III - 5.2 LE SACRE DU BETON ET DE LA TOLE - Une Certaine Idée de la Modernité

Lorsque les Français se sont imposés, dans le courant du 19ème siècle, les Vietnamiens finissaient de coloniser le delta du Mékong où ils n’avaient pas encore eu le temps de développer un habitat traditionnel en adéquation avec leur mode de vie, mais n’avaient pas pour autant adopté les maisons en bois sur pilotis des Khmers qu’ils repoussaient. Le climat, clément à la différence du Nord du pays571, n’obligeait pas à construire un habitat protecteur en terre séchée ou en brique, comme celui développé par les villageois du delta du Fleuve Rouge. Au Sud du pays, avant l’apparition du béton, les habitations étaient en matériaux végétaux572 : bois et bambous. Seuls les temples et les maisons de quelques notables étaient en briques, pérennes.

En ville, où les matériaux ne sont pas aisément disponibles et ont un coût élevé, la pérennité d’une construction s’impose. Ensuite, matériaux périssables, et surtout inflammables, les végétaux disparaissent petit à petit de la ville : le bois est devenu rare et cher et la réglementation vise à interdire le bambou573. Mais surtout nous avons vu dans le premier chapitre, que l’édification de la ville maçonnée (en opposition aux constructions vernaculaires végétales), articulée sur le réseau viaire, a été le support du développement des premières versions de la ville moderne dans les métropoles de l’Asie du Sud-Est. A Saigon, puis à Cholon, cette ville maçonnée n’a eu aucun mal à s’imposer. Hô Chi Minh Ville est aujourd’hui une ville récente qu’aucune tradition vernaculaire profondément ancrée n’a marquée, c’est une ville du 20ème siècle où se déclinent toutes les évolutions du béton. Le métal y est peu présent, et à ce titre la charpente574 de la poste comme celle du pont Mong sont exceptionnelles.

C’est le béton et non le métal qui a remplacé les poteaux et poutres de bois qui formaient traditionnellement la structure des bâtiments, car le béton présente une facilité de mise en oeuvre, ce qui n’est pas le cas des profils métalliques qui nécessitent une préfabrication et une industrialisation adéquate.

La brique et le béton, enduits, présentent toutes les qualités requises pour les constructions urbaines575, si ce n’est un vieillissement prématuré lors d’une mauvaise mise en oe uvre (qui est souvent la règle). Ces matériaux permettent de donner libre cours à toutes les formes trouvées dans les revues. Pendant la colonie, les Français avaient développé une architecture qu’ils voulaient en accord avec le lieu et leurs références. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’ ’architecture indochinoise’576 mêlait des pièces hautes et aérées permettant l’utilisation de ventilateurs au plafond, des galeries sous arcades généreuses en ombre, des volets persiennés pour laisser passer l’air, etc. La majorité des monuments en sont issus, certains avec plus de bonheur que d’autres. Malgré de belles réalisations durant les années 1970, la volonté d’accéder à la modernité a définitivement tourné le dos à cette prise en compte du climat et du contexte.

Cette modernité a pris deux visages, d’une part la façade-décor de la première moitié des années 1990 pour le compartiment, puis les tours, synonymes de réussite économique. A ma surprise, à part la réponse ’c’est beau, c’est neuf’, je n’ai jamais réussi à avoir d’avis personnel sur les tours (’laquelle préférez-vous, laquelle trouvez-vous la plus réussie’ ?) ou les habitations (on ne donne jamais d’avis sur le voisin).

J’avancerais que le concept de modernité fonctionne par analogie, par similitude, par reproduction. Est moderne tout ce qui correspond aux techniques actuelles, est moderne tout ce qui montre la réussite économique, l’ensemble se retrouve dans l’archétype de Singapour, du moins en image de ville. Car pour l’habitat, comme nous l’avons vu, chacun aspire à une petite maison individuelle, privée, avec une terrasse pour y installer l’autel du ciel et quelques plantes.

Notes
571.

Les Vietnamiens disent que le Nord connaît les quatre saisons et l’hiver peut y être froid. Le Sud, où la température marque peu de variations, n’en connaît que deux : la mousson sèche et la mousson humide.

572.

Comme la presque totalité de l’habitat de l’Asie du Sud Est. Cette caractéristique a amené Pierre Gourou [1984] à parler d’une ’civilisation du végétal’, en adéquation avec sa culture alimentaire, organisée à base de riz.

573.

Extrait du quotidien Thanh Niên du 21-09-98 ’A compter du premier octobre, le Comité populaire de Ha Nôi ne délivrera plus de permis de construire pour les chantiers utilisant des produits hautement inflammables comme le bambou, les feuilles de bambou, etc.’

574.

réalisées en 1886-1891, et 1893-1894.

575.

cf. tableau [la classification des maisons d’habitation] p. 268. Dernièrement, le gouvernement vietnamien employait le terme ’grade 5’ pour les habitations précaires ne pouvant prétendre au grade 4 : jusqu’ici, il refusait de reconnaître leur existence.

576.

En ce qui concerne Ha Nôi où cette architecture a acquis ses lettres de noblesse, se reporter à C. Pédélahore - 1992. Pour H.C.M.V., se référer à l’ouvrage collectif Saigon 1698-1998 – 1998.