I - 2.2 LA VILLE SENSIBLE, LA VILLE PHYSIQUE, LA VILLE POLITIQUE
Construction de la problématique

Le temps que les accords officiels soient donnés (j’ai obtenu l’autorisation officielle de prendre contact avec le Comité populaire du quartier 5 pour le moisd’avril55). J’avais constaté le caractère dual de l’habitat à Hô Chi Minh Ville : la maison individuelle et privée et l’immeuble collectif et public. Le sujet prenait forme autour des différentes spécificités identifiées à Hô Chi Minh Ville : le mode de fonctionnement de l’administration, les outils de la planification urbaine, les différents espaces extérieurs de la ville en relation avec les types de logement qui les définissent.

Ce séjour a aussi été celui des incompréhensions, parce que celui des premiers dialogues. Au cours des discussions avec Do Thi Loan56, je me suis aperçue de la difficulté qu’elle avait à accepter mon sujet et mes méthodes de travail. J’ai rapidement abandonné les termes d’espace urbain, d’espace public dont je conçois le flou une fois traduit en vietnamien après un détour par l’anglais. Surtout, je me suis aperçue de l’ampleur de la différence lorsque j’ai expliqué que je travaillais sur les secteurs où l’habitat est normal, puisque je voulais appréhender les mécanismes d’évolution de la ville. C’est au cours de discussions, avec elle ou avec des responsables administratifs que j’ai compris que pour eux, l’intérêt d’une recherche devait reposer sur ce qui posait problème (les quartiers d’habitat précaire, spontané) ou sur ce qui permettait le développement économique (le centre d’affaires). Plusieurs fois, je me suis entendue dire que si ces secteurs ne posaient pas de problèmes, il n’y avait pas de raison de les étudier. Lorsque j’ai finalement décidé de laisser le quartier 2 et opté pour le quartier 5, l’indifférence a remplacé l’hostilité, les responsables du développement urbain du cinquième arrondissement m’ayant ’proposé’ le quartier 13. Le plan de planification de ce dernier, situé en limite avec le sixième arrondissement en plein coe ur grouillant de l’ancien Cholon, rasait la presque totalité du quartier, effectivement en partie insalubre à travers un processus de paupérisation, pour y reconstruire des immeubles. Mes interlocuteurs s’attendaient à ce que je travaille sur le projet et apporte des propositions. Situé en bordure de l’arroyo son sol ne permet pas de s’élever beaucoup, le quartier 13 n’a donc pas une valeur commerciale importante et de vrais problèmes de précarité : il ne sera pas facile de faire intervenir un investisseur.

Jamais je n’ai réussi à faire passer à mes interlocuteurs vietnamiens que je travaillais en amont de ces projets et que, dans le cas du quartier 13, je ne souhaitais pas perdre mon propos dans des analyses sociologiques qui n’étaient pas de mon ressort. Si je précisais que pour agir sur les processus en action il faut les comprendre, que pour pouvoir planifier la ville, il fallait connaître son mode de fonctionnement normal, la référence au master plan était invariable : il suffisait de le suivre. Jamais n’a été acceptée l’idée d’une dynamique issue de l’évolution endogène en tant que somme d’interprétations personnelles et contextuelles des règlements. Et pourtant, des questionnements réels apparaissaient au cours de ces discussions ou celles des colloques, des séminaires auxquels j’ai pu assister. Mais j’aurais tendance à dire que s’ils s’appuyaient sur des constats actuels, jamais les modes d’interventions individuels des habitants n’étaient questionnés ou leurs dynamiques admises comme telles. Je comprendrai beaucoup plus tard qu’il ne s’agit pas tant d’un refus de remise en question en soi, mais de mode de pensée, de mode de travail, différents, je dirais par incitation.

Tous les plans masses de nouveaux quartiers que j’ai pu voir sont une juxtaposition de modèles. Pour autant, si ceux du début des années 1990 étaient organisés autour de formes du type barres et tours, sans distinction du type d’habitat, individuel et mitoyen ou collectifs d’appartements, ceux de la fin des années 1990, intégraient des découpages parcellaires avec des compartiments individuels. Mais l’agencement de ces modèles d’échelles si différentes, l’apparition sur ces plans de villas au milieu de petits terrains, et le tracé des rues traduisaient l’absence d’objectifs ancrés dans une réalité de la ville vécue. J’avais observé de vrais changements depuis les discours entendus lors de mon premier séjour en juillet 1990 et la volonté de bien faire était souvent présente. Alors, d’où venait ce sentiment de malaise, d’impossibilité de dialogue, d’échange au sens plein du terme ?

C’est à partir de là que la perversité du concept de modernité s’est imposée, mais aussi celle de la planification qui a pour objectif d’imposer cette modernité ou du moins, son interprétation. C’est la présence de l’absence du réel, du quotidien vécu, qui créait ce malaise que je ressentais : nous ne parlions pas de la même chose.

Notes
55.

Je l’avais sollicitée dès la fin du mois de décembre.

56.

Do Thi Loan est docteur en géographie de l’université de Budapest en Hongrie. Sa thèse s’appuie autour des statistiques actuelles de la ville et dresse un tableau de Hô Chi Minh Ville dans les années1980.