Dans les discours tenus sur la ville, les termes de centre historique et de patrimoine reviennent régulièrement comme argument. Le hall du Département de la construction et du Cabinet de l’architecte en chef abrite la très grande maquette du centre ville445, qui distingue les projets importants (réalisés ou en prévision) et les anciens bâtiments coloniaux importants. Mais puisque le master plan définit des fonctions par secteurs et non des valeurs, des usages et non des formes, puisque les modes d’actions séparent le technique du sensible, la question de la prise en compte du patrimoine446 (qui est valeurs, formes et sensible) au sein de l’évolution de la ville s’est imposée.
Or, ces bâtiments identifiés sur la maquette, considérés par tous comme monuments historiques en ce sens qu’ils sont dans les faits protégés, sont répertoriés sur le detailed master plan du premier arrondissement en ’secteur culturel éducatif’, tout comme l’université ou une salle de spectacle contemporaine, sans qualité architecturale spécifique. L’ancien centre de Saigon forme dans son ensemble le ’secteur central de concentration d’activités financières, de commerces et de services’447. Les grands marchés sont définis ’centre de (au service du) secteur’448.
L’enjeu de la conservation est pourtant partie prenante du développement urbain, comme le montre l’exemple du marché Bên Thanh. Cette grande halle couverte, marché central de Saigon, a été construite par les Français en 1912. Aujourd’hui la façade, cachée derrière une grande frise de panneaux publicitaires, est absente, mais son beffroi central est l’un des symboles graphiques de la ville449.
Dernière grande parcelle du centre, le marché fait aujourd’hui, avec les îlots directement voisins, le sujet d’un concours international d’appels à investissements étrangers afin de réaliser un centre de commerces et d’affaires. L’objet du concours n’est pas de restructurer le quartier avec une restauration du marché, mais bien de transformer ce quartier central peu élevé (rez-de-chaussée pour le marché, un ou deux étages pour les îlots) en un élément d’un centre de capitale économique moderne, c’est à dire d’un central business district. Dans les projets, le marché est détruit, mais la façade du beffroi conservée est incluse dans la façade du nouveau bâtiment de plusieurs étages.
Les notions de patrimoine bâti et de conservation sont donc exclues de ces plans comme du master plan. En ce sens, la répartition de l’usage des terrains inclut la culture en temps que fonction (éducatrice), non en temps que valeur humaine.
Un ’programme d’étude pour la conservation du patrimoine urbain’450, subventionné par le Département de la construction, le Cabinet de l’Architecte en chef et le Département des sciences et technologies, a été mis en place en 1994, au sein de locaux appartenant au Centre des sciences sociales, sous la direction du Département de la construction, avec pour objectif de répertorier et classer le patrimoine de Hô Chi Minh Ville. Comme son nom l’indique, il est un programme d’étude (non opérationnel) et n’a pour l’instant aucune retombée juridique.
Cette liste n’intègre pas les édifices coloniaux. Or, la très belle restauration de la poste centrale, la dernière restauration de l’opéra à l’identique452 qui a rétabli toutes les sculptures que la restauration précédente avait supprimées ou celles de tant d’autres bâtiments publics, presque exclusivement construits par les Français, témoignent de la volonté de conserver des monuments publics, historiques. Elles montrent également que la ville accepte un certain héritage colonial. Mais cette reconnaissance n’est pour l’instant pas officielle453, en ce qu’aucun texte réglementaire ne l’entérine.
Ainsi le comité populaire, la cathédrale, la poste centrale, le théâtre, le musée de la révolution ou le musée d’histoire sont dans les faits protégés. Par contre, l’Ambassade américaine d’avant 1975, reconnue dès le premier arrêté en 1976, a été détruite intégralement en 1997. Il existe donc différentes approches du patrimoine, non liées entre elles, et auxquelles la conservation de l’édifice n’est pas nécessairement associée.
Le type de sites reconnus évolue et est donc fonction du contexte politique. Ces lieux restent pour l’instant tous issus d’un contexte vietnamien454. Au Viêt Nam, la valeur d’un lieu est comprise dans son histoire interprétée, transposée en symbole, et non dans sa traduction physique, son édification. Ces lieux et bâtiments ont un rôle éducatif dans la formation de la conscience de la Nation et de son affirmation.
Dans son projet de reconnaissance, le programme d’étude pour la conservation du patrimoine urbain propose quatre types de lieux : les zones (ou secteur : un quartier), les lignes (ou parcours : le long d’une rivière...), les petites zones (une zone d’influence d’un édifice) et les points (un bâtiment isolé). Mais cette recherche, menée par des représentants d’institutions de constructions, est basée sur la valeur intrinsèque d’un bâtiment ou d’un paysage urbain. Elle est pour l’instant déconnectée des institutions officiellement en charge des valeurs historiques, basées sur la valeur culturelle et éducative.
