Des vertus inégalement partagées

Ces catégories distinguées, il fallait sans doute être un homme de l’art pour savoir apprécier les infimes nuances des tournures épistolaires réservées à chaque type de ville. Ainsi, la confrontation terme à terme des salutations, pétitions et exordes ne révèle pas de véritable écart entre les formules destinées aux villes seigneuriales et celles qui revenaient aux villes impériales. Les adjectifs rencontrés conjuguent, dans les deux cas, les mêmes marques d’amitié, de confiance, de service et d’amour offert.

Une nette variation rhétorique introduit cependant une distinction entre grande ville et petite ville. Dans l’art d’écrire nurembergeois, au contraire des autres « chers amis », les grandes villes reçoivent le titre de « fürsichtigen Freunden » (prudents amis) ou de « Fürsichtigkeit » (prudence). La « prudence » constitue de la sorte leur marque de distinction. Selon le sens médiéval du terme, si toutes les villes devaient dans l’idéal avoir en partage la sagesse, seules les plus grandes d’entre elles semblaient donc à même d’anticiper, de prévoir, d’entendre et discerner, de comprendre et d’agir avec circonspection. On leur prêtait une forme de sagesse plus visionnaire et plus mûrie que celle du commun. Des fonctions privilégiées de jurisprudence leur semblaient ainsi dévolues 513 . A suivre la définition qu’Alcuin donna de la prudence, l’élite des villes profitait aux yeux des autres d’une faculté rare, « la science des choses divines et humaines pour autant qu’elle est donnée à l’homme », « l’intelligence de ce que l’homme doit éviter ou de ce qu’il doit faire ». Hugues de Saint-Victor, qui contribua encore à préciser la nature de cette vertu dans son De fructibus carnis et spiritus, associait quant à lui la prudence au conseil (consilium), à la memoria, à l’intelligence, à la providence et à la deliberatio 514 .

Les formulaires nurembergeois, et au-delà l’art épistolaire allemand, puisèrent sans doute leurs distinctions dans la rhétorique civique italienne. La fresque du Bon Gouvernement, réalisée par Ambrogio Lorenzetti (1338-1339) au palais municipal de Sienne représentait déjà une ville sous les auspices de la sagesse. Unie par le bien commun, Sienne réunissait sous une forme allégorique les 3 vertus théologales (Fides, caritas et spes) et les 4 vertus cardinales (prudence, justice, force et tempérance) 515 . Quand les cités ordinaires pouvaient se contenter de prétendre à la sagesse, les meilleures et les plus grandes d’entre elles se devaient de décliner les quatre vertus cardinales et de fuir leurs opposés : avaritia, superbia, vanagloria, crudelitas, proditio, fraus, furor, divisio et guerra 516 . C’est ce même programme moral que l’on retrouve sous la plume de Hans Sachs, dans son éloge de Nuremberg. Là encore figurent 4 vertus, les quatre demoiselles qui gardent Nuremberg, assez proches des vertus cardinales pour pouvoir les y assimiler : sagesse, justice, amour de la vérité et force. En définitive, c’est donc dans ce poème qu’il faut chercher la traduction la plus exacte de ce que les formulaires entendaient par la prudence :

« La première demoiselle en robe blanche/ correspond à la sagesse de ceux de Nuremberg / quand ils doivent traiter de quelque chose/ quand journellement ils tiennent conseil/ avec des gens expérimentés et instruits/ qui sont chez eux très honorés/ ils considèrent prudemment ce qui est à venir/ ils prêtent attention avec application à toutes les circonstances,/ qui, quoi, comment, quand, où et pourquoi, pour quelles raisons, enfin le lieu et la somme/ où l’ennemi leur a tendu un piège/ pour les faire tomber par pratique et ruse/ de telle sorte qu’ils s’entendent par la sagesse/ à trouver le moyen de lui échapper./ Par de sages et bonnes décisions/ la ville a souvent conservé la paix. » 517

