Conclusion générale

L’histoire des relations entre villes médiévales est riche en rebondissements. Dans l’historiographie du XXe siècle, elle fut d’abord niée au profit de l’universalisme et du particularisme. Au point que les affirmations de Marc Bloch sur la vie de relations au premier Âge féodal semblait valoir pour le plein et le bas Moyen Âge.

« Si les hommes, sous la pression du besoin, ne craignaient pas d’entreprendre d’assez longs voyages, […] ils hésitaient devant ces allées et venues répétées, à court rayon, qui dans d’autres civilisations sont comme la trame de la vie quotidienne. […] D’où une structure, à nos yeux étonnante, du système des liaisons. […] Entre deux agglomérations toutes proches, les relations étaient bien plus rares, l’éloignement humain, oserait-on dire, infiniment plus considérable que de nos jours. Si selon l’angle où on la considère la civilisation de l’Europe féodale paraît tantôt merveilleusement universaliste, tantôt particulariste à l’extrême, cette antinomie avait avant tout sa source dans un régime de communications aussi favorable à la lointaine propagation de courants d’influence très généraux, que rebelle, dans le détail, à l’action uniformisatrice des rapports de voisinage » 1502 .’

La découverte des richesses inhérentes aux fonds notariaux amena cependant une révision des jugements portant sur la circulation des hommes. Le « pays » était bien à la fin du Moyen Âge un espace de vie quotidienne intense, animé par des mouvements pendulaires ou définitifs entre la ville capitale et les petites villes des alentours, entre la cité et ses campagnes environnantes.

La géographie et l’économie livrèrent d’autre part leurs théories à l’histoire médiévale et permirent d’exhumer les semis urbains médiévaux et leurs rythmes de croissance, tandis que se révélaient les interdépendances que généraient entre villes des fonctions complémentaires ou rivales.

La réflexion sur la naissance de l’Etat moderne suscita à son tour des interrogations sur la naissance d’un corps de villes ; bonnes villes et tiers état en France, villes libres et impériales dans l’empire. Lesquelles revendiquaient dans les assemblées impériales, face aux princes et aux souverains, des droits, des sièges et des voix. A la fin du XVe siècle, ces cités paraissaient en mesure de coordonner leur action, d’animer des diètes urbaines à l’échelle de l’empire et de négocier ensemble face aux prétentions fiscales ou militaires des grands.

Mais il manquait encore une pièce au puzzle, une approche qui puisse faire le lien entre ces visions éclatées. L’intercommunalité ouvre cette perspective et axe l’étude sur les liaisons quotidiennes nouées entre les gouvernements municipaux. Aujourd’hui en vigueur entre agglomérations de tailles diverses, elle fournit un regard neuf sur les relations entre les villes médiévales, à condition de dépasser les jugements à l’emporte-pièce de ses spécialistes, prompts à nier l’intercommunalité passée pour mieux valoriser leur objet d’étude présent. L’intercommunalité a de multiples facettes. Elle s’entend comme une coopération entre organismes urbains animée de plusieurs finalités : gérer ensemble des difficultés auxquelles chaque commune est confrontée, améliorer l’équipement en joignant les efforts, gérer au mieux les allées et venues des habitants, pallier les déséquilibres nés du tissu urbain, mieux composer avec les interdépendances et les concurrences engendrées par les politiques particularistes de chaque localité.

L’intercommunalité permet ainsi de voir fonctionner, dans une même vision, les politiques corporatives, les comportements des habitants et le semis urbain. Les études sociologiques, géographiques et historiques qui s’y rapportent sont encore rares, mais ne peuvent qu’enrichir notre compréhension des relations interurbaines médiévales.

Pour cette approche synthétique des relations urbaines, la Franconie apparaît comme une terre de prédilection. Cas d’école pour Christaller au travers de l’ordonnancement-modèle de son semis urbain, elle présente au bas Moyen Âge un système relationnel complexe, où chaque force doit composer avec la voisine, en l’absence d’une autorité princière unique apte à s’imposer sur l’ensemble du territoire régional. Cette terre a vu naître aussi des villes impériales profondément attachées à l’empire et à ses idéaux, qui s’engagent à la fin du XVe siècle dans une défense corporative de leurs valeurs. Qu’il s’agisse de Nuremberg ou des quatre autres cités impériales franconiennes, elles le manifestèrent, à hauteur de leurs moyens, dès la fin du XVe siècle par une participation régulière aux diètes impériales et une fréquentation assidue des rendez-vous fixés au corps des villes libres et impériales.

Afin de se lancer dans l’étude de l’intercommunalité médiévale franconienne, il fallait cependant trouver une source appropriée, qui soit par essence sensible aux relations interurbaines et permette de dépasser les particularismes locaux. Les livres de correspondances de Nuremberg et de Rothenbourg, abandonnés jusque-là à d’autres tâches qu’à l’histoire urbaine, ont l’avantage de faire cette synthèse. Dans la limite des attributions que se réservaient les conseils, les registres épistolaires mettent en scène les relations de la ville avec ses correspondants de tous statuts et replacent les coopérations intercommunales dans l’ensemble des contacts extérieurs d’une cité.

