A côté des procédures judiciaires ordinaires, pour lesquelles chaque gouvernement urbain défendait jalousement son indépendance, existaient des modalités de règlement des conflits qui se passaient des tribunaux constitués. La société médiévale « possèdait de très nombreux moyens de traiter un conflit hors du cadre juridique » 1440 .dont les compromis informels formaient une large part. Les tribunaux d’arbitrage, tenus par des arbitres choisis et agréés par les deux parties avaient une fonction essentielle dans la pacification d’un différend. Ils étaient eux-mêmes très codifiés : la désignation de l’arbitre, du lieu de rencontre, du nombre de témoins, l’envoi des convocations obéissaient à des règles. Par nature, les sessions d’arbitrage mettaient en scène deux groupes opposés, épaulés par leurs défenseurs et leurs amis, devant un arbitre généralement choisi pour ses liens avec les deux parties. Ces Tagen avaient pour but principal d’obtenir des adversaires des engagements et des promesses réciproques, aussitôt consignées et prononcées devant témoins et garants. Souvent, les compromis proposés n’étaient pas observés. Il était chose courante que l’un des deux protagonistes ne se présente pas au rendez-vous, mais la tenue d’assemblées assurait au moins l’ajournement ou la cessation des hostilités ouvertes. Elle finissait, à force de parlementations, par déboucher sur un terrain d’entente minimal et la réconciliation. D’ennemi, on redevenait ami par ce rituel public. Par leur déroulement, les commissions d’arbitrage étaient donc fatalement un des théâtres d’expression des amitiés et des coopérations interurbaines. Les «bons amis des villes » y trouvaient leur place, soit comme arbitres, soit comme conseillers et témoins des engagements.
Cette justice amiable restait très présente dans l’empire du bas Moyen Âge. Elle gagna même en importance et en reconnaissance dans la Franconie des XIVe-XVe siècles grâce aux unions de paix. La plupart d’entre elles entérinèrent en effet la constitution de comités d’arbitrage, chargées d’aplanir les conflits entre membres de l’union, de lutter contre les hommes nuisibles et d’aider chaque membre à surmonter ses différends. Dans ces accords de paix encadrés, voire inspirés par les rois, l’arbitrage voyait sa légitimité reconnue 1441 . Il faisait aussi partie intégrante de la la ligue urbaine souabe ou des unions interurbaines franconiennes. C’est donc entre les villes concernées par ces alliances politiques qu’existaient le plus grand nombre de « prêts » de conseillers appelés à œuvrer dans des arbitrages. Certaines de ces villes parvinrent même à obtenir la reconnaissance d’un recours systématique à l’arbitrage de leurs pairs. Elles reçurent à ce titre des privilèges d’Austragsgericht 1442 . Les premiers privilèges du genre en Franconie concernent la ville de Nuremberg et remontent à 1373 et 1379. Le roi Wenceslas conféra le 17 mars 1379 à la ville la grâce suivante :
Personne ne pouvait mettre en accusation, réclamer, citer, poursuivre ou accuser (eyschen, vordern, laden, fürtreiben oder beklagen) l’ensemble des bourgeois, du conseil et de la communauté de la ville de Nuremberg devant des tribunaux de centènes, des Landgerichte ou d’autres tribunaux. Celui qui avait quelque chose à reprocher aux bourgeois et à la communauté nurembergeois devait le faire devant leur juge et celui de l’empire à Nuremberg. A cette fin, le conseil du lieu pouvait recourir à 5, 7 ou 9 personnes des villes impériales de Windsheim et de Wissembourg. Ce que ce conseil d’arbitrage décidait unanimement ou à la majorité devant le juge impérial de Nuremberg devait être observé par les plaignants, le conseil et la communauté 1443 . Rothenbourg obtint un droit similaire le 3 octobre 1398 1444 . Ce privilège de jugement devant le Reichsamtmann assisté de conseillers des trois villes impériales les plus proches (Hall, Windsheim et Dinkelsbühl) 1445 fut confirmé à la ville en 1433 après le sacre impérial de Sigismond. Trois ans plus tard, en 1435, prenant sans doute exemple sur sa voisine, Dinkelsbühl reçut de Sigismond un droit équivalent : Personne ne pouvait citer la ville devant un autre tribunal que devant le conseil des villes impériales de Nördlingen, de Rothenbourg ob der Tauber ou de Schwäbisch Hall, ou devant 3, 5 ou 7 conseillers de ces villes. Une seule exception à la règle était admise : si le conseil de Dinkelsbühl avait refusé d’offrir justice au plaignant, ce dernier pouvait se tourner vers d’autres tribunaux.
