L’intérêt du pays

Parmi les motifs de regroupements urbains, il s’avère souvent difficile de dissocier le voisinage, l’amitié et l’intérêt du pays. L’appartenance au pays est un thème fédérateur directement emprunté aux édits de pays régionaux (Landfrieden), qui avaient entre autres charges celle de pacifier le territoire, de limiter les Fehde et de lutter contre les bandits de grand chemin. Aussi fournit-elle un mot d’ordre rassembleur pour des ligues urbaines comme pour des unions mixtes. Née d’un projet de Landfriede, l’union conclue en 1423 entre Schweinfurt, les comtes, les sires et la chevalerie de Franconie place au cœur de ses intentions les besoins du pays franconien :

« Nous nous sommes liés, ligués, engagés et prêtés serment entre nous par une union fidèle selon la teneur et le contenu de notre lettre d’union, dans la mesure où nous avons considéré les nombreuses plaintes de la communauté du pays de Franconie, à cause d’attaques et offenses ininterrompues, de la violence illégitime, d’accablements, de guerres et de pillages qui veulent se faire jour et croître dans ce même pays, et pour que l’on puisse d’autant mieux prévenir et résister à ces offenses extraordinaires et ces accablements injustifiés du pays et pour que le pays de Franconie et aussi la communauté, riche et pauvre puisse rester dans ses dignités, autorités, privilèges, bonnes coutumes, anciens usages et meilleure paix dont nos ancêtres défunts et nous sommes issus, nous, les comtes, barons, chevaliers et écuyers de l’union en Franconie pour nous et pour tous ceux qui sont dans cette union ou qui voudront encore nous y rejoindre pour l’intérêt général particulier, la piété, l’honneur, la protection, la paix et la tranquillité du susdit pays et de la communauté et pour la conservation de la bonne coutume et la liberté (freyung) de ce et de notre pays, nous nous sommes ligués et unis au mieux […]et nous nous liguons et unissons nous en particulier et avec toute fidélité jurée à la communauté des honorables et sages bourgmestres, conseil et bourgeois de la ville de Schweinfurt et tous leurs héritiers et successeurs bourgeois par une union et ligue fidèle. Cette même union doit être gardée, conservée et exister totalement pour les 10 prochaines années entières après la date de cette lettre. » 541

Les textes d’unions urbaines recourent de même à des formules qui marient l’intérêt des villes et celui du « pays » tout entier :

« …pour notre intérêt, notre paix et notre sérénité et ceux du pays commun, nous nous sommes unies l’une à l’autre et liguées, nous nous unissons et nous nous liguons comme cela est écrit ensuite… » 542

Au-delà d’une défense des « intérêts du pays », les villes aspirent à contrecarrer dans cet espace les coups portés à leurs intérêts particuliers. Le 10 novembre 1397, les villes impériales de Rothenbourg et de Schwäbisch Hall s’entendent sur ce point tout en célébrant leur amitié et leur voisinage :

« Comme il se trouve que nous avons connu et constaté jusque-là et depuis longtemps une fidélité et une amitié exemplaires et constantes et que nous voulons encore la constater et la reconnaître dans les temps futurs avec l’aide de Dieu tout puissant à l’égard de nos chers amis et voisins fidèles, l’ensemble des honorables, prudents et sages bourgmestres et conseillers et bourgeois de la ville de Rothenbourg sur la Tauber et pour cette raison, et aussi à cause des troubles, des mouvements de troupes hostiles et des pillages qui se sont manifestés chez eux et autour de nous dans la contrée et dans le pays et qui s’éveillent chaque jour, nous avons considéré cet amour, cette fidélité et cette amitié et nous nous sommes promis et assurés avec eux unanimement en bonne connaissance de cause et sans arrière pensée, avec juste et bonne fidélité sans aucun danger une fraternité l’un envers l’autre en vertu de cette lettre pour les trois ans à venir après la date de cette lettre et nous avons aussi juré serment devant Dieu et les saints avec nos doigts offerts (aufgebot) de tenir toujours et strictement la fidélité, la fraternité, les choses et les articles, tels qu’ils sont inscrits dans cette lettre avant et après mot à mot… » 543 . ’

Quand Nuremberg, Nördlingen, Rothenbourg, Dinkelsbühl, Windsheim et Wissembourg s’unissent au nom du pays en 1452, elles expriment leur volonté d’y voir avant tout les routes débarrassées des brigands et des prises d’otages dont sont victimes leurs marchands. L’intérêt du pays recouvre ici celui des principaux centres commerciaux et des villes de transit au Sud de la Franconie.

