Conclusion : JUXTAPOSITION CONSENSUS ET PROCESSUS De la Théorie au Pragmatisme

La présente recherche avait pour objet de caractériser et de déterminer l’articulation des deux systèmes de production de l’habitat urbain dont un premier constat faisait état, l’un institutionnel et l’autre endogène, alors que le pays se lançait dans une politique ’de renouveau’, directement influencée par la Perestroïka russe.

Si les alliances personnelles sont une caractéristique du développement endogène, qui est lui-même une dynamique particulièrement présente dans les pays dits en voie de développement, les pays dont le gouvernement répond à une idéologie communiste ne laissent dans la production de l’habitat, de manière générale, que peu de place à ces dynamiques endogènes. Or au Viêt Nam, la dualité de la production de l’habitat s’est imposée comme caractéristique primordiale.

L’apport principal de cette recherche se situe dans la mise en exergue des interactions entre les différents modes d’actions propres à la société vietnamienne de la fin du vingtième siècle et de leurs limites inhérentes. Ce travail, initié par un questionnement sur la réadaptation des apports exogènes dans le cadre du développement urbain de Hô Chi Minh Ville, de la constitution d’une métropole à l’introduction de techniques de planification, s’est donc effectué autour de la mise en évidence et en relation des deux types d’acteurs : l’institutionnel et le privé. Il a montré entre autres que l’enjeu de l’équilibre recherché se situe en terme de modernité et de modernisation, cette dernière étant à comprendre comme une interprétation du concept initial. Le rapport à l’Occident est donc présent et jamais nié. Mais tout au long du travail, j’ai refusé la comparaison entre le Viêt Nam et la France. Je l’ai fait pour moi-même et une part d’implicite dans le déroulement de la recherche en découle certainement. Mais puisque je voulais atteindre une compréhension des modes d’actions qui participent à la construction et au développement de Hô Chi Minh Ville et si possible des modes de pensées qui prédisposent à l’acte, j’ai choisi de m’attacher à l’analyse de toutes ces interventions qui constituent dans leur globalité le développement urbain de Hô Chi Minh Ville en tant qu’ensemble faisant sens en lui-même. Et si aujourd’hui je suis certaine de la cohérence de ce dernier, au-delà des contradictions apparentes, ce n’était pas le cas initialement.

Au commencement, le discours bien lisse et bien rodé des institutions du développement urbain au sujet de la planification urbaine d’une part, discours qui ignore les problèmes du citadin pour favoriser une image de ville, et d’autre part un dynamisme fort et manifeste de l’acteur individuel, font apparaître le monde institutionnel et la vie du quotidien comme deux univers étanches l’un à l’autre. Mais l’amalgame physique de l’un et de l’autre au sein de la ville bâtie, puis la présence des institutions administratives, policières et politiques à l’échelle des habitants, qu’accompagne une critique des citadins qui dans le même temps leur reconnaissent une certaine légitimité, montrent que ces deux univers se côtoient, voire communiquent. Tout le travail de la thèse a alors été de mettre en évidence les liens et relations entre les deux modes de production des secteurs d’habitat. Le résultat montre que si chacun dépend de l’autre, dont il a besoin et en fonction duquel il se construit, pour autant cela n’exclut pas que ces deux univers fonctionnent séparément. L’ensemble se présente comme une juxtaposition d’actions et d’habitudes.

L’esprit confucéen issu de vingt siècles de confucianisme a imprégné le mode de pensée développé au Viêt Nam et a fourni un cadre humain que le cadre administratif du communisme pouvait intégrer : c’est là, l’une des raisons de la vivacité des communismes d’Asie. En ce sens, j’ai espéré trouver dans la Chine un modèle comparable à l’évolution vietnamienne, puisque les autres métropoles d’Asie du Sud-Est, bien que possédant des éléments de genèses dont la mise en relation est intéressante, ont des systèmes actuels de développement urbains par trop différents. Mais si des points communs existent, pour autant les différences sont telles qu’une connaissance approfondie de la Chine serait nécessaire pour une telle comparaison. Pourtant, Hô Chi Minh Ville, métropole du Sud, critiquée par le pouvoir en place dans la capitale du Nord pour son goût des affaires, n’est pas sans rappeler Shanghai face à Pékin, d’autant que celle-ci vient de passer le fleuve pour édifier Pudong, nouveau centre ville moderne, et que Hô Chi Minh Ville planifie inlassablement Thu Thiêm.

