I - 2.2 Le Gouverneur, l’urbaniste, Les techniciens et les Colons
La France et l’Urbanisme Colonial

Les réalisations de Prost et de Lyautey au Maroc, commencées en 1914114, font déjà figure de référence en 1921 et incitent le Gouverneur général de l’Indochine, Maurice Long, à solliciter auprès du Ministre des colonies la nomination d’un architecte-urbaniste. Les deux premières années Ernest Hébrard, à qui est confié le poste, est relativement libre de tutelle. Mais en 1923115 il est rattaché à l’inspection des travaux publics de l’état, et devient le responsable du service d’urbanisme créé à cette occasion. En 1926 son contrat n’est pas renouvelé. Ce n’est qu’en 1940 que Louis-Georges Pineau, alors architecte première classe des bâtiments civils d’Indochine, est nommé à la direction du nouveau ’service central d’urbanisme et d’architecture’ à l’inspection général des travaux public, remplaçant enfin le poste d’Hébrard vacant depuis quatorze ans.

Ernest Hébrard116 critique les plans en damier comme celui de Coffyn, pour la monotonie qu’ils induisent par l’absence de variété dans les espaces urbains et leur incapacité à permettre une mise en valeur d’un monument. De plus, des blocs carrés sont difficiles à lotir et les voies toutes d’égale largeur génèrent une circulation dangereuse et difficile surtout quand comme à Saigon, elles ne font que vingt mètres. Mais il reconnaît des espaces de qualité à travers les larges avenues plantées et les perspectives des boulevards créés par le remblaiement des canaux.

Son intervention à Saigon se centre surtout sur le développement des infrastructures : du port, des transports et de l’industrie, à travers l’extension sur l’île de Khanh Hôi et le déplacement de la gare qui empêche le développement de la ville. Aucun de ses plans ne sera réalisé, pas plus que ceux que proposeront plus tard Pineau et Cerutti. Mais le service d’architecte des bâtiments civils est à Ha Nôi, bien loin de Saigon où le pouvoir local sera, tout au long de la colonie, assujetti à des luttes d’influences et des intérêts personnels. L’identité de ville-marché de Saigon et son pragmatisme ont toujours été difficiles à concilier avec une certaine maîtrise urbaine, contrairement à Ha Nôi où l’expression d’une volonté planificatrice est liée à sa fonction de centre politique et religieux.

Presque dix ans après les premiers textes métropolitains sur le sujet, le 12 juillet 1928, le Gouverneur général signe un décret117 sur ’l’extension et l’aménagement des villes en Indochine’ dont l’article premier stipule :

‘’Il doit être établi en Indochine, pour chaque ville érigée en commune, un plan général d’aménagement et d’extension fixant la largeur, la direction et le caractère des voies publiques existantes et à créer, les emplacements, l’étendue et la disposition des places, squares jardins ou parcs, réserves boisées et espaces libres existants et à créer, les servitudes à imposer dans l’intérêt de la sécurité publique, de l’hygiène, de la circulation ou de l’esthétique.
Les plans d’aménagement doivent également comprendre, tout au moins lorsque la nécessité en sera reconnue, toutes les études, directions et prescriptions relatives au nivellement.’’

Mais jusqu’en 1935 plusieurs circulaires et arrêtés suivent, qui témoignent de la difficulté d’instaurer ces plans, dont il faut souligner qu’ils ne concernent que l’espace public et son embellissement. Aucune demande n’est formulée en ce qui concerne la viabilité technique de la ville.

En fin de compte, les intervenions de la puissance coloniale installée, pour le développement de Saigon, se répartissent en deux périodes. Tout d’abord, à la fin du 19ème siècle les nouveaux arrivants centrent leurs actions autour de l’édification des bâtiments administratifs, du tracé des rues et des lots à vendre. Puis les années 1920 sont le témoin d’une activité de construction importante. En premier lieu, le pouvoir colonial, lance un programme d’équipements, principalement un réseau de marchés et de dispensaires. Puis, cette même période voit l’émergence de sociétés immobilières et la construction des premiers immeubles de rapports. Les bâtiments de l’actuelle rue Dong Khôi s’élèvent en hauteur et l’avenue commence à prendre sa physionomie contemporaine.

Au total, deux projets d’aménagement de grande ampleur voient le jour. A partir de 1911, l’assèchement, puis le lotissement du marais Boresse, projet longtemps remis118, est enfin entrepris. Et en 1919 le canal de doublement est ouvert à la circulation. Mais ce dernier n’est pas structurant pour l’évolution de la ville, alors que les territoires qu’il traverse sont bas et inondables. Il est une réponse à un problème de flux et d’encombrement de l’arroyo chinois.

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Finalement, la ville bâtie se structure autour d’édifices publics, à l’impact suffisamment fort pour fédérer un aménagement urbain, comme l’axe du théâtre ou celui de l’hôtel de ville, puis ensuite comme les marchés de Binh Tay ou An Dong et leurs abords.

Les problèmes techniques des réseaux n’ont jamais été abordés dans leur ensemble avec la volonté d’une réalisation. Ainsi, en 1950 l’alimentation en eau potable119 de la ville, qui totalise alors une population de un million et demi d’habitants, est assurée par des captages dans les nappes phréatiques et des puits dans les nappes profondes120. Les égouts rassemblent les eaux vannes et les eaux usées en un réseau que l’alternance des marées doit permettre d’évacuer. Or, le réservoir du plan Coffyn devant permettre un effet de chasse n’a jamais été réalisé. De même, la question de l’évacuation des déchets n’a jamais été résolue121.