Schwäbisch Hall qui se prêtait au système d’arbitrage au profit de Rothenbourg et Dinkelsbühl voulut à n’en pas douter bénéficier à son tour des mêmes avantages. Elle reçut le privilège d’Austragsgericht en 1436 et, en cas de plainte contre la ville, relevait de l’arbitrage de Rothenbourg, Dinkelsbühl et Heilbronn 1446 .
L’ensemble de ces privilèges n’entrait en action que dans des cas de figure strictement définis. Ils ne valaient que pour des mises en accusation de la ville en tant que personnalité juridique. La plainte contre un simple bourgeois restait quant à elle réglée par les privilèges de De non evocando. Pour tous les arbitrages où la ville était elle-même partie, Nuremberg, Rothenbourg, Dinkelsbühl, Hall obtinrent donc la possibilité d’un jugement arbitral entre pairs, que la présidence d’un employé impérial souvent acquis au conseil ne venait pas nuancer. Ces privilèges formaient le pendant de droits corporatifs détenus de leur côté par les princes, et dans une moindre mesure les chevaliers 1447 . Ils alliaient le principe de proximité à celui de la solidarité impériale, les villes concernées n’étant accusables que sous le regard de leurs voisines, homologues et amies. Leur extension elle-même relevait du voisinage et paraît avoir fait tâche d’huile, de proche en proche, de Nuremberg aux villes souabes. La procédure paraissait peu équitable quand l’accusateur relevait du monde chevaleresque ou nobiliaire. Elle impliquait cependant un vrai travail d’arbitrage respectueux des positions des parties quand l’accusateur était un bourgeois ou une autre ville.
Les privilèges d’arbitrage intercommunal eurent la vie dure, en dépit des réformes judiciaires amorcées dans la deuxième moitié du XVe siècle, puis de la création du Reichskammergericht. Des recours à l’Austragsgericht sont attestés pour Rothenbourg (avec un arbitrage de Hall) de 1434 à 1564. Schwäbisch Hall bénéficia pour sa part de l’intervention arbitrale de Rothenbourg afin de régler le conflit né dans la ville entre la noblesse urbaine de Hall et le reste de la bourgeoisie 1448 . Au XVe siècle, Nuremberg évoquait parfois ses privilèges dans sa correspondance 1449 à l’adresse de princes ou de nobles qui menaçaient la ville ou ses marchands. A l’arbitrage des conseillers de Windsheim et Wissembourg, s’était adjoint un recours devant les gouvernants de Rothenbourg. Ensemble, ils pouvaient se substituer à l’arbitrage royal, tendant à prouver encore une fois aux yeux des villes impériales qu’ensemble, elles incarnaient l’empire :
‘ « Au vu de tout cela, si ledit sire de Biberstein ne veut ou ne peut pas renoncer à ses plaintes envers nous, nous voulons volontiers lui offrir justice amiable (frewntlichen rechten) devant le très sérénissime prince et sire, le sire Frédéric, roi des Romains, etc notre très grâcieux sire, ou si cela ne lui convient pas, devant les conseils des villes d'empire de Rothenbourg, Windsheim ou de Wissembourg, dans la ville qu'il préfère. Comme nous en avons obtenu louablement la liberté et la coutume du saint empire, si le sire de Biberstein avait quelque chose à reprocher à notre bourgeois ou aux notres, nous voulons volontiers et favorablement l’aider dans son droit amiable lui (seineredel) ou son fondé de pouvoir devant le juge du saint empire, si nous en sommes avertis alors que nos bourgeois sont chez nous et tant qu’ils sont nos bourgeois et sujets. Au vu de tout cela, votre grâce bien née [le duc Frédérich de Saxe] comprendra bien que nous avons offert auparavant et offrons maintenant un règlement judiciaire complet à sa noblesse et c’est pourquoi nous demandons à votre éminence humblement et avec zèle de ne pas autoriser ni favoriser que ledit sire de Biberstein ou quelqu'un d'autre ne retienne ou ne saisisse, par colère ou par disgrâce nos bourgeois et marchands ou leurs biens et marchandises sur les terres, dans les villes, châteaux et territoires de votre grâce » 1450 .’Les bénéficiaires de l’Austrägalgericht usaient cependant aussi de leurs privilèges en interne. La procédure servait dans les litiges entre villes et s’appliquait dans des querelles avec des bourgeois étrangers.