Mais la Chine est une grande puissance mondiale et non un pays qui se bat pour son identité au milieu des conflits internationaux. Mao a gagné sa révolution en 1949 : cela fait donc plus de cinquante ans que le communisme (et ses interprétations) est appliqué en Chine, ce qui signifie qu’aujourd’hui presque tous les Chinois ont été éduqués sous le Communisme et que les danwei, collectivités de travail définies par les divisions administratives, ont un sens : elles sont une réalité humaine tangible pour chacun. Quant à lui, le Viêt Nam n’est réunifié et libre qu’en 1975, après trois guerres qui l’ont épuisé, le gouvernement impose alors au Sud du pays dix ans d’immobilisme afin de favoriser le développement du Nord qui n’a jamais connu la manne des dollars américains ; de plus l’isolement a été réel à la suite de l’embargo économique dont le pays a été l’objet jusqu’en 1995.

Ensuite, la Chine possède une tradition urbaine qui, en fonction des villes ou des régions, a produit différents types d’habitats urbains. Si, à Ha Nôi, la maison ’en tube de bambou’757 et la cour ont généré des ensembles d’habitat cohérents, Hô Chi Minh Ville, la métropole du Sud du pays, n’a qu’un siècle758 et une histoire mouvementée : il s’agit d’une ville récente que des mouvements migratoires et des enjeux économiques exogènes ont façonnée. Elle n’a pas eu à rompre avec un habitat traditionnel comme les autres métropoles de la région.

Enfin, Shanghai a toujours fait partie de la Chine, cette continuité et l’ampleur de sa population, qui atteignait les treize millions en 1993 quand Hô Chi Minh Ville en rassemblait cinq, confirment que si le Viêt Nam est culturellement et politiquement très proche de la Chine, une comparaison nécessite un recul que seule peut permettre une connaissance approfondie des deux pays.

Ainsi, le Viêt Nam se présente comme un pays singulier, et ce de manière d’autant plus marquée qu’il revendique une identité forte759. Depuis la libération de Saigon, le développement de Hô Chi Minh Ville n’a pas été marqué par un pouvoir volontaire et bâtisseur. L’agglomération existante évolue par la somme des projets issus des administrations institutionnelles et des intervenants privés. L’Etat gère ou contrôle ces initiatives dont il n’est pas l’instigateur. Pour cela, le gouvernement s’adresse aux acteurs qu’il particularise en fonction de leur capacité financière et de leur lien d’appartenance au système. Le gouvernement est alors un régulateur par manque de moyens et non un véritable opérateur : il assure une certaine maîtrise en aval, par le biais de ses institutions, et non une volonté en amont, comme son discours l’affirme. Reconnaissant son manque de moyens financiers, il donne une existence à l’acteur privé, qu’il utilise comme palliatif aux carences du service public, mais pour autant il ne reconnaît pas toujours l’initiative dont il favorise de fait l’émergence. En retour, la légitimité qu’accorde l’individu aux représentants de l’état est contextuelle, à l’image de leur autorité.

Cette attitude a plusieurs corollaires. Aujourd’hui, il n’existe pas d’alternative aux deux types d’acteurs, privés et publics, et l’échec relatif des entreprises en joint-ventures ne dit pas autre chose que l’incapacité des institutions gouvernementales à travailler en co-tutelle, en co-opération, mais aussi à créer des collectivités, à fédérer par rassemblement. Le gouvernement a accepté l’acteur privé et lui a donné une forme, mais sa volonté de maîtrise décisionnelle inhérente à l’idéologie communiste (du 20ème siècle) l’empêche de s’attacher aux processus réels. C’est alors le pragmatisme de la culture qui prend le relais et qui, par le biais du consensus obligatoire, assure une certaine régulation, à l’aide d’arrangements factuels reconnus par chacun. Les communautés de voisinage font partie de ces reconnaissances habituelles et participent pour beaucoup à la gestion des territoires urbanisés que le gouvernement se montre incapable d’appréhender autrement. Cet ensemble favorise l’opportunisme, mais surtout un traitement systématique au cas-par-cas, ce qui empêche tout règlement global, mais a l’avantage de ne pas nécessiter de choix de la part des instances décisionnelles, choix qui risqueraient d’engendre des conflits. De cette manière également, l’acquis n’est pas discuté ou remis en cause, mais à chaque nouvel arrangement ou consensus accepté, une nouvelle situation s’impose pour le présent. Cette évolution par sédimentation caractérise les modes d’actions vietnamiens actuels.

