II Gouverner - La Hiérarchie pour Organiser la Société

Tous les écrits sur l’Asie sinisée mettent l’accent sur le Confucianisme qui, de la pensée de Confucius commentée ou interprétée, à l’outil administratif qu’est le mandarinat, définit une société patriarcale où la prédominance de l’ordre public sur les intérêts privés 707 met l’individu au service du groupe et donc place le devoir708 au-dessus du droit individuel709. Ainsi, en définissant une hiérarchie du respect, des valeurs et des devoirs, le confucianisme s’assure de la bonne marche de l’ensemble.

Dans son introduction à la troisième partie de la pensée chinoise : ’le système du monde’, Marcel Granet met en avant l’espace socialisé, qui est bien la raison d’être de la société des hommes.

‘’Les idées d’Ordre, de Total, d’Efficace dominent la pensée des Chinois. Ils ne se sont pas souciés de distinguer des règnes dans la nature. (...) Les hommes ne l’emportent en noblesse sur les autres êtres que dans la mesure où, possédant un rang dans la société, ils sont dignes de collaborer au maintien de l’ordre social, fondement et modèle de l’ordre universel. Seuls se distinguent de la foule des êtres le Chef, le Sage, l’Honnête homme. Ces idées s’accordent sur une représentation du monde, caractérisée non par l’anthropocentrisme, mais par la prédominance de la notion d’autorité sociale.’710

La phrase de Nguyên Khac Viên ’‘l’homme est avant tout un être social lié par des obligations sociales’’ 711 ‘ condense de manière simple et efficace la place de l’homme au sein de ce système défini sur la notion d’ordre du monde. Le mot ordre lui même image bien cette société construite sur la hiérarchie. ’Plutôt que d’isoler par abstraction des genres et des causes ils [les chinois] cherchent à établir une hiérarchie des Efficacités ou des Responsabilités.’’ 712

A cette volonté d’ordre public, dont j’affirme qu’elle est présente, sensible, dans tous les modes d’actions, il est possible de m’opposer les altercations des marchandes dans la rue dont la violence m’a parfois fait frémir ou le comportement de ces jeunes, au guidon de petites motos, imposant leur vitesse et défiant tous et toutes sur leur chemin. Plus simplement, il s’agit des adolescents qui, à vélo, brûlent systématiquement les feux rouges, sans un regard, dignes de la lenteur régulière de leurs pédaliers.

Non, la société urbaine du Viêt Nam de la fin du 20ème siècle n’est pas lisse de conflits. Et à mes multiples questions, répétées incessamment, au sujet d’un habitant qui inonde tout le voisinage du flot bruyant de sa nouvelle chaîne hi fi, de ces jeunes écoliers qui, à la sortie des cours circulent de front par quatre ou six bicyclettes, imposant à tous le rythme de leurs discussions, les réponses recueillies sont invariablement : ’ça nous dérange, vraiment, mais c’est comme ça’.

Combien de fois l’ai-je entendu ce ’c’est comme ça’713 qui permet d’éviter la confrontation ?

Je n’ai aucune réponse catégorique à ces contradictions apparentes. Dans le cas d’un habitant si son attitude dérange vraiment, il est identifié et d’allusions en mépris, le voisinage finira par réguler714. Dans le cadre du comportement de chacun sur la voie publique, j’en reviens à cet espace collectif que chacun utilise comme il le souhaite et non en fonction de règles communes. Lors de nos discussions, Robert Van Der Hoff me parlais de sens civique. Jean Luc Domenach715 évoque lui la décomposition du lien civique avec l’intéressement de l’appareil administratif au développement économique. L’adhésion à plusieurs idéologies, même partiellement, ne peut être une simple juxtaposition, mais nécessite des interprétations, une recomposition. Chacune véhicule des valeurs qui lui sont propres et lui permettent de fédérer un ordre social. Et le rôle des dirigeants est bien aussi à lire en ces termes. C’est eux qui véhiculent, ou imposent suivant leur légitimité, les règles qui doivent permettrent à une société de se développer, de se construire. Si tel n’est pas le cas, elle se transforme jusqu’à l’apparition d’un équilibre ou disparaît.

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Notes
707.

’Le sage, c’est à dire l’homme bon et généreux fait prédominer le sentiment de la dignité sur celui des intérêts et quelques fois même de l’équité.’ [P. Huard, M. Durand - 1954 - p. 85].

708.

Quoique différent, le devoir existe dans les deux sens. Par exemple, s’il est piété filiale dans le sens du fils vers le père, il est devoir de protection dans celui du père vers le fils.

709.

A ce titre là, les premiers mots de la déclaration des droits de l’homme : ’les hommes naissent libres et égaux en droits ...’ qui nous (Occidentaux des démocraties) sont une évidence qui ne se discute pas ... mériteraient sans doute plus ample réflexion. ’Si en effet pour l’Occidental le sens des droits individuels est fondamental et se trouve protégé et activé par la conception de la justice, pour le Confucéen, les avantages que chacun peut réclamer ne comptent pas. Il ne connaît que des devoirs dont chacun a l’obligation impérieuse de s’acquitter correctement’ [P. Huard, M. Durand - 1954 - p. 100].

710.

M. Granet - 1988 (1968) - p. 281.

711.

Nguyên Khac Viên (in A. Ruscio ed. - pp. 74-89) - 1989 - p. 80.

Cité au paragraphe I-2 du présent chapitre VII.

712.

M. Granet - 1988 (1968) - p. 278.

713.

Et lorsque, suite à une discussion où il était question de couples, qui au Viêt Nam peuvent divorcer assez facilement mais doivent ensuite continuer à vivre sous le même toit puisque leurs carnets de résidence respectifs ont la même adresse, je demandais à Xuân, mon interprète devenue amie, ce qu’elle en pensait, si elle trouvait cela normal, après un rire qui n’était pas neutre, j’ai à nouveau été gratifiée d’un ’c’est comme ça’. J’ai voulu discuter. Plusieurs fois, le cas s’est reproduit, puis un jour, très simplement, elle a commencé sa phrase, s’est arrêté au milieu, a souri et m’a dit, ’ah non, c’est vrai, avec toi il ne faut pas dire c’est comme ça’. Ce jour là, j’ai arrêté de vouloir imposer mon raisonnement et ai simplement pris ses réponses.

714.

Monsieur R. est venu habiter dans la maison de sa femme, il a donc changé de quartier. Homme peu respectueux, et sans emploi, il emprunte de l’argent à de nombreuses familles de la ruelle. Il ne les rembourse pas, le temps traîne, sans qu’il ne soit exclu du quartier, plus personne n’accepte de lui prêter à nouveau de l’argent et les habitants l’ignorent, ne l’appréciant pas. Deux années passent ainsi. La chance sourit à monsieur R. qui gagne au loto. Sa première action est d’aller rembourser tous ses créditeurs, qui pourtant s’étaient fait une raison. Par cet acte, il retrouve la respectabilité dans le voisinage, donc une place dans la vie sociale.

715.

J.L. Domenach - 1994 - p. 33.