Lettre à Rothenbourg :
‘ « Votre sagesse nous a écrit à propos de Fritz Habeltzheymer, notre bourgeois. Nous en avons pris bonne note et nous avons convoqué notre bourgeois à ce propos selon votre volonté et l’avons invité à parler et lui avons fait entendre votre lettre et nous lui aurions volontiers demandé de renoncer à cette plainte et citation en justice qu’il a faites à votre encontre. Il nous a répondu qu’il ne lui convient pas du tout d’y renoncer. Mais il veut bien accepter justice amiable à ce sujet face à vous dans votre ville devant 7 membres des trois villes d’empires les plus proches de vous, comme cela est écrit dans la lettre qui nous a été envoyée, de telle sorte que vous lui fixiez une audience et que vous lui annonciez bien avant le moment où les susdits sept seront chez vous et où vous voulez lui offrir justice. Votre sagesse peut bien comprendre qu’en considération de cela, il ne nous convenait pas de stopper notre bourgeois dans ses réclamations et ses droits contre sa volonté… » 1451 .’Si les empereurs semblent avoir accordé aux villes impériales les droits d’Austragsgericht avec une grande parcimonie, elles firent de ces privilèges une coutume et une exigence étendue au-delà des cercles privilégiés. Les cités impériales voisines étaient toujours là pour proposer l’arbitrage de leurs conseillers si d’aventure leurs homologues se trouvaient accusées 1452 .
Cf. Patrick J. Geary, « Vivre en conflit dans une France sans Etat : typologie des mécanismes de règlement des conflits (1050-1200), Annales ESC n°5 (septembre-octobre 1986), p. 1107-1133. Sur l’arbitrage au Moyen Âge en Allemagne, on peut partir de l’aperçu offert par W. Sellert, « Schiedsgericht », dans HRG 4, 1990 ; voir ensuite K.S. Bader, Das Schiedsverfahren in Schwaben vom 12. bis zum ausgehenden 16. Jahrhundert, 1929 ; H. Krause, Die geschichtliche Entwicklung des Schiedsgerichtswesens in Deutschland, 1930 ; M. Kobler, Das Schiedsgerichtswesen nach bayerischen Quellen des Mittelalters, Munich, 1967.
Les Landfrieden à forte connotation princière qui prévoyaient le recours devant la justice ordinaire et en particulier les Landgerichte eurent une durée de vie et une réussite beaucoup plus limitée.
L’austrägalgericht est une forme de juridiction gracieuse. Voir J. Weiske, « Austräge, Austrägalinstanz oder Gericht », Rechtslexikon für Juristen aller teutschen Staaten, 1842 ; de même que l’article « Austrägalgericht » dans le HRG.
Cf. UB Windsheim n° 350 ; Voir Lünig, Regesta Imperii XIV, 163
Privilège mentionné par Ludwig Schnurrer, « Schwäbisch Hall und Rothenburg. Die Nachbarschaft zweier Reichsstädte in der Geschichte », Württembergisch Franken 65, (1981), p. 156 ; l’original était alors conservé aux archives centrales de Munich sous la cote Rst Ro U 841. Voir aussi Regesta Boïca 11, p. 139 et s. Il faudrait consulter à ce titre la thèse de droit d’Alfred Meyerhuber , Das privilegierte Austragsgericht der Reichsstadt Rothenburg ob der Tauber (1398-1806), Jur. Dissertation, Würzbourg, 1975
Mentionné par Gerhard Pfeiffer dans Stadtherr und Gemeinde… ; Voir Lünig, Regesta imperii XIV, p. 341 et s.
Privilège du 21 mai 1436, voir UB Hall II, p. 156, U 1815. Il est probable que ce privilège de 1436 ne soit qu’une confirmation d’un privilège antérieur. En tout cas, les habitudes de recours à l’arbitrage de Rothenbourg et de Dinkelsbühl existaient dès le XIVe siècle. Elles étaient aussi inscrites dans les promesses d’aides contractées lors de l’union entre Rothenbourg, Schwäbisch Hall et Windsheim en 1397-98. Une action contre la ville de Hall fut traitée en 1397 devant des conseillers de Rothenbourg. Voir à ce propos Horst Rabe , Der Rat der niederschwäbischen Reichsstädte. Forschungen zur deutschen Rechtsgeschichte, Cologne-Graz, 1966, p. 217 et note 80 ; de même que Ludwig Schnurrer, « Schwäbisch Hall und Rothenburg. Die Nachbarschaft zweier Reichsstädte in der Geschichte », Württembergisch Franken 65, (1981), p. 145 et s.
