INTRODUCTION

Au moment d'engager l'écriture, il me vient en mémoire une expérience vécue il y a quelques années lors d'une visite de l'exposition "Cézanne" au Petit Palais, à Paris. L'une des salles était réservée aux toiles sur La Montagne Sainte-Victoire. Le conservateur y avait installé les tableaux de telle sorte que leur disposition évoquait la dynamique créatrice de l'image. Au centre étaient placés les tableaux aux lignes nettes, aux couleurs chaudes. Leur succédaient deux toiles intégrant le pointillisme, ce qui provoquait une sorte d'éclatement et d'irradiation de l'image. Quant aux deux premiers tableaux qui s'offraient au regard, à l'entrée de la salle, ils en évoquaient la naissance.

Ce déploiement, en plusieurs tableaux, d'une inspiration créatrice présente quelque analogie avec l'évolution des intuitions fondatrices de la Société du Sacré-Cœur de Jésus. Si nous reprenons le processus de l'image, nous pouvons dire que la prophétie de Charles Nectoux est comme l'idée encore inchoative de l'Institut. L'image se précise dans le projet des fondateurs, Léonor de Tournély et Sophie Barat. Elle prend visage lors d'une rencontre, celle de Joseph Varin et de la jeune Sophie, s'affirme par la fondation de l'Institut le 21 novembre 1800, suivie de l'ouverture de la Maison d'Amiens en octobre 1801. Son tracé se poursuit avec les différentes fondations et l’extension rapide au-delà des mers après 1815. Ici et là, les formes sont semblables : un pensionnat et une école externe. L'espace éducatif y reçoit les vastes horizons des Humanités et le caractère clos, familial, de l'univers conventuel. L’extension se poursuit  1 . Vers 1850 s’ouvre une Ecole normale au Chili et, ensuite, des Collèges universitaires dans les pays anglo-saxons, aux U.S.A. et au Japon. L'imposition de la clôture en maintient les contours bien définis jusqu’au Concile Vatican II.

Le décret Perfectæ caritatis surla rénovation et l’adaptation de la vie religieuse invite alors les différents Ordres religieux à une révision de leurs statuts. Selon la physionomie apostolique qui lui vient de son charisme, la Société du Sacré-Cœur de Jésus décide la suppression de la clôture. Et à partir de 1967, elle opère une mutation rapide de son service éducatif. A l'écoute de son temps, comme le fut la fondatrice, cet Institut dont la visibilité et la réputation relevaient jusqu'alors des pensionnats de jeunes filles et des Collèges universitaires, s'ouvre à des formes variées d'action éducative. La Conférence générale de l'Eglise latino-américaine, à Medellin, fait entendre un appel prioritaire, celui des pauvres. Ce défi retentit de telle sorte, dans la Congrégation internationale, qu'il s'inscrivit rapidement dans les orientations prises.

Mais ces innovations et ces changements ne vont pas sans susciter un questionnement radical, de la part d'anciennes élèves ou même de religieuses. S'ouvrir à d'autres formes d'intervention prioritaire, n'est-ce pas purement et simplement abandonner le charisme institutionnel, le projet initial de la fondatrice ? Relativiser la forme d'engagement qui a été le principal « moyen » choisi par l'Institut pour atteindre sa fin, n'équivaut-il pas à perdre son identité ? De telles questions s'accompagnent de tensions et de conflits internes car elles portent sur la nature même du service éducatif, sa finalité sociale et sa raison d'être. Le premier chapitre de la deuxième partie de notre étude retrace ce processus constitué d'ombres et de lumière.

Cette rénovation du service éducatif de la Société du Sacré-Cœur aboutit à une refondation grâce à un processus collectif d’interprétation des finalités éducatives du plan fondateur. Deux étapes sont à distinguer. Au cours de la première, de 1964 à 1976, les conditions de possibilité d’une refondation, d’ordre canonique et symbolique, sont mises en place. La seconde étape est celle où se réalise l’interprétation collective du référentiel fondateur, à savoir la visée ordonnatrice du service congrégationnel. Elle-même se déroule en deux temps (1976 à 1979 ; 1979 à 1982), correspondant respectivement à l’interprétation de la visée sociale et de la finalité spirituelle, « former des réparatrices et des adoratrices du Cœur de Jésus».