Tous ces problèmes de salubrité ne seront jamais réglés pendant la colonie et se posent de manière cruciale jusqu’à aujourd’hui. Ce sont toujours les questions techniques majeures de l’urbanisme à Hô Chi Minh Ville.

Le développement des deux agglomérations de Saigon et Cholon, intimement liées économiquement, a pris corps géographiquement le long des axes urbains de liaison. Le décret du 27 avril 1931 prononce la fusion de Saigon et Cholon. Cette nouvelle ’unité administrative autonome’ devient alors la première ville coloniale de France, et son septième port : premier port exportateur devant Marseille. Mais Saigon continue de fonctionner sans plan d’ensemble et au gré des luttes internes du conseil municipal où les intérêts des colons et bureaucrates, qui ont forgé l’économie politique de la colonie, l’ont toujours emporté sur les propositions plus humanistes (ou paternalistes).

1931 est aussi l’année de l’exposition universelle où les colonies, dont l’Indochine, seront présentées bien en vue. Mais les tensions qui conduiront à la seconde guerre mondiale se font déjà sentir. Et après l’afflux de capitaux des années 1920, c’est la fin de l’expansion coloniale. Comme en témoigne l’indice de l’activité de la construction122.

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des années 1925 à 1937, la chute est sensible en 1930. De même, dans le graphique de la population à Saigon123, la période 1930-1936 est une cassure au sein de l’évolution régulière que connaissait l’agglomération jusque là. L’indice de la construction remonte doucement à partir de 1936, alors que la courbe de la population explose littéralement en 1937. Mais bientôt éclate la deuxième guerre mondiale, dont les retombées dégénèreront124 au Viêt Nam, après quelques années de répit, dans la guerre d’Indochine. Ces quelques années de reprise de l’activité, fractionnées, sans stabilité et donc sans vue à long terme, si elles sont importantes dans le processus de densification de la ville, ne permettent aucune projection urbaine.

Notes
114.

Suite au succès des interventions de Prost et Lyautey au Maroc, les métropoles des colonies seront considérées comme de vastes laboratoires de développement urbain. Ces expériences peuvent-être planificatrices, mais aussi techniques, comme par exemple, l’installation à Saigon du tramway électrique pour relier Cholon, sans passer par le tramway à traction chevaline mais aussi intéresser un territoire plus large, ainsi l’Indochine sera le champs d’expérimentations pour l’établissement des cartes de l’I.G.N. au 1/25 000, d’après des photographies aériennes.

115.

Mais le Gouverneur général Long meurt en 1923, un contrat de trois ans est établi à Hébrard, mais sous la tutelle des travaux publics, ce qui lui enlève toute liberté d’action et le replace sous l’administration des ingénieurs qui ont produits les villes d’Indochine jusque là. Le nouveau Gouverneur général nommé en 1936, n’approuvant pas les travaux d’Hébrard dont les émoluments ont été très critiqués, ne renouvellera pas son contrat, montrant encore une fois l’importance des individus et de la dynamique de leurs relations. Au Maroc, c’est bien le duo Prost architecte-urbaniste et Lyautey gouverneur qui a obtenu les réalisations tant admirées.

116.

E. Hébrard - 1932.

117.

[C.A.O.M. - fond ministériel - agence française d’outre-mer - carton 236 - dossier 294].

118.

Après deux avant projets en 1904 et 1911 [C.A.O.M. - fond ministériel - 1ère série T.P.] et alors que le plan de 1882 le prévoyait déjà. Pour sa localisation se reporter au plan p. 64 [Plan de la ville de Saigon - 1867].

119.

A partir de 1904, plusieurs fois est revenue l’étude du projet d’adduction par détournement des eaux du Donnai en amont de Thu Duc [C.A.O.M. - fond ministériel - 1ère série T.P.].

120.

P. Machefaux - ingénieur en chef des T.P. de Cochinchine - travaux N° 184 - février 1950 [C.A.O.M. - fond ministériel - agence française d’outre-mer - carton 223 - dossier 258].

Les services des T.P. continuent à prévoir de nouveaux puits pour répondre à une demande sans cesse croissante et toujours insatisfaite, alors même que les derniers creusements ont provoqué la réduction de la production d’ancien captages.

121.

En 1909 la commission sanitaire conclut que vue l’absence de terrain autour de Saigon permettant le déplacement du dépotoir et l’incinération des ordures étant considérée trop cher, ’la solution retenue est le chargement de tous les immondices dans des chalands et leur déchargement dans la Soi Rap à marée descendante, en un point suffisamment éloigné pour que les matières puissent être emportées au large pendant la période de la marée’. [C.A.O.M. - fond du gouvernement général de l’Indochine - carton 4400].

122.

cf. graphique p. 76 [Indice de l’activité de la construction à Saigon 1925-1948].

[C.A.O.M. - fond ministériel - agence française d’outre-mer - carton 236 - dossier 294].

123.

cf. graphique p. 76 [évolution de la population à Saigon puis à Hô Chi Minh Ville].

124.

Durant la deuxième moitié de la guerre, la mise en suspend du pouvoir colonial par les Japonais, bien que relativement brève, a créé une situation irréversible qui va en se dégradant après l’armistice, jusqu’à éclater en un nouveau conflit armé : la guerre d’Indochine.