« Nous les bourgmestres et conseils urbains des villes du saint empire suivantes, nommées Nuremberg, Nördlingen, Rothenbourg, Dinkelsbühl, Windsheim et Wissembourg déclarons publiquement par cette lettre devant nous et tous nos autres bourgeois et l’ensemble des riches et des pauvres et devant nos héritiers :
En considérant légitimement que le pays et les routes du saint empire sont accablées par de nombreux désagréments (widerwertigkeit) et que nous et les nôtres avons été de façon illégitime plusieurs fois accablés et endommagés ; en considérant aussi qu’un grand intérêt pour le pays et les gens peut venir et vient du bien de la paix que l’on doit aimer et encourager et aider à protéger contre les dommages de la discorde de multiples façons selon les lois divines et naturelles, par bonne opinion et pour que nous mêmes nous puissions rester aussi d’autant mieux et d’autant plus en paix au sein de l’empire romain, avec de bonnes précautions (fursetzen) et en toute conscience (wolgedachte mute), pour l’honneur du Dieu tout puissant et de la reine du ciel, pour l’honneur du roi des Romains et prochain empereur Frédéric et pour celui du Saint Empire, pour tenir et observer tous leurs droits, pour nos intérêt, paix et sérénité et ceux du pays commun, nous avons ensemble convenu de l’amitié décrite ensuite, nous nous sommes unies et liguées en vertu de cette lettre pour les 5 ans qui suivront cette lettre » 544 .’

Le pays qui légitime les rapprochements urbains reste la plupart du temps sans détermination géographique. S’il se limite dans les faits aux zones d’influence et d’escorte des villes contractantes, il est question, dans les textes, du « pays », de « nos contrées », ou « des alentours », plus souvent que de la Franconie. L’intercommunalité se réclame ainsi d’un pays qui ne coïncide pas avec la région. Il importe certes de le défendre et de le surveiller. A cette fin, les villes quadrillent le territoire avec leurs services de renseignements. Leurs lettres se préoccupent des moindres mouvements de troupes et rumeurs de guerre dans la campagne environnante. Mais le pays dont se réclament les villes impériales est un espace sans contours, une référence si vague qu’elles doivent parfois s’assurer entre elles du territoire dont il est question !

« Vous nous avez écrit à propos des mouvements et rassemblements de troupes qui auraient lieu dans le pays et devraient se porter contre vous, nous vous faisons donc savoir que nous n’avons entendons parler ni ne connaissons l’existence d’aucun rassemblement ni mouvement, et si vous nous aviez écrit exactement dans quel pays et par qui ces mouvements et rassemblements sont faits, nous vous aurions volontiers donné des renseignements à ce sujet » 545 . ’

L’intérêt du pays qui fédère les groupements urbains ne renvoie pas seulement à un espace géographique. Il n’est que la forme matérielle sur laquelle la pensée du groupe s’appuie. Son absence de bornes et de contours lui donne une dimension symbolique. Ce « pays », c’est aussi l’empire, l’ancien Reichsgut et l’honneur ou aux droits qui y sont attachés. Dans les propos des villes impériales, le pays désigne ainsi un espace réel où les cités entendent mener une lutte commune pour la sauvegarde de leurs marchands, de leurs intérêts commerciaux et de leurs droits ou propriétés. Mais il forme en parallèle la figure emblématique de l’empire dont les villes doivent ensemble devenir les gardiennes. En arguant de l’intérêt du pays, les villes impériales alliaient leur secteur d’intérêt et l’idée universelle de l’empire.

Notes
541.

Cf. Johann Christian Lünig, Des Teutschen Reichs-Archiv, vol. 7 et vol. 12, Leipzig, 1712 et 1713, p. 232

542.

La formule est par exemple présente dans les unions entre Nuremberg et Windsheim. Cf. StAN, Amts- und Standbuch 47, fol. 73-73v

543.

Cité par Ludwig Schnurrer, , « Schwäbisch Hall und Rothenburg. Die Nachbarschaft zweier Reichsstädte in der Geschichte », dans Württembergisch Franken – Jahrbuch des Historischen Vereins für Württembergisch Franken 65 (1981), p.145-176. Cf. HstAM, Rst Ro U818 et U817 ; Document similaire établi pour Hall dans UB Hall I 296 U 1053, p. 151.

En 1397-1398, Rothenbourg contracta ces alliances avec Hall et Windsheim pour rompre son isolement. Alors qu’elle avait fait partie auparavant de la ligue urbaine souabe, elle dut renoncer à de tels liens et à une participation à la Landfrieden franconienne en raison d’une disgrâce royale.

544.

Cf. StAN, Amts- und Standbücher n° 47, fol.19 et s. Union entre Nuremberg, Wissembourg, Rothenbourg, Nördlingen et Dinkelsbühl en 1452.

545.

Cf. StAN, BB2, fol. 102v, lettre de Nuremberg à Wissembourg, 27/04/1409 : « Als ir uns geschriben habt von solichs gewerbs und sampnung wegen als yetzund in dem lande auf ew sein sulle, lassen wir ew wissen daz wir von keinen sammung noch gewerbe nicht hören noch wissen haben, aber ir uns eygenlichen verschriben in welhem lande und von wem daz gewerbe und sampnung wer, so wolten wir unser kuntschaft gerne darumb getan haben, und waz wir also darynnen erfaren heten, daz heten wir euch widerumb zu wissen getan und wo wir ewch in den und andern sachen lieb und dienste beweisen mochten, daz teten wir allzeit gerne »