Compter les lettres, un jeu d’enfant ? Facile a priori, l’entreprise se heurte sans tarder à la complexité des registres épistolaires. Bien que nourris à la source commune des formulaires, les documents inscrits dans les Briefbücher ne composent pas un matériau à l’homogénéité parfaite, dont le texte serait l’exact reflet des lettres réellement envoyées. Pour cela, il manque à certains textes la date, les titres du destinataire au grand complet, ou l’élucidation des signes d’abréviations.
Les livres de correspondance fonctionnaient à l’économie et le secrétaire évitait de recopier plusieurs fois un texte presque similaire. Quand le gouvernement municipal prévoyait d’envoyer une missive de même teneur à plusieurs destinataires, le Briefbuch se bornait à donner le contenu d’une lettre et le faisait suivre des noms des autres correspondants, parfois introduits par une remarque en allemand ou latin :
‘ « RotemburgUne lettre inscrite au registre équivalait donc dans ce cas à trois missives originales, dans lesquelles le secrétaire restituait les titres de chaque destinataire et changeait les formules d’adresse. Les Briefbücher portaient en eux les instructions nécessaires à un tel travail de duplication :
‘« Au sire Heinrich sire de Plauen scribere per omnia mutatis mutandis comme à ceux d’Eger jusqu’à la peticion et ensuite une lettre d’accompagnement accrochée à cela pour Matheus von Mengersreut » 1105 ’Non contents d’être des doubles de missives, les registres épistolaires étaient ainsi dépositaires d’un métatexte et comportaient des commentaires sur les lettres et leur traitement.
‘ « Note : On doit penser tout particulièrement pour les prochaines foires de Nördlingen à faire améliorer la lettre de sauf-conduit des sires d’Öttingen, donnée par tous les trois » 1106 .’Dès lors qu’il s’agit de compter les missives à partir des Briefbücher, il faut donc songer à répertorier plusieurs lettres quand le registre ne détaille que le contenu d’une seule, retrancher les lettres transcrites mais non expédiées, passer celles qui ne consistent qu’en une traduction d’un texte précédent.
A ces premiers problèmes pour l’exploitation statistique s’ajoute une nouvelle difficulté. Car, à y regarder de près, les registres épistolaires sont loin de ne contenir que des projets de missives. Certains textes portent en marge la mention « Cetula », « Zedula », « cetula inclusa ». Il s’agissait alors de billets joints à une lettre ébauchée plus haut à l’adresse d’un même destinataire. Pour de telles annexes, la chancellerie ne se mettait pas en peine de répéter l’exorde et allait droit à la narration. Le billet joint continuait la conversation de la lettre, trop tôt terminée, en amenant de nouveaux renseignements arrivés à l’improviste ou en abordant un sujet oublié dans la première ébauche. Sur 1 106 lettres étudiées dans le Briefbuch 18, 29 s’avèrent constituer en fait des Cetulae, soit 2,6 %. Un pourcentage similaire est respecté dans le volume suivant, tandis que les registres de la ville de Bâle laissent apparaître des proportions très voisines 1107 . Dans les Briefbücher nurembergeois, les destinataires de Cedulae appartenaient à tous les états sociaux, mais le plus grand bénéficiaire était sans nul doute la ville d’Ulm. Le conseil de Nuremberg veillait à lui envoyer les dernières informations en date, quitte à complèter des lettres-fleuves par un document attenant.
