I - 3 LES RESEAUX TECHNIQUES VETUSTES ET LA DENSIFICATION : La Primauté Géographique ET L’ACCES AU confort des plus riches

Ces évolutions de la façade ne sont pas qu’esthétiques. La façade est cette paroi entre l’intérieur du logement et la rue, l’extérieur ; elle appartient à un acteur privé, mais elle borne l’espace public, l’enserre, le définit. Ces changements physiques traduisent des évolutions du mode de vie, ils sont le témoin de l’apparition de nouveaux référents, tous rassemblés sous le terme ’moderne’. La modernité à Hô Chi Minh Ville n’est pas un résultat d’une évolution dans un contexte. Le raisonnement est le même pour concevoir ce concept de modernité que pour mettre en oeuvre celui de la planification urbaine : il ne s’organise pas autour d’une globalité, il est issu de la somme de diverses actions ou volontés. Ainsi, en toute indépendance du contexte, qui n’est pas pris en compte, chaque intervention - dans la volonté plus que dans la réalisation - est moderne.

Tous les nouveaux sièges des comités populaires construits dernièrement, à Hô Chi Minh Ville comme dans le delta du Mékong, exhibent fièrement d’immenses verrières à la place de ce qui précédemment aurait été traité en claustras. De plus, dans des environnements pollués, ces vitres sont très vite recouvertes d’une saleté qui leur enlève tout le prestige qu’elles sont sensées véhiculer, mais surtout, l’espace intérieur est absolument intenable. La climatisation a un coût et à Hô Chi Minh Ville où les pannes d’électricité sont très fréquentes en dehors de l’hypercentre, cette attitude est un choix : celui de ne pas prendre en compte la réalité quotidienne, mais une certaine image de la modernité.

Toutes ces tours de verres construites en plein coe ur de l’ancienne Saigon se sont établies sur des réseaux qui n’ont pas été conçus pour les recevoir. Alors, lorsque l’électricité n’est pas produite en suffisamment grande quantité, l’hypercentre est favorisé au détriment d’autres quartiers qui en seront d’abord privés. Mais comme le réseau est vétuste, il arrive qu’une coupure s’impose sans choix préalable, toute construction dont les propriétaires ont les moyens possède un groupe électrogène qui est mis en marche chaque fois que nécessaire.

C’est aussi une pollution sonore, tout comme les climatiseurs d’ailleurs, même si pour ceux-ci elle est moindre, comparée à leur impact visuel et à la chaleur qu’ils produisent.

Les nouvelles constructions qui s’élèvent ne transforment que très rarement l’ancien parcellaire des compartiments et tentent de le rentabiliser en s’élevant en hauteur. Le caractère individuel de ce processus semble imposer des limites qui correspondent à la distinction réglementaire nationale établie à six étages. Les maisons individuelles ne dépassent généralement pas cinq étages en façade, auxquels il convient d’ajouter une mezzanine en rez-de-chaussée, voire un entresol, plus un (ou plusieurs) étage(s) partiel(s) sur la terrasse, mais en recul de la rue. De manière systématique, le modèle du compartiment établit une correspondance entre l’utilisation du rez-de-chaussée et la valeur de la construction. Nous verrons que dans le cas de valorisation d’un terrain par un organisme (privé ou public), celui-ci choisit pour l’instant de le rediviser en compartiments indépendants afin de vendre chacun au prix fort. A chaque propriétaire ensuite de trouver la solution pour utiliser les étages et rentabiliser son investissement.

Cette verticalisation a une autre incidence que l’espace extérieur qu’elle définit. Les réseaux d’adduction d’eau sont anciens, donc insuffisants et défectueux. La pression d’eau⁵¹⁵, trop faible, ne permet pas à l’eau courante d’accéder aux étages. Dans le troisième arrondissement à proximité des réservoirs, un deuxième étage n’a de l’eau que la nuit. Dans le dixième arrondissement, les collectifs⁵¹⁶ de trois étages n’en ont qu’entre une heure et trois heures du matin, ce qui oblige les habitants à se relayer pour remplir de grandes jarres d’eau. Les nouveaux collectifs possèdent généralement deux réservoirs⁵¹⁷, mais certains de ceux situés en sous-sol ont été pollués par les égouts ou les inondations⁵¹⁸. L’actuel réseau d’eau de la ville est approvisionné⁵¹⁹ par l’usine de Thu Duc, à l’Est de la ville, au fur et à mesure de son parcours la pression diminue et les arrondissements de l’Ouest sont les moins bien desservis.

Pour les habitations individuelles, la réponse de chaque propriétaire est simple : tous ceux qui le peuvent se sont équipés d’une pompe ou d’un surpresseur, et d’un ou deux réservoirs suivant les possibilités. Les anciennes maisons possèdent généralement un bac en béton dans la pièce humide du rez-de-chaussée. Ces pratiques entraînent des conséquences déplorables pour l’hygiène. D’abord la consommation d’une eau non potable, soit qu’elle ait stagné dans un réservoir, soit qu’à force d’aspirer, les surpresseurs drainent des boues⁵²⁰. Ensuite, l’eau stockée profite à divers insectes comme les moustiques et favorise l’apparition du paludisme, mais surtout de la dengue⁵²¹.

Aucun permis de construire n’est donné en adéquation aux réseaux existants et aucune taxe n’est demandée en rapport avec l’utilisation qui en sera faite, afin de les rénover ou les prévoir en conséquence. Le pire exemple est celui de l’hypercentre, où chaque tour construite se connecte sur les réseaux existants et intègre dès la construction des réservoirs et des groupes électrogènes, sans se préoccuper des conséquences pour la ville ou l’environnement immédiat. De même, l’impact physique spécifique de ce type de construction n’a jamais été pris en considération : par exemple, au n°162 de l’actuelle rue Pasteur, une tour a été construite en limite de propriété. Dans ces cas là, d’une part le premier qui construit a l’avantage et altère la valeur du terrain mitoyen, d’autre part le vis-à-vis est difficilement imaginable, de l’ombre portée à l’ouverture directe des fenêtres sur le terrain mitoyen.

Dans le cadre de l’extension de la ville et de la création de nouveaux lotissements un tracé viaire de terre battue est réalisé et les terrains adjacents vendus sans plus de viabilisation. Le règlement impose à chacun la réalisation d’une fosse septique, ce qui visiblement n’est pas toujours le cas. Pour l’électricité, différentes lignes sont tirées qui resteront longtemps vaguement accrochées et ramifiées. De la même manière, pour l’eau chacun se débrouille et s’équipe d’un puits et d’une pompe. Les rues ne seront goudronnées que bien plus tard, lorsque le quartier sera depuis longtemps entièrement habité, alors les égouts seront peut-être un jour réalisés.

Un article d’un journal vietnamien qui titrait : ’Construisez aujourd’hui, vous régulariserez demain’ résumait assez bien les pratiques.