Les conséquences de ces pratiques sur l’environnement construit des secteurs d’habitat se traduisent par un remplissage systématique de tout espace libre, dont le grignotage et la sur-densification sont les avatars. Cette recherche s’est attachée aux secteurs d’habitat normaux (de la ville régulière) de l’agglomération urbaine de Hô Chi Minh Ville et aux pratiques qui ont engendrées leur évolution pendant la période d’établissement de la đ?i m?i, alors que l’action des pouvoirs institutionnels ne propose pas d’autre alternative que la destruction complète d’un îlot ou d’un secteur et sa reconstruction. Mais la forme prise par cette dernière, réalisée par une institution publique, varie en fonction des objectifs financiers et de la teneur sociale du projet qui peut être réalisé dans le but de dégager des bénéfices. Derrière une dualité très marquée du type d’acteur reconnu se cache donc toute une palette de possibles qui peut permettre de nombreuses dérives aux pouvoirs institutionnels alors que les administrations gouvernementales sont gestionnaires de la propriété et de l’attribution du sol et ont un rôle primordial à tenir en tant qu’administrations publiques, garantes du bien commun et de la mise en oe uvre de la politique gouvernementale.

Les secteurs porteurs d’enjeux, économiques ou sociaux, focalisent des tensions particulières. En choisissant les secteurs d’habitat dans leur globalité, la recherche s’est tournée vers les pratiques courantes qui participent au développement de ceux-ci. Afin de circonscrire la normalité, je me suis finalement tournée vers les détails hors normes des interventions (et chacune en contient) afin de saisir par quel biais ces actions pouvaient être acceptées. A partir de là, la distinction entre reconnu, accepté et toléré s’est imposée comme primordiale pour la compréhension du fonctionnement de l’ensemble.

La recherche menée a donc été bornée par les pratiques internes à l’administration que je n’ai pu aborder : de la prééminence du Parti, aux choix inhérents à la planification décisionnelle, mais également des modes de développement des projets au sein des administrations, aux rapports des administrations entre-elles. Afin de posséder une vue plus globale de l’ensemble des interventions qui façonnent la ville, il faudrait également s’intéresser à la compréhension des logiques économiques liées à la mondialisation et à l’ouverture de l’économie vietnamienne aux investissements étrangers. Ces changements ne touchent pas aujourd’hui directement les secteurs d’habitat, mais leur influence est sensible dans l’application des outils de la planification urbaine et par l’émergence d’un nouvel interlocuteur, l’investisseur, privilégié des institutions gouvernementales.

Aujourd’hui, l’ouverture économique initiée par la đ?i m?i est acceptée. Avec le siècle dernier s’est achevée la période de son établissement et sans doute était-il symbolique de voir en 2 000 les derniers grands chantiers en cours à Hô Chi Minh Ville se terminer, sans en voir de nouveaux apparaître. La crise qui a sévi en Asie du Sud-Est en 1997 n’y est pas étrangère, mais l’ensemble correspond également à une respiration dans le processus de la reprise économique avec laquelle le Viêt Nam a renouée. Laurent Pandolfi760 a montré les différentes étapes de l’instauration d’un régime foncier et conclut que ’dans la nouvelle configuration de l’urbanisme au Viêt-nam, une redéfinition de l’ ’objet foncier’ s’imposera.’. Le développement urbain nécessiterait également une reconnaissance de l’objet bâti comme élément d’un ensemble. Une prise de conscience que l’espace urbain est actuellement un vide fédérateur, du moins au coeur des secteurs d’habitat, que les caractères de cet espace collectif, public, sont issus de la somme des interventions de chacun, permettrait de considérer qu’à l’aide de choix, de la part des institutions, il serait possible d’intervenir sur son développement, à condition que la question soit posée en ce sens.

Notes
757.

Ainsi appelée en référence à la physionomie du bâti sur un parcellaire en lanière très allongées qui de cours en corps de bâtiments n’est pas sans rappeler les cloisonnements de la section des tiges de bambous.

758.

Je parle ici de la ville-métropole. C’est l’établissement de l’Indochine à partir de Saigon, puis les répercussions de l’ingérence américaine, qui ont donné à la ville son ampleur de métropole, aujourd’hui plus peuplée et plus puissante économiquement que Ha Nôi. En 1998, la ville fêtait son tricentenaire, c’est à dire l’établissement du premier document faisant état d’une circonscription administrative vietnamienne. Il s’agissait alors principalement d’un poste d’octroi. La construction de la première citadelle d’où Gia Long a reconquis le pays, et que Minh Mang détruira complètement en 1834, avait été bâtie en 1785.

759.

Jamais le terme de tradition n’émaille mes notes, alors que celui de Vietnamité revient régulièrement. Certes, cela est à mettre en parallèle avec la propension des gouvernements communistes à interpréter l’histoire, mais aussi avec le poids de la Chine dont est nourri le passé du Viêt Nam.

760.

L. Pandolfi - 2 001 p. 535