II DE LA METHODE - L’Entretien, l’Observation directe, pour Outils

Après la récolte d’informations écrites publiques, j’ai entrepris une première série d’entretiens avec des acteurs officiels de la ville. Généralement, une liste de questions préliminaires m’était demandée avant la rencontre afin que la personne concernée puisse préparer les réponses. Ces entretiens se caractérisent par leur rigidité. Je souhaitais aborder les processus institutionnels mis en place et travaillais donc l’entretien autour d’organisations ou de règlements officiels. Mais beaucoup de questions restaient sans réponses et très rapidement l’entretien se transformait en un cours très théorique ’‘au Viêt Nam, c’est ainsi ...’’.

Je l’ai dit, très vite ils se sont révélés décevants, et ce pour deux raisons. La première effectivement parce que tous mes interlocuteurs avaient entre autres pour rôle dans leur service de recevoir les intervenants étrangers. A ce titre là, ils possédaient un discours officiel à donner. Oui, il est possible de parler de langue de bois. La deuxième raison était plus difficilement contournable : mes interlocuteurs ne comprenaient pas l’intérêt de mon objet d’étude et de ce fait n’avaient aucune motivation pour sortir de leur rôle. Mes efforts pour expliquer l’impératif de comprendre l’ensemble d’un processus et des pratiques qui y sont liées pour maîtriser l’ensemble et appréhender son évolution est souvent resté vain : la planification décisionnelle répond à tout. J’ai également cherché à être plus précise sur les termes, mais les différentes langues utilisées rendaient la tâche d’autant plus ardue que les concepts ne sont pas toujours traduisibles58.

Ce faisant, j’avais en parallèle déjà bien avancé un repérage des secteurs habités et la dualité de l’habitat s’imposait. Les premiers entretiens, au départ issus d’opportunités, puis timides, puis plus complets, m’ont permis de dresser un questionnaire59 type, trame des futurs entretiens. Je venais de commencer d’aller chercher l’information au sein des quartiers habités.

En fait, tout comme le vide prend pied dans la réalité par l’édification de ses limites, j’appréhendais l’espace urbain par son environnement construit. Puisqu’il s’agissait des secteurs d’habitat, je m’intéressais aux logements dans leurs rapports avec la rue. Vis à vis de mes interlocuteurs, j’avais ainsi pu simplifier la présentation de mon objet : l’évolution de l’habitat ces dix dernières années. Oui, c’est réducteur, mais c’est le meilleur moyen que j’ai trouvé pour établir un peu de confiance. Certains de mes interlocuteurs-informateurs, et je pense entre autre à Lê Van Pha, ont très bien vu ce décentrement entre la présentation de mon travail et les cibles des questions, mais ils ont accepté de jouer le jeu et je les en remercie.

Excepté lorsque mes interlocuteurs parlaient anglais ou français, tous mes entretiens ont été effectués avec un(e) interprète60. Au départ par obligation, puis je me suis rendue compte du contact que je gagnais. Au Viêt Nam où le réseau relationnel fonctionne par recommandation, de manière implicite, mon interprète me couvrait et la confiance qui lui était accordée m’était donnée.

Le choix du questionnaire ou de l’entretien s’est posé au moment de définir la grille et un éventuel échantillon. Les études61 dont j’étais témoin au Viêt Nam utilisaient le questionnaire. Une rapide analyse de leurs questionnaires-types et de leurs résultats m’a définitivement dirigée vers des entretiens. Tout d’abord, travaillant seule je n’avais absolument pas les moyens de mettre en oe uvre un questionnaire, ensuite le matériau recherché était qualitatif et non quantitatif. L’observation comme l’interactivité de l’entretien me semblaient indispensables.

‘’A l’opposé des traitements quantitatifs, on s’intéresse à des situations sociales circonscrites examinées de façon intensive avec l’intention d’établir des faits de pratique, de saisir le contexte contraignant dans lequel ils se développent, de prendre en compte le travail verbal des acteurs pour s’en rendre maîtres. Cela conduit à restituer les logiques d’acteurs, à rendre à leurs comportements leur cohérence, à révéler le rapport au monde que chacun manifeste à travers les pratiques observables.’62

Il s’agissait de caractériser les deux types d’habitat identifiés. D’une part dans les pratiques des habitants, mais aussi dans la gestion et la production. A ce titre, j’ai continué à mener des entretiens au sein de l’administration, mais les services de l’administration étaient ciblés en fonctions des informations recueillies auprès des habitants.