Ces conclusions tirées du seul cas d’étude nurembergeois demandent bien sûr une mise à l’épreuve. Mais les pratiques épistolaires de Nuremberg semblent avoir été largement partagées. Au début du XVIe siècle, Rothenbourg emploie un vocabulaire épistolaire tout à fait similaire. Ses registres de correspondances 518 apostrophent toutes les villes destinataires de l’amicale salutation « chers amis ». A l’égale de son homologue nurembergeois, le conseil de Rothenbourg écrit aux autres cités comme à des « compères », parés d’attributs de sagesse et d’honorabilité (ewr Weisheit, ersame Weisheit). Sous sa plume, la prudence n’est que le privilège de quelques-unes, indéniablement classables parmi les grandes cités. Ulm reçoit à plusieurs reprises le qualificatif « ewr fürsichtigkeit », tandis que l’Ammeister, les chevaliers et le conseil de Strasbourg se voient salués d’un solennel « ewre gestrenigkeite fürsichtige erbern Weysheit ». Nuremberg, enfin, compte parmi les privilégiées ; ceux de Nuremberg sont pour le conseil de Rothenbourg, « nos prudents, respectables et sages, très chers et très bons amis » (fürsichtigen, erbern unnd weyssen besondern lieben unnd guten Freunde). La différence hiérarchique entre Rothenbourg et Nuremberg s’en trouve manifestée, une « petite » cité marque ainsi sa déférence envers une « grande ».

Par leurs formules d’adresse, leurs titres ou leurs pétitions, les missives municipales mettent en exergue un sentiment essentiel aux relations entre villes. Tous les liens interurbains se fondent en théorie sur l’amitié, qui doit sceller l’appartenance à un même groupe et inciter à l’action conjointe ou réciproque. En se prodiguant des marques d’amitié, ne soit-elle qu’épistolaire, les villes instaurent entre elles un principe de secours gracieux, de conseils, d’informations et d’assistance. Ce lien amical idéal, tendu entre toutes les cités médiévales, range leurs brouilles, leurs rivalités ou leurs conflits éventuels contre l’ordre des choses. Ce sont des désordres à abolir au plus vite, car des amis ne peuvent par définition se combattre. Les multiples prises de contact entre villes, les efforts déployés en concertations préalables ou en réunions d’arbitrage remontent sans doute à ce postulat. L’amitié prodiguée aux autres cités, proches ou lointaines, seigneuriales ou impériales, fixe à toutes une intercommunalité de projet, un but théorique d’entraide et de paix.

Les villes se parent en outre de vertus identitaires qui fixent à chacune un code de conduite commun. Leurs chroniques, éloges et missives forment un programme idéologique d’une parfaite cohésion, ils célèbrent à l’unisson des qualités exclusivement urbaines, empruntées à la culture universitaire, conformes à l’honorabilité et à la sagesse. De telles valeurs communes n’excluent pas la présence d’une hiérarchie entre les villes et leurs vertus. Les missives en renforcent l’existence en entérinant lettre après lettre des rapports de déférence. Au sein de l’espace franconien, les relations hiérarchiques entre Nuremberg et ses voisines en sortent encore confortées.

Notes
513.

Nuremberg appliqua à la lettre ces exigences en prodiguant ses conseils à Wissembourg en 1457. Elle conseilla à sa petite voisine impériale la prudence face aux princes, trop prompts à servir leurs intérêts propres. Le tout était de « s’esquiver, agir en douce, être flexible, faire la sourde oreille et regarder de loin ». Cf. Fritz Schnelbögl, « Die fränkischen Reichsstädte », Zeitschrift für bayerische Landesgeschichte 31 (1968), p. 421-474, ici p. 430. Le passage se trouve : StAN, Ratsbuch 1b, p. 328

514.

Voir Jacques Paul, Culture et vie intellectuelle dans l’Occident médiéval, Paris, Armand Colin, 1999, p. 195 et s. ; Ulrich Meier (éd.), Mensch und Bürger. Die Stadt im Denken spätmittelalterlicher Theologen, Philosophen und Juristen, Munich, 1994

515.

Cf. Chiara Frugoni, A Distant City. Images of Urban Experience un the Medieval World, Princeton : Princeton University Press, 1991, p. 118 et s.

516.

C’est dans ce registre que puise la chronique municipale de Würzbourg. Elle dénonce en Nuremberg sa superbe et son concours aux guerres.

517.

Cf. Hans Sachs, Ein Lobspruch der Statt Nürnberg (1530), dans Adelbert von Keller et Edmund Goetze (ed.), Hans Sachs Werke, tome 4, Stuttgart, 1870, (Bibliothek des literarischen Vereins 105).

518.

Cf. Stadtarchiv Rothenbourg, Missivenbücher 216 (1501-1503) et 221 (1515-1517)