II - 2 LE COMPARTIMENT CHINOIS

Le compartiment chinois se caractérise par son implantation en limite de voie, l’étroitesse de sa façade, la profondeur de la parcelle bâtie dans sa totalité et la fonction commerciale ou artisanale laissée à la partie avant du rez-de-chaussée. Ainsi que nous l’avons vu, il résulte de l’implantation du foncier par les colons Hollandais et de son interprétation bâtie par les Compradores, négociants et commerçants chinois originaires de la Chine du Sud. Par le biais des réseaux marchands, il apparaît et s’impose dans toutes les communautés chinoises d’Asie du Sud-Est au 19ème siècle. Mais en fonction des habitudes culturelles des pays d’accueil, de l’attitude des administrateurs colons ou d’autres facteurs de l’évolution urbaine, il n’a pas eu les mêmes répercussions et les mêmes évolutions dans les différents pays.

Si le terme français ’compartiment chinois’ insiste sur l’aspect ethnique de son appartenance, alors qu’il est l’élément générateur des chinatowns dès le 19ème siècle. Le terme anglais équivalent shophouse témoigne de l’activité commerçante et rend compte de la mixité fonctionnelle qui particularise ce type d’habitat.

Le compartiment chinois s’organise perpendiculairement à la rue. Une cour intérieure permet l’aération et l’éclairage des pièces arrières, voire d’un second corps de bâtiment destinés à des locaux de services. Lieu de commerce, son ouverture sur la voie est primordiale, ce que confirme Singapour en instituant le five foot way comme première réglementation : passage couvert qui donne forme au trottoir et l’abrite. En 1913153, la ruelle arrière deviendra obligatoire, afin d’aérer ces quartiers dont la densité, tant humaine que bâtie, va de pair avec l’insalubrité. Ainsi, le compartiment chinois est une construction très orientée. Conçu pour être répété à l’infini, il se décline en mitoyenneté et se prête très bien aux lotissements, comme le montrent les ensembles de Singapour154 ou de Hong Kong155. Généralement d’ailleurs, un seul mur sépare deux intérieurs, c’est à dire qu’une construction ne possède qu’un seul des deux murs qu’elle utilise, l’autre appartenant au voisin, qui fait de même et ainsi de suite.

En Thaïlande, dont l’habitat traditionnel se traduit par des maisons non mitoyennes, en bois et construites sur pilotis, l’utilisation du compartiment chinois, mitoyen et élevé en alignement de voie, modèle urbain par excellence, se généralise à Bangkok dans les années d’expansion urbaine de 1960 - 1970. La ville s’approprie ce type d’habitat et le décline, d’abord pour ses caractéristiques liées à la possibilité d’une activité, puis en coe ur d’îlots, pour ses prédispositions au lotissement. Il est alors, formellement, réinterprété en fonction du contexte, le béton s’est déjà imposé depuis longtemps, mais les grandes bais vitrées et l’apparition de grilles comme éléments architecturaux lui donne une allure plus contemporaine, plus austère aussi. A son apparition, le compartiment est un lieu marchand ouvert. Dans les soi de Bangkok son interprétation est fermée, il se protège.

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Le compartiment chinois est donc développé à Bangkok pour ses caractéristiques marchandes, dans une ville en pleine expansion liée à une économie marchande. Mais son développement sera de courte durée dans le temps, et s’arrête avec l’apparition des tours, autre forme urbaine, plus moderne, de cette économie.

A Saigon, la population vietnamienne, culturellement proche de la Chine, adopte ce type d’habitat pour elle même, contrairement aux autres populations des pays de l’Asie du Sud-Est, où ils sont une formalisation spatiale de différences ethniques.

A Ha Nôi, l’ancien quartier marchand, appelé aujourd’hui ’quartier des 36 rues’, en rapport de son organisation ancienne par corporation, témoigne d’ailleurs d’un habitat dont l’étroitesse des parcelles répond à une profondeur pouvant atteindre 40 ou 60 mètres. Si la boutique occupe bien la pièce ouvrant sur la rue, ensuite se succèdent plusieurs corps de bâtiments qui s’organisent autour de petites cours.

A Singapour, dès les années 1830, la réglementation engendre une homogénéité des constructions, qui se maintiendra y compris à travers l’évolution des styles156 et des techniques. Au Viêt Nam, la présence occidentale s’impose plus tard, et l’administration française de l’Indochine n’impose pas de règlement spécifique à ce type d’habitat auquel elle ne s’intéresse pas. Le découpage foncier n’a donc pas prédéterminé à Cholon l’implantation des habitations et des constructions. Les plans de l’ancien quartier de Cholon, beaucoup moins précis que leurs équivalents sur Saigon, témoignent d’une imbrication plus que d’une juxtaposition des constructions.

Les îlots, de tailles restreintes n’y possèdent ni ruelle arrière, ni dégagement d’importance (cour intérieure), la totalité du sol appartient aux propriétaires dont l’action, guidée par le souci de rentabilité, sera de densifier ; ce que permet la profondeur des parcelles qui a été dictée par cette organisation fédérative.

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L’administration coloniale ne réglementera les constructions particulières que par souci d’hygiène et de protection contre les incendies en définissant des zones où les matériaux inflammables ne pourront être employés. Et encore, aucun règlement général ne sera établi. A Cholon c’est la commission municipale157 qui signe le 15 septembre 1914 un arrêté de voirie concernant les constructions particulières, sur la proposition de l’ingénieur chef du service de la voirie et après approbation de la commission d’hygiène de la ville. Si la réglementation a été conçue pour s’appliquer également au type d’habitat spécifique du compartiment chinois, elle est établie pour tous les bâtiments. En ce sens, elle ne réglemente formellement les constructions que par leur gabarit, par un rapport de vis à vis hauteur / largeur.

Pendant que le centre de Cholon se construit de diverses interventions individuelles et privées, des promoteurs interprètent ce type d’habitat et lotissent des îlots complets dans la ville basse de Saigon158. Mais le résultat est très différent de celui construit dans les colonies anglaises de Hong Kong et Singapour. Plutôt que de juxtaposer le modèle du compartiment chinois, en mitoyenneté et dos à dos, ce qui obligerait à construire des compartiments à plusieurs cours à cause de la largeur de l’îlot, l’investisseur interprète le parcellaire en lanières qu’il utilise, d’une part pour des constructions ouvertes sur les voies formant le pourtour de l’îlot, et d’autre part au sein d’une organisation de coe ur d’îlot distribuée par des ruelles privées en cul de sac.

Peu profonds et de taille restreinte, les compartiments de coe urs d’îlots perdent leur destination commerciale, alors que ceux du pourtour peuvent être déclinés en collectifs.

Notes
153.

Suite aux mesures sanitaires adoptées au titre de la législation sur l’habitat [C.Goldblum - 1986 - p. 147].

154.

cf. photo p. 92 [Compartiments et parcellaire].

155.

cf. photo p. 92 [Compartiments et parcellaire].

156.

cf. p. 94 [Les Shophouses de Singapour].

157.

Extrait du registre des délibérations de la commission municipale du 24-08-1914, et J.O.I. du 21-01-1915. [C.A.O.M. - fond du gouvernement général de l’Indochine - carton 4400].

158.

cf. extrait de la carte de Saigon de 1882, p. 92 [Compartiments et parcellaire].