La construction de logements collectifs, d’abord considérée par une juxtaposition et une superposition de cellules d’habitat, s’est traduite par une séparation des fonctions, contrairement au compartiment chinois ou shophouse614. Le commerce ou l’activité continuent à occuper les espaces du rez-de-chaussée, en contact direct avec la rue, alors que les logements sont organisés en étages, le long de coursives ou de couloirs. Si certains habitants ont transformé l’avant de leur pièce de vie en salon de coiffure ou petit bureau ce n’est pas la règle, et en ce sens la coursive ne peut être assimilée à une réinterprétation de la rue. Par contre, elle fait partie de son espace, de l’espace extérieur urbain, et elle y participe d’autant plus que le nombre d’habitants pouvant être interpellés à l’aide de la voix ou d’appels sonores est plus important. La visibilité d’une personne installée sur la coursive est différente du commerçant attendant le chaland devant son échoppe : située en hauteur, son champ de vision est plus grand ; mais dans le même temps, elle ne participe plus à la vie de la rue. La vie de la coursive est plus restreinte, même si elle réinterprète les pratiques de la rue. Selon un processus d’appropriation identique, la porte est ouverte en permanence et chacun investit l’espace de la coursive correspondant à sa cellule615, comme chacun s’approprie la portion de trottoir, de ruelle devant chez lui. Le passage est toujours possible et réel, mais le linge est étendu au-delà du garde corps de la coursive, face au logement, son sol est recarrelé en fonction de l’envie et des finances de l’occupant, des plantes en pots sont disposées à demeure, parfois un banc, un hamac peut-être tendu, etc. Les vendeuses utilisant la palanche arpentent les coursives traversantes, criant au passage ce qu’elles vendent. Ce passage public obligatoire a empêché des constructions individuelles, excepté pour les derniers appartements des coursives en cul de sac. Finalement, si les façades sont agrémentées du linge pendu aux balcons, ces immeubles ont gardé leur forme extérieure, leur rapport à l’espace de la ville a peu évolué depuis leur construction.
Dans ces immeubles desservis par une coursive, les cellules du rez-de-chaussée sont généralement plus hautes, de façon à accueillir une mezzanine. Elles sont finalement une bonne reproduction des rez-de-chaussée des compartiments et la partie réservée au logement est réduite au minimum, de façon à laisser le plus de place possible au commerce, qui dans la journée déborde sur le trottoir. Le soir, ce local du rez-de-chaussée abrite non seulement tout le matériel des étalages, sorti le matin, mais tous les deux-roues des divers occupants, les éventuels triporteurs de ceux chargés d’aller vendre au marché ou ailleurs, voire, moyennant finance, les véhicules des habitants des étages qui se plaignent de la petitesse du local prévu à cet effet et donc du manque de places ou du manque de soins inhérents.
Dans les collectifs anciens, un logement sur quatre (dans le cas d’un collectif de trois étages, ce qui est la règle pour ceux à coursives) a accès à une mixité des fonctions. Si l’on compare à un îlot, où l’activité est presque systématique pour les compartiments ouvrant sur rue, mais clairsemée pour ceux ouvrant sur une ruelle, la comparaison a un sens. Là où la différence est réelle, c’est dans l’accès direct à la voie ou dans l’utilisation possible de l’espace de la ruelle. Les trottoirs de la ville sont en permanence parcourus par de petits vendeurs de soupe, de chê, ou autre nourriture qu’il est nécessaire d’avoir cuisiné au préalable. De même au marché, les stands offrent la possibilité de vendre, mais pas celle de préparer. Toutes ces grosses gamelles sont amenées pleines le matin et repartent vides le soir. La préparation comme la vaisselle est réalisée dans les espaces que peuvent s’approprier les habitants. Nettoyer le poisson dehors avec la voisine et vider la grande bassine d’eau sale directement dans l’égout est possible dans une ruelle, pas sur une coursive. Pour les plats préparés, leurs transports dans les escaliers musclent les dos, les abîment aussi. Ce sont donc de toutes les activités informelles dont il s’agit, mais principalement de celles qui ne sont pas prises en compte dans le cadre d’activités réglementées, alors qu’elles leur sont nécessaires.
Les collectifs correspondraient donc a priori mieux à un habitat pour fonctionnaires, bureaucrates ou ouvriers, en adéquation avec les premiers relogements effectués après 1975, lorsque les immeubles ont été confiés en gestion à différentes administrations afin de loger leur personnel. Mais cette considération est toute théorique, alors que dans la majorité des familles chacun participe au budget familial à hauteur de ses possibilités. Monsieur P., par exemple, regrette aujourd’hui d’avoir choisi à la fin des années 1970 un appartement en rez-de-chaussée sur cour. A l’époque, le calme l’a séduit, mais aujourd’hui ses deux fils ont plus de vingt ans et sont au chômage. Il se dit qu’avec un rez-de-chaussée sur rue ils auraient ouvert un garage, comme monsieur un tel de ses amis. Dans les faits, le rez-de-chaussée est considéré car il peut permettre des revenus, soit issus de l’exercice d’une activité par l’occupant, soit issus de la location de tout ou partie de ce local. C’est une caractéristique typique du développement endogène comme l’a montré l’exemple de monsieur D.
Les trois tours de la cité Hung Vuong ont complètement supprimé les logements du rez-de-chaussée pour y installer un supermarché. Lors de notre dernier entretien, en réponse à ma question au sujet de sa préférence sur les deux cités Xom Cai et Hung Vuong auxquelles il a participé, monsieur Lê Van Pha m’expliquait que si pour habiter il préférerait Xom Cai, il pense que Hung Vuong est mieux parce qu’elle permet de lier habitat populaire et supermarché. Il parle ensuite de Singapour et de l’influence des voyages qu’il y a effectué avec d’autres décideurs.
A travers la réalisation des différents programmes d’habitat et l’évolution de leurs logements apparaît donc une volonté officielle. Mais si l’idée de modernité est là, latente pour le futur promu, si le choix existe, le plaisir de vivre se conjugue toujours au présent, au sein d’un quartier vietnamien. Nous retrouvons la dualité entre la ville théorique, l’image d’une planification volontaire, et la vie urbaine actuelle à Hô Chi Minh Ville. Ceci dit, dans ce cadre là les institutions du gouvernements produisent un objet dont les habitants ont besoin. Toute la question est de comprendre quel objet est produit et comment il est interprété, voire transformé, par la population résidente.
Ayant quitté la ville endogène, issue de la somme d’actions individuelles dans un cadre administratif donné, la ville questionnée maintenant est la ville construite par les institutions et habitée par des individus qui doivent se réapproprier les espaces construits pour y vivre. L’objectif est de mettre en évidence cette réappropriation et ses dynamiques inhérentes, qu’elles soient simplement intellectuelles, physiques à travers des reconstructions, quotidiennes par le bais de pratiques, ou autres.
Puisque l’Etat envisage l’évolution des secteurs déjà existants à travers leur gestion quotidienne, cet habitat est abordé par ce biais, toujours dans cette volonté de comprendre les dynamiques du développement urbain.
Dont nous avons vu dans le chapitre II que sa première raison d’être a été d’organiser en un même lieu l’habitat et l’activité de l’occupant, commerce et/ou artisanat, entrepôt.
Si les paliers desservent des appartements, les coursives desservent des cellules.