Voir Constance Proksch, « Die Auseinandersetzung um den Austrags des Rechts zwischen Fürsten und Ritterschaft in Franken vom Ende des 14. bis in die Mitte des 16. Jahrhunderts », dans Dieter Rödel et Joachim Schneider, Strukturen der Gesellschaft im Mittelalter, Wiesbaden, 1996, p. 168-195
Voir à ce propos les archives suivantes : Stadtarchiv Rothenbourg A 254, de même que les Missivenbücher B218 et B 219. Au sujet de ces querelles internes, voir G. Wunder, « Hermann Büschler, Stättmeister der Reichsstadt Hall ». dans Lebensbilder aus Schwaben und Franken 7 (1960), p. 30 et s.
Voir par exemple, StAN, BB 18, fol. 58v, 59v, 145 ; BB19, fol. 197v, 198, 254v
Cf. StAN, BB 18, fol. 58v à 59v
Cf. StAN, BB 5, fol. 262v (14/10/1422) : lettre à Rothenbourg
Ainsi les propositions d’arbitrage émises par Nuremberg, Windsheim et Rothenbourg pour régler le différend municipal de Schweinfurt en 1446 peuvent renvoyer à une procédure d’Austragsgericht. Le même phénomène se reproduit à Wissembourg en 1478-1479. Le conseil de la petite ville impériale, accusé par le juge municipal Ulrich Zenner, et deux autres bourgeois, Ulrich Bernhart et Ulrich Mair, reçoit aussitôt les propositions d’arbitrage de Nuremberg : « Chers amis, nous avons bien pris note de votre lettre qui vient de nous parvenir au sujet de Ulrich Zenner et l’avons présentée à ce même Zenner. Il ne reconnaît pas et n’avoue pas vous avoir accusés devant sa majesté le roi ni quelque menace que ce soit, comme vous l’avez dit dans votre lettre. Et pour que nous puissions juger au mieux ces affaires selon toutes les données […] et si vous nous faites une réponse sans délai et favorable sur ces choses, nous sommes sûrs que nous pourrons vous arranger à l’amiable (gutlich vertragen) l’un envers l’autre pour tous les litiges et troubles entre vous… ».
La première trace de cette affaire dans les Briefbücher nurembergeois remonte au 3 juillet 1478. Voir StAN, BB 36, fol. 58 : « Peter Harsdorffer et Sebold Rieter, nos conseillers nous ont fait connaître l’action en justice que vous avez exercée à cause du litige (Irrung) entre vous, Ulrich Bernhart, Ulrich Mair et Ulrich Zenner, vos bourgeois et nous ont fait savoir à cette occasion comment vous leur aviez déclaré que vos susdits bourgeois ne doivent pas subir de peine pour cette affaire, comme ils le leur ont alors dit. Mais il nous est dit maintenant que vos bourgeois ont été mis en garde malgré cet engagement et qu’ils doivent fuir pour cela hors de votre ville. Nous vous demandons de nous faire savoir si ces engagements tenus envers nos conseillers correspondent à votre volonté et pensée et si vos bourgeois doivent attendre de la colère (args) de votre part, pour que nous sachions agir en conséquence… ». Zenner et ses acolytes s’étaient attirés les foudres du conseil de Wissembourg pour avoir évoqué au dehors l’endettement de la ville. Cf. StAN, BB38, fol. 119 ; A nouveau dans cette affaire, l’empereur confia l’examen du litige aux villes impériales les plus proches : Nuremberg, Ulm, Dinkelsbühl et Windsheim furent chargées de l’enquête. Les enquêteurs découvrirent une montagne de dettes aggravées par des intérêts annuels qui dépassaient de loin les recettes de la ville : 120 000 florins de dettes et 12 000 florins d’intérêts par an pour des recettes annuelles de 3 900 florins. Pour la maîtrise de cette dette, la commission proposa de restituer le capital aux créanciers sur 10 ans sans intérêts, en argent, en nature (concessions de droits), ou par des rentes. Par mandat impérial en date du 22 septembre 1481, l’empereur Frédéric III destitua de leur office les anciens conseillers pour leur « unordentlich bös regiment » et instaura un nouveau conseil. Les anciens édiles durent mettre leurs biens propres au profit de la caisse municipale. On envisagea même en 1482 une mise en engagère de la ville. La communauté de Wissembourg et ses nouveaux conseillers se disaient prêts à une concession de la ville conjointe à l’évêque d’Eichstätt et à Nuremberg, avec une possibilité de rachat par l’empereur. A défaut, Wissembourg admettait de se soumettre à 7 « anhangenden Städten » (villes alliées, proches ?). En dernier ressort, le conseil optait pour une soumission à l’évêque d’Eichstätt. Voir sur cette affaire Stadtarchiv Weissenburg B 79