Pour les villes impériales franconiennes, l’intercommunalité était un choix politique qu’elles n’effectuèrent pas toutes au même degré, ni selon les mêmes modalités. La ville de Schweinfurt y préféra souvent des coopérations mixtes, avec la chevalerie d’empire franconienne. Nuremberg était plus prompte à défendre un idéal corporatif et à mettre en avant l’intérêt commun des villes d’empire. Mais, malgré tout, elle ne poussa jamais ses relations intercommunales au même degré que des villes de l’espace rhénan, comme Bâle. Précoce dans la fondation de réseaux d’alliances économiques et douaniers, elle se lança plus tardivement que Rothenbourg dans des réseaux politiques interurbains. Au cours du XVe siècle, ses relations avec les conseils urbains impériaux et seigneuriaux atteignaient le tiers de ses contacts avec l’extérieur, tant par courrier que par la voie diplomatique.

Dans un ensemble franconien longtemps fidèle aux empereurs, la politique urbaine des souverains successifs et les structures administratives de l’empire pesèrent sur les réseaux intercommunaux. L’autorité tutélaire des officiers impériaux établis à Nuremberg, Rothenbourg et Schweinfurt se prorogea au temps des conseils urbains et orienta pour longtemps les relations juridiques et politiques entre les cités impériales. Windsheim et Wissembourg furent de ce fait des cités placées dans l’orbite de Nuremberg. Le modèle de développement que fournissaient les villes impériales pour des seigneurs urbains, eux-mêmes fidèles du roi (königsnahe), généra quant à lui des relations et des recours qui transcendaient les différences de statut entre villes.

Malgré les obstacles rencontrés par la communication et la présence de guerres et de Fehde sur le sol franconien, les réseaux intercommunaux du XVe siècle étaient d’une grande vitalité. Les liens politiques, économiques, juridiques, les garanties d’assistance et d’informations se superposaient et s’entremêlaient. Ils ne se comprennent pas les uns sans les autres.

Les villes seigneuriales entraient dans les réseaux intercommunaux des villes impériales franconiennes, quand bien même leur intégration dans des alliances politiques fut fugace ou inexistante. Selon la marge de liberté différentielle que les seigneurs urbains franconiens laissèrent à leurs villes, ces dernières purent entretenir une intercommunalité avec Nuremberg, Rothenbourg, Schweinfurt, Windsheim ou Wissembourg. Leurs conseils coopéraient sur le terrain de l’économie, de la paix régionale et de la lutte contre les hommes nuisibles. Ils régulaient ensemble les litiges entre leurs bourgeois. Ces habitudes de contacts étaient parfois si tenaces qu’avant le premier tiers du XVIe siècle, les seigneurs urbains ne parvinrent pas toujours à les faire taire et à y substituer des réflexes territoriaux. Mais les contacts entre les conseils des villes seigneuriales et impériales restaient des relations choisies, triées sur le volet, qui étaient loin d’étendre leurs ramifications à l’ensemble du semis urbain franconien. Le gouvernement nurembergeois privilégiait la communication avec les villes-centres des territoires princiers et traduisait ainsi ses liens d’alliance avec les princes eux-mêmes. Les conseillers nurembergeois développèrent par ailleurs dès les années 1430 une communication plus étroite avec des bourgades où ils accumulaient les capitaux, les droits et les possessions. Rothenbourg et Schweinfurt se tournaient pour leur part vers des villes seigneuriales proches, avec lesquelles elles avaient partagé par le passé un même seigneur ou administrateur.

Les formes d’intercommunalité les plus étroites s’épanouissaient cependant entre villes libres et impériales. Contrairement à d’autres régions allemandes, pour leurs alliances politiques, les villes impériales franconiennes restèrent dans les cadres qui leur étaient fournis par les souverains, de Louis le Bavarois à Sigismond. Leur système de coopération était si dense qu’il faisait de ces villes voisines et de même statut les gardiennes de la constitution des autres. Elles avaient l’une envers l’autre un droit et un devoir d’ingérence qui s’exprimaient sans faute dès qu’un trouble éclatait dans leurs murs. Le faible nombre de villes impériales et l’ouverture de la région franconienne sur l’extérieur firent sans doute que les réseaux politiques des villes impériales ne s’inscrivirent pas vraiment dans les limites d’un pays. Les cités franconiennes de l’empire s’associèrent aux villes bavaroises et souabes, sans jamais adopter une discipline de groupe. Ces réseaux politiques s’avéraient très labiles et adoptaient des configurations changeantes. Les villes impériales affiliées au sous groupe de la ligue urbaine souabe prirent cependant l’habitude de concertations actives. Tout en empruntant à la tradition corporative souabe, les villes impériales franconiennes forgèrent leurs propres configurations politiques et se prêtèrent à un système de relations dominé par Nuremberg. Ces structures franconiennes atténuaient les disparités, elles offraient une défense aux cités les moins riches et leur assuraient le concours d’experts du droit ou des divers corps de métiers. Les petites cités impériales de Windsheim ou Wissembourg, parfois rejointes par Rothenbourg et Schweinfurt, avaient voix au chapitre et formaient ensemble un quorum. Mais, en contrepartie de ses contributions élevées, Nuremberg trouvait dans les associations entre villes d’empire franconiennes de quoi renforcer son hégémonie régionale ; elle imposait son arbitrage dans les conflits internes et emportait les sièges, la présidence et l’ordre du jour.