Le patrimoine est porteur d’enjeux. A ce titre c’est un domaine sensible. Selon le même processus que celui observé dans le cadre de la séparation de l’environnement technique et de la nature sensible, le patrimoine est considéré sous deux angles qui ne sont jamais rassemblés. Cette séparation entre la valeur culturelle éducative du symbole et la valeur intrinsèque d’un lieu, permet de dépolitiser le débat, qui est alors mené par les intellectuels et se situe dans le domaine idéologique déconnecté de la réalité. Pour Stéphane Rouziès455, les débats issus de l’architecture et du respect du patrimoine sont ’‘une concession faite à peu de frais qui constitue une soupape de sécurité sans grand danger, sorte d’abcès bénin de fixation de velléités démocratiques naissantes’’.
Bien qu’exact, le propos oublie quand même que le concept de monument historique est d’une part très récent, d’autre part lui même occidental456, et que de plus, il est à dissocier de celui de patrimoine. Dans l’ancien Viêt Nam, la notion de pérennité d’un édifice était culturellement différente, alors que les habitations étaient bâties en panneaux végétaux ou en terre séchée suivant les régions et la brique exclusivement réservée aux bâtiments cultuels et aux demeures de notables. L’apparition du concept de monument historique est donc à replacer dans le cadre de la mondialisation des échanges457. Celle de conservation officielle d’un patrimoine est à replacer dans le contexte d’ouverture d’un dialogue récent avec les étrangers, dont les Occidentaux et entre autres les Français458.
Le patrimoine vernaculaire est abordé dans le master plan, mais par la création et non par la conservation, à travers un parc musée qui rendrait compte de la diversité culturelle du Viêt Nam, et où chaque région serait représentée à travers son type d’habitat reproduit459. Dans ce projet, le patrimoine est abordé à travers ses valeurs culturelles éducatives, support de la propagande officielle. La (re)construction permet une interprétation et est préférée à l’objet réel (dont l’imperfection dérange) : il devient un objet, décontextualisé, voire dénaturé, il perd tout caractère authentique, polémique.
Pour l’instant, la conservation du patrimoine urbain et de ses monuments historiques n’est pas intégrée aux documents d’urbanisme, alors même que les études élargissent la conception du patrimoine à des secteurs, des quartiers d’habitat, qui sont d’échelle urbaine. Mais ici, il s’agit d’habitat - qui plus est à l’habitat de populations non vietnamiennes460 - toujours non considéré au sein des valeurs culturelles vietnamiennes et de l’espace public, collectif, cet espace isotrope jamais pris en compte.
cf. photo p. 258.
Afin de ne pas prêter à confusion, est nommé ici existant tout ce qui est bâti, sans spécification de date ou de valeur affective, historique, nationale, marchande, etc. La définition retenue pour le patrimoine est celle proposée par Pierre Merlin et Françoise Choay [Dictionnaire de l’urbanisme et du logement - Paris : P.U.F., 1988] ’On désignera ici la totalité des biens hérités du passé soit d’ordre culturel, soit d’ordre naturel. On retient en ce qui concerne l’urbanisme, les abords des monuments et le tissu urbain dit mineur, l’architecture vernaculaire et les ensembles ruraux, les paysages organisés par l’homme, du site urbain au site rural, et du patrimoine naturel dont les ressources, les sites ou monuments naturels font partie.’
L’autre symbole graphique utilisé est le musée Hô Chi Minh, anciennement les messageries maritimes, bâtiment colonial construit en 1862. cf. p. 259 le beffroi stylisé et une utilisation de la façade du marché pour une affiche du tricentenaire de la ville.
Excepté le toit d’ardoise remplacé par du bac acier couleur tuile.
Ce qui ne l’empêche nullement d’être réelle. Ainsi la maquette du centre ville (anciennement Saigon) sise au rez-de-chaussée du bâtiment du Cabinet de l’Architecte en chef et du Département de la construction (cf. photo p. 258) représente en gris l’existant, en blanc les gros projets en cours, en réel les gros projets réalisés, et en jaune les bâtiments considérés patrimoine. Excepté le palais de la réunification, reconstruit entre 1962 et 1966, tous les autres datent de l’époque coloniale. Il s’agit de : la poste centrale, la basilique Notre Dame (la cathédrale), le comité populaire, le théâtre municipal, l’hôtel Continental, le musée de la révolution, le trésor public, le bureau des douanes, le pont Mong, le musée Hô Chi Minh (anciennement les messageries maritimes) et la banque nationale.
Le Ministère de la culture et de l’éducation ajoutait à son titre, jusque récemment, la propagande.
S. Rouzies - 1995 - p. 17
cf. annexe p. 260 [Patrimoine et monuments historiques traduction de concepts].
De la colonie au communisme.
Il n’est pas neutre que le premier livre ayant pour objet de répertorier le (une partie du) patrimoine bâti de H.C.M.V. soit issu d’une coopération franco-vietnamienne ; tout comme la création du musée ethnographique de Ha Nôi, qui a pour thème la (re)connaissance des cultures des ethnies minoritaires du Viêt Nam.
En 1996, une très belle maison sur pilotis, en bois de teck et entièrement démontable, la dernière présente à Hô Chi Minh Ville, a été démolie, malgré plaintes et suggestion de l’intégrer dans ce futur parc.
Le rapport du programme d’étude pour la préservation du patrimoine architectural dégage deux grands secteurs d’habitat : l’ancien Cholon, construit par la minorité chinoise et le ’plateau’, ou ancien quartier résidentiel colonial, construit par la minorité française.