’en 1441.

Dans le dernier tiers du XVe siècle, plusieurs auteurs inconnus reprirent le legs annalistique nurembergeois. Ils combinèrent le premier ouvrage historique laissé sur Nuremberg par Ulman Stromer entre 1385 et 1395, Büchel von meinem geschlecht und von abenteur, et la chronique du temps de Sigismond. Des sources non nurembergeoises enrichirent les récits sur le passé de la ville, tandis que des documents d’époque étoffèrent la relation des événements jusqu’en 1469, puis jusqu’en 1487. Il reste de ces collections historiques 5 versions, parfois divergeantes et contradictoires. Le brasseur nurembergeois Heinrich Deichsler (1430-1507) compila à son tour tous les matériaux précédents et y ajouta sa touche pour les années 1488-1506, en glanant ses informations sur la place publique de Nuremberg. De toutes les chroniques locales, celle de Deichsler est sans doute la plus éloignée des sphères directes du pouvoir urbain.