Dans le kaléidoscope des réseaux urbains franconiens, quand les grands ensembles de coopération tournaient court, subsistaient en dernier ressort les rapports de voisinage. On était voisin entre villes comme voisins en ville. Les réseaux du voisinage, qui n’en formaient pas moins des réseaux choisis, correspondaient aux solidarités les plus denses et les plus exigeantes, au plan de la politique, de la justice, de l’information, de la paix, de l’assistance. A ce titre, Nuremberg, Windsheim et Rothenbourg avaient des devoirs envers Schweinfurt, comme Schwäbisch Hall, Dinkelsbühl, Windsheim, mais aussi les cités seigneuriales d’Uffenheim et Kreglingen, avaient des obligations envers Rothenbourg. Les rapports de voisinage formaient des points d’appui pour le fonctionnement des grandes ligues urbaines et l’administration impériale elle-même. Les souverains en reconnaissaient et encourageaient l’expression pour mieux assurer la paix et régler les affaires locales.

Le système relationnel des villes franconiennes reposait sur des sentiments identitaires. Les villes mettaient en scène leurs relations dans leurs lettres, leurs éloges, leurs chroniques ou leurs gestes diplomatiques. Ces documents expriment leurs concurrences, liées au recoupement de quelques fonctions centrales et à l’ascension de Nuremberg dans un paysage urbain dominé jusqu’au XIIe siècle par les cités épiscopales de Würzbourg et Bamberg. Dans les représentations urbaines, la cité impériale chercha d’abord à rivaliser sur le terrain de ses rivales, le sacré, puis, les reliques impériales obtenues, en 1423-1424, put commencer à bâtir sa réputation dans le domaine économique, rencontrant sur ce plan les réticences de Francfort et Nördlingen. A chaque niveau de la hiérarchie urbaine et dans chaque domaine se manifestaient des concurrences entre villes de même rang. Malgré leurs coopérations étroites, Rothenbourg et Nördlingen se disputaient un rôle politique dans le sous-groupe de la ligue urbaine souabe ; Wissembourg voulait bien concéder son droit municipal à Ellingen, mais n’acceptait pas de voir grossir à ses côtés une ville digne de ce nom.

A ce que laissent paraître les missives de Nuremberg et Rothenbourg, les relations intercommunales se réclamaient d’un idéal communautaire et se paraient des marques de la sagesse et de l’amitié. Cette dernière s’étendait jusqu’aux bourgades dotées d’une communauté liée par serment. L’amitié apportait ses valeurs et ses exigences au système relationnel urbain. Elle impliquait la naissance entre villes d’une civilisation du don et du contre-don, elle favorisait l’échange équilibré, où un service rendu en appelait un en retour. La référence à l’amitié s’ajoutait au voisinage afin de souder les échanges entre des cités proches pourtant séparées par leurs statuts et leurs rangs. Elle venait aussi à l’appui des connexions entre capitales régionales, distendues par l’éloignement, mais essentielles dans le cadre du commerce ou de la politique générale d’empire. C’est au reste sur cette trame que s’épanouit à la fin du XVe siècle le corps des villes libres et impériales.

L’amitié n’excluait pas la reconnaissance de hiérarchies et de différences entre les villes, grandes ou petites, impériales ou seigneuriales. L’adresse aux grandes villes impliquait une plus grande déférence envers leur « prudence » et leurs conseillers recevaient des offrandes d’un niveau supérieur.

Quand bien même l’action intercommunale des conseils urbains se plaçait sous le signe de la communauté, l’implication des simples bourgeois dans l’intercommunalité restait limitée. Les villes mettaient à profit des réseaux privés et familiaux, certes, mais s’en tenaient à ceux de l’élite et des officiers de la ville. Les gouvernements urbains semblaient unis dans leur volonté d’encadrer au mieux leurs bourgeois, marchands et sujets. Afin d’éviter que les conflits entre particuliers ne deviennent des conflits entre villes et ne ruinent des alliances soigneusement cultivées, les cités privilégiaient la concertation. Elles cherchaient par courrier à prévenir ou aplanir les différends. Qu’on y fût « du même bois » ou pas, la paix devait régner en maître à l’intérieur des murs comme entre les cités.

Notes
1502.

Cf. Marc Bloch, La société féodale, Paris : Albin Michel, 1re éd. 1939, 8e éd., 1994, (Bibliothèque de L’Evolution de l’Humanité », p. 104.