Encore les cedulae étaient-elles des lettres en raccourci ou des annexes épistolaires, mais les Briefbücher admettaient aussi épisodiquement dans leurs pages des textes qui n’avaient rien de missives. On y trouve en effet des documents pourvus d’une structure de communication, non binaire, mais tertiaire. Leurs proportions restent faibles, avec moins de 5% des entrées contenues par Briefbuch. Même si elles sont désignées par le terme générique et trompeur de Brief, les intruses se révèlent dès le premier regard, dans la mesure où le nom d’un destinataire ne les précède pas. Les textes ainsi enregistrés restituent la teneur de lettres ouvertes (Offene Briefe). Ces copies de chartes sont caractérisées par la mention interne de l’émetteur, d’un public universel et d’un bénéficiaire. Le document n’est plus daté, mais « donné ». Contrairement à la teneur ordinaire des missives, le texte intègre lui-même une référence à la procédure d’authentification, et mentionne un sceau municipal apposé au dos de l’original :
‘ « et pour l’authentification de cela, nous avons apposé le sceau secret de notre ville au dos de cette lettre. Donné le lundi avant le jour de la naissance de Notre-Dame après la naissance du christ 1446 » 1108 ’La trentaine de textes du genre présents dans le corpus ne saurait résulter de simples erreurs d’enregistrement commises par la chancellerie. Quel que soit le livre de correspondances municipales considéré, le lecteur rencontre ça et là ces copies de chartes 1109 . Que font de telles lettres ouvertes dans les registres épistolaires, alors que les livres de correspondance ont justement été créés pour isoler les missives des chartes et autres documents de chancellerie ? Les quelques qualificatifs donnés aux intruses n’offrent pas une réponse uniforme. Les chancelleries les désignent comme des « offener Brief », « Gewaltbrief » (lettre de pleins pouvoirs), « littera legalitatem » ou « offener Slichbrief » (lettre d’arbitrage ouverte) dont l’émetteur n’est pas toujours le conseil. La majorité de ces documents a une dimension performative ; ils donnent les pleins pouvoirs à des conseillers nurembergeois afin d’ester en justice au nom du conseil ou d’interroger au loin un prisonnier. Ils accordent parfois un sauf-conduit pour une affaire judiciaire à Nuremberg. Plus tardivement dans le XVe siècle, vers 1470, ce groupe de textes inclut des présentations ecclésiastiques où le conseil recommande son candidat auprès des instances épiscopales. D’autres documents ont valeur de constat. Ils attestent du versement d’une somme d’argent ou témoignent d’un arbitrage rendu par le conseil. Ils lavent par exemple publiquement le noble Contz von Bebemburg des rumeurs lancées par certains de ses pairs, l’accusant d’avoir servi comme agent secret de la ville. Ils évoquent le contrôle de sacs de safran et énoncent le verdict des contrôleurs jurés 1110 .
La diversité des sujets et des missions confiés aux lettres ouvertes des Briefbücher ne permet de dégager que leur plus petit dénominateur commun. Ce ne sont ni leurs thèmes, ni leurs genres qui les conduisirent dans les livres de correspondances. Seul leur mode de transmission au bénéficiaire, l’envoi par un messager, ou leur lien avec les missives enregistrées, peuvent justifier leur présence incongrue au milieu de registres épistolaires.
Au chapitre des documents non épistolaires, les Briefbücher recèlent encore des « forma », des lettres-modèles auxquelles les secrétaires pouvaient se référer pour rédiger d’autres missives selon les règles de l’art. Par leur biais, le registre de correspondance se muait en formulaire. Dans le corpus étudié, les formae demeurent cependant chose rare. Le trait n’est courant que pour les cinq premiers Briefbücher nurembergeois, avant que la chancellerie ne se dote de véritables formulaires épistolaires indépendants. Le premier Briefbuch nurembergeois contient ainsi 7 modèles de lettres 1111 . Les datations internes de ces documents, quand elles existent, ne présentent pas de rupture avec les lettres précédentes. Mais ces formae entrent souvent dans la catégorie des lettres ouvertes. Elles se destinent à un public et à un bénéficiaire. Les exemples nurembergeois s’attachent en majorité aux rentes viagères et perpétuelles. Leur texte garantit le rachat éventuel par le conseil, le paiement régulier aux détenteurs de titres ou la possibilité de cession à un tiers.
Après les années 1430, les modèles de lettres nurembergeois trouvent une meilleure place dans un formulaire tenu par la chancellerie 1112 . Ne subsistent alors dans les Briefbücher que des textes dont un correspondant de Nuremberg devait s’inspirer pour rédiger un document conforme à la volonté du conseil. Dans les Briefbücher 18 et 19 figurent à ce titre des modèles de sauf-conduit adressés par Nuremberg à la ville de Schweinfurt afin qu’elle rédigeât dans les mêmes termes des originaux garantissant la sécurité de conseillers nurembergeois 1113 .