Notre réflexion s’ordonne autour de cet événement de la restructuration du service éducatif de la Société du Sacré-Cœur de Jésus. Elle a pour objet cette question de fond : la rénovation post-concilaire représente-t-elle une certaine trahison de la visée des fondateurs ou est-elle réalisée en fidélité au projet initial ?

Par ailleurs, la rapidité et l’importance des déplacements opérés entre 1964 et 1976 sont tels qu’il est impossible de réduire leur cause à une simple disposition juridique. La condition de possibilité d'ordre canonique, venue du Concile Vatican II, était certes nécessaire mais elle ne pouvait suffire à mobiliser de tels changements. De quel dynamisme interne relèvent donc ces capacités d’évolution ? L’Institut en était-il porteur, dans sa forme naissante ? Autrement dit, quel rapport à la culture primitive et au plan fondateur a rendu possible, en un laps de temps relativement court, une telle transformation ?

L’hypothèse qui accompagne notre problématique est celle-ci : la situation post-conciliaire met en œuvre l’authenticité du projet initial. Pour l'Ordre qu'il projetait de créer, Léonor de Tournély avait choisi une forme apostolique à l'image de la Compagnie de Jésus, « excepté ce qui ne peut convenir» aux femmes. Les tâches ne se limitaient pas à celles de l'enseignement mais incluaient le « soin des malades ». Autant dire que l'ouverture était maximale, compte tenu des formes limitées d'intervention sociale accordées aux femmes au XIXe siècle. Il est possible que la conception de Sophie Barat ait été plus classique. Mais les deux projets se rejoignaient sur les finalités éducatives, régulatrices des choix institutionnels. Aux lendemains de la bourrasque révolutionnaire, l'orientation était militante. Il s’agissait « d’établir une société de religieuses toutes dévouées au Cœur de Jésus et qui, sans négliger l’instruction des pauvres, se consacreraient surtout à l’éducation des jeunes personnes que leur naissance ou leur fortune appelle à jouer un rôle important dans le monde »  2 . Le projet avait donc pour but d’éduquer les jeunes filles de la classe dirigeante, de manière telle que le désir de « faire connaître le Cœur du Christ », de s'associer à son travail rédempteur, soit suscité par une rencontre personnelle avec le Christ.

Il allait de soi, au XIXe siècle, qu'une école des pauvres soit associée au pensionnat. Bien vite, l'Institut y adjoint deux autres moyens, les retraites spirituelles et « les relations avec les personnes du dehors ». Selon une comparaison faite avec les Constitutions d'autres Instituts féminins de l'époque, ce dernier moyen est spécifique. Y aurait-il, dans ce « quatrième moyen » une ouverture latente à une pluralité de formes d’intervention éducative ? Des indices porteraient à le croire.

En février 1981, une lettre-circulaire de Concepción Camacho, alors supérieure générale, expose en d’autres termes notre problématique : « L’inspiration (de Sophie Barat), cette constante référence au Cœur du Christ, même si elle répondait à son temps qui était marqué par certaines limites, dépasse ce temps. C'est comme une petite lampe qui a illuminé et qui continue d'illuminer les situations. Si nous sommes ouvertes aux interpellations de notre temps et les regardons à la lumière de cette lampe, nous pourrons trouver pour aujourd'hui de nouvelles réponses auxquelles Notre Sainte Mère n'avait même pas pensé, mais qui existaient en germe dans son inspiration »  3 . Le référentiel de Sophie Barat est cette expérience fondatrice, « idée primordiale de la petite Société». Allumer cette « petite lampe », serait-ce en faire mémoire ? Et de telle sorte qu’il ne s’agisse ni d'un rapport d’extériorité, ni d'un label sans efficience, mais de l'actualisation du charisme fondateur ? Y a-t-il trace, lors