Sur le terrain les entretiens ont été effectués dans les collectifs identifiés et au sein du quartier choisi. Deux types d’entretiens ont été conduits, d’une part de manière très informelle des questions-réponses sous forme parfois de discussion auprès des utilisateurs de l’espace public. D’autre part, des entretiens beaucoup plus approfondis auprès de certains habitants. Pour ces derniers la grille servait de support mais n’a jamais été exclusive. Elle m’a surtout permis de me rendre compte que toutes les réponses aux questions quantitatives étaient satisfaites, mais aucunes de celles qualitatives. Toutes les questions concernant les constructions, le nettoyage, le service de sécurité, le coût, etc., c’est à dire tout ce qui touche les processus institutionnels ou issus d’arrangements, sont volontiers abordés et explicités. Par contre, dès qu’il s’agit de formuler une opinion sur la construction voisine, l’évolution de la ville, la qualité de vie d’un quartier ou son mode de vie propre, s’impose une absence de réponse. Soit que par principe, jamais on ne donne son avis aussi directement sur un voisin, soit que la question ne fasse pas sens.

De manière unanime, les habitants interrogés sont satisfaits de résider où ils logent parce qu’ils sont près du centre de l’agglomération et le type de logement préconisé est aujourd’hui exclusivement le compartiment individuel, y compris de la part d’individus qui trente ans auparavant avaient choisis l’immeuble collectif (’mais à l’époque, les habitants qui y vivaient été éduqués’).

Les termes de J. Tanizaki63 prennent ici tout leur sens :

‘’...c’est parce que nous autres, Orientaux, nous cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente .../... Les Occidentaux par contre, toujours à l’affût du progrès, s’agitent sans cesse à la poursuite d’un état meilleur que le présent.’’

Les entretiens libres, dans la rue, se sont montré finalement les plus riches. A ce titre là, mon choix de pratiquer des entretiens compréhensifs64 s’est révélé judicieux : prétendre passer la plus inaperçue possible aurait été une hérésie65. Tout d’abord, sur le sujet abordé, chacun parle volontiers. Ensuite, après quelques mois de rodage de ma part (il est indispensable d’avoir une bonne attitude), leur curiosité les poussaient à répondre afin de me poser des questions en retour. Beaucoup plus libres que les entretiens approfondis, si je savais les mener, ces entretiens se transformaient rapidement en ’récit de vie’66.

Comme je l’ai souligné, dans les derniers entretiens libres, qui m’ont permis de valider la construction théorique en cours, j’ai cherché les écarts à la norme. Plus en amont dans la recherche, les entretiens plus approfondis ont apporté les bases de la connaissance qui m’a permis d’avancer la problématique.

J’ai donc utilisé autant que je le pouvais cette pratique de recherche faiblement normée. Souvent est revenue la question de la validité de mes interprétations. Souvent j’ai eu envie de bifurquer. Mais la richesse du matériau m’a retenue, alors que des fragments de cohérences apparaissaient.

J’ai recherché la validation à travers la cohérence de l’ensemble, principalement suivant deux axes. Tout d’abord sur l’ensemble des processus institutionnels et des dynamiques endogènes, et en cela les entretiens beaucoup plus normés que je continuais d’avoir avec des fonctionnaires, bien que parfois primordiaux, ne prenaient sens qu’en parallèle des entretiens des habitants. Les uns nourrissaient les autres. La construction du plan même traduit cette dualité-complémentarité : l’endogène et le planifié. Toute la recherche a été menée sur ces deux plans, l’un alimentant l’autre, l’un incompréhensible sans l’autre. Mais ensuite, le terrain lui même exigeait d’être caractérisé : ce qui au Viêt Nam, au delà des pratiques et des actes administratifs, est déterminant dans la manière d’aborder le développement urbain.

Notes
58.