En comptant simplement le nombre de documents inscrits au registre des Briefbücher, l’analyse mélange donc des textes épistolaires et ce qui n’en était pas ; elle oublie des missives distribuées à plusieurs destinataires, mais prend en compte des lettres annulées ; elle additionne enfin des documents que la chancellerie avait distingués. Car il convient encore de considérer le support que la chancellerie choisissait pour les lettres expédiées d’après les Briefbücher. Dans un souci d’économie et en vertu de leur utilité avant tout pratique, les Briefbücher adoptaient invariablement le papier. Mais il en allait autrement des missives originales. En marge du livre de correspondances, les secrétaires nurembergeois songèrent parfois à inscrire la nature du support utilisé pour la lettre envoyée : « in pergamento » ou « in bappiro ». Cette distinction paraît propre au contexte nurembergeois et rappelle la différence introduite au XVe siècle entre les livres de bourgeoisie sur parchemin et ceux sur papier 1114 .
Sur une série continue de 1 000 missives, le Briefbuch 18 porte 63 indications de ce type en marge : 55 « en papier » et 9 « en parchemin ». Dans les deux cas, tous les textes concernés ont en commun de s’adresser à des particuliers.
Les missives sur parchemin se tournent vers des familiers du conseil que l’on tutoie malgré leur localisation à Mengen, Höchstätt ou aux environs de Prague.
Les 55 lettres sur papier s’adressent à des agents nurembergeois ou à des bourgeois d’origine diverse.
Une seule constante émerge en définitive de l’ensemble des lettres sur papier. Bien qu’organisées comme des missives et dotées d’une structure de communication binaire, ces textes comportent la mention explicite du sceau du bourgmestre et ont donc une valeur officielle. Ils accordent des sauf-conduits, convoquent un bourgeois récalcitrant devant le conseil ou intiment un ordre du gouvernement à l’un de ses représentants. De tels documents constituent ainsi une forme intermédiaire entre les lettres ouvertes et les missives.
Cependant à Nuremberg, l’adoption d’un support papier ou parchemin ne semble pas avoir toujours obéi à des règles intangibles dans la ville de Nuremberg. Le premier Briefbuch (1404-1408) évoque par exemple une procédure qui ne se vérifie pas dans la pratique épistolaire des années 1446-1447 :
‘ « Note, la règle : Quand il arrive que le conseil se mentionne et tutoie quelqu’un, on doit écrire la lettre sur papier et non sur parchemin, qu’il s’agisse d’un bourgeois ou de plusieurs ou aussi d’un homme extérieur ». ’En mai 1471, l’usage de la chancellerie n’avait pas davantage gagné en rigueur, puisque le petit conseil mit à son ordre du jour la clarification de la règle épistolaire :
‘ « Les anciens doivent délibérer et dire à quelle personne particulière un conseil veut écrire sur papier ou sur parchemin. » 1115 .’Désigner les Briefbücher comme des livres de correspondances revient à adopter un raccourci certes pratique, mais erroné. Cette appellation ne rend pas compte de la diversité de leur contenu et de leurs utilisations, entre les remarques de chancellerie, les missives, les copies de chartes, les modèles de lettres ou les mandements de l’autorité municipale à ses sujets. Malgré leur proximité apparente avec le texte des missives originales, les lettres des registres s’en démarquent, non seulement par l’absence de cachet, mais aussi par des abréviations, une moindre rigueur dans les titres, le support et la présence de marginalia. L’exacte mesure de ces distances entre l’original et son double dans les registres demande un dépouillement attentif de chaque registre et des moindres remarques inscrites en marge. Mené sur le Briefbuch 18 de Nuremberg, ce travail minutieux n’était pas envisageable à plus grande échelle.
Le comptage sur le long terme ne peut donc se faire qu’au prix d’une occultation des différences et d’une approximation… Avec, cependant, la pleine conscience de ne livrer qu’une image perfectible et grossière du nombre de lettres et du poids des correspondants.
Parmi de multiples cas, voir par exemple StAN, BB 18, fol. 9, lettre à Nördlingen, également adressée à Rothenbourg, Wissembourg et Windsheim.
Cf. StAN, BB 18, fol. 74 (08/10/1446). « Hern Heinrich Herrn zu Plawen scribere per omnia mutatis mutandis als den von Eger, untz uf die peticion und danach ein credenzbrief daran gehennkt uf Matheusen von Mengersrewt ».
Cf. StAN, BB19, fol. 26 (30/04/1448). Cette remarque suit le texte des missives envoyées aux puissances territoriales voisines auxquelles le conseil de Nuremberg devait demander le sauf conduit pour ses marchands à destination des foires de Nördlingen.
Cf. Christoph Grolimund, Die Briefe der Stadt Basel im 15. Jahrhundert…, Tübingen - Bâle, 1995, p. 146-147
Cf. StAN, BB 18, fol. 33 (05/09/1446) : « und des zu urkunden, so haben wir unserer Statsecret insigel zu ruck auf diesen brief gedruckt. Der geben ist am Montag vor unserer Frawen tag als sie geborn ward nach cristi gebürt XIIIIC und in dem XLVI Jaren »
Christoph Grolimund, dans Die Briefe der Stadt Basel im 15. Jahrhundert, Tübingen, 1995, désigne ces textes sans salutation, ni exorde, mais avec un émetteur et un sceau, comme « des missives à caractère de charte ». Sur 925 lettres, il a relevé 11 textes du genre. Trois d’entre eux sont des attestations. Elles constatent que des parties adverses se sont rencontrées devant le conseil pour régler un litige, mais que l’une d’entre elles n’agrée pas le règlement amiable proposé. Trois textes correspondent à des engagements, promesses de paix ou à des sauf conduits. 5 ont une fonction déclarative : 3 quittances pour paiement de dettes et 2 lettres de pleins pouvoirs.
Dans le Missivenbuch 216 de Rothenbourg (Stadtarchiv Rothenbourg, Mis 216), j’ai relevé 15 lettres ouvertes sur un ensemble de 327 missives : fol. 19v, 33v, 61v, 62, 70, 80, 82, 96v, 122v, 127, 165v, 189v, 199v, 202v, 202v. Les lettres ouvertes consistent en lettres de pleins pouvoirs, en recommandations ecclésiastiques et en lettres de reconnaissances d’ordre financier (versement de rentes).
Cf. StAN, BB1, fol. 1 et 36v ; BB2, fol. 99 ; BB3, fol. 182, 194, 199 ; BB6, fol. 148, 166 ; BB 18, fol. 33, 33v, 57, 97v, 221, 227, 244v, 259v, 287v ; BB19, fol. 74v, 83v, 84, 103v, 108v, 109 ; BB26, fol. 146v, 159, 166v, 203 ; BB 36, fol. 130
Cf. StAN, BB1, fol. 59, 250, 250v, 251, 252, 252v
Un seul cas d’espèce apparaît dans les livres de missives de Rothenbourg au début du XVIe siècle. Cf. Stadtarchiv Rothenbourg, Mis 216, modèle de présentation ecclésiastique pour une cure.
Cf. StAN, Amts- und Standbuch n° 29
Cf. StAN, BB 18, fol. 240 et 240 v. ; BB 19, fol.82v
Cf. Ernst Pitz, Schrift- und Aktenwesen der städtischen Verwaltung im Spätmittelalter. Köln-Nürnberg-Lübeck, 1959, chap. 37 : Bürgerbücher. Les livres de bourgeoisie sur papier enregistrent des artisans admis au droit de maîtrise, qui étaient bourgeois ou le devenaient à l’occasion. Les listes sur parchemin avaient une vocation plus nettement fiscale : ils enregistraient ceux qui avaient les biens requis et s’étaient acquittés d’un droit de bourgeoisie.
Cf. StAN, BB 1, « Nota reglam. Wenn das ist, daz sich der Rate überschreybt und einen dautzet, so sol man den brief auf papir schreyben und niht auf pergamen, er sey ein burger oder mer oder aber aussmann. Ad mandat domini Karoli Holtzschuher Lewpold [?] ».
Martin Schieber, Die Nürnberger Ratsverlässe, Heft 2, 1452-1471, Neustadt an der Aisch, 1995, p. 133, « Item die eltern zu reden, wem ein rate uf papir oder pergamen woll schreiben eintzel person » (mai 1471)