Marlène Tuininga de la Fondation pour le progrès de l’homme relatait la difficulté rencontrée lors de la traduction dans toutes les langues d’un texte général sur les droits de l’homme et le respect de l’environnement pour les générations futures. Elle citait en exemple qu’en Chinois, le terme ’responsabilité’ n’existe pas.

Recherche effectuée aussitôt en vietnamien. Ce n’est pas que le terme n’y existe pas, c’est que le concept de ce qui est traduit par ’responsabilité’ est différent. Dans une traduction, remplacer un mot par l’autre change complètement le sens.

Responsabilité se dit trách nhi message URL epointaccent.gifm. Or trách signifie ’reprocher’, et tous les mots construit avec lui portent ce sens en eux (par exemple trách b message URL ipoint.gif : exiger la perfection, trách m message URL aaccentdeux.gifng : réprimander, trách ph message URL apoint.gift : réprimander et punir, trách ph message URL apointaccent.gifn : s’apitoyer sur son propre sort) . Pour sa part nhi message URL epointaccent.gifm se rapporte au mandat, à la mission.
59.

cf. annexe de fin.

60.

Principalement Anh Thu et Xuân, deux jeunes femmes. J’ai essayé de travailler avec deux hommes. Mais le premier, trop professionnel n’était pas intéressé aux entretiens informels dans la rue. L’autre, étudiant et jeune ne m’a accompagné que pour travailler et être payé en retour. C’était le marché de départ. Mais sa mine morose et son ton monocorde n’incitaient pas les informateurs à répondre. Anh Thu Comme Xuân, atypiques, curieuses et effrontées parlaient un excellent français et avaient compris la finalité de ma quête. Parlant moi même un peu le vietnamien, plus le temps avançait et plus je les sentais s’immiscer elles-mêmes dans l’entretien si le contexte le permettait, voire y ajouter des questions.

En plus, travailler avec un(e) interprète laisse des temps de répit pour observer, le cadre comme l’informateur, écouter le ton d’une voix et préparer une question. Ce temps facilite le besoin permanent de cohérence, de compréhension et d’interprétation qui est couplé avec celui de la mémoire lors de l’entretien.

61.

ENDA, Ville en Transition [1998] et Bruno Garnerone [1998]. Sébastien Wust [2 000] utilisera le questionnaire et ensuite l’entretien sur des cas ciblés. A ce moment là, l’équipe revenait tout juste de la campagne de questionnaires.

62.

A.M. Arborio, P. Fournier - L’enquête et ses méthodes : l’observation directe - Paris : Nathan, 1999.

63.

J. Tanizaki - Eloge de l’ombre - 1977 [publié à l’origine au Japon en 1933] - p. 79.

64.

Tel que le définit J.C. Kaufmann [1996 - p. 26] : ’L’entretien compréhensif, comme les autres méthodes qualitatives, ne peut prétendre à un même degré de présentation de la validité de ses résultats que des méthodes plus formelles, car il renferme une part d’ ’empirisme irréductible’. Ce serait une erreur de le pousser dans le sens du formalisme, car sa productivité inventive en serait diminuée. Par contre il s’inscrit dans un autre modèle de construction de l’objet, qui part d’une base solide, l’observation des faits, et doit trouver ensuite les éléments spécifiques lui permettant d’éviter les dérives subjectives.’

65.

Il n’est pas question ici de neutralité de l’interviewer comme dans l’entretien classique. Et c’est aussi parce que je provoquais la curiosité que les enquêtés répondaient volontiers. Au sujet de l’engagement de l’enquêteur, se reporter à J.C. Kaufmann - 1996 - pp. 52-53.

66.

’La méthode des récits de vie vient ainsi compléter l’usage que fit de l’entretien l’Ecole de Chicago. Mais tandis que celle-ci mobilisait l’entretien pour saisir l’individu dans son environnement spatial et appréhender la mécanique de l’espace urbain, les récits de vie s’attachent à saisir l’individu dans son espace temporel, dans son histoire et dans sa trajectoire, pour atteindre à travers lui la dynamique du changement social.’ [A. Blanchet, A. Gotman - 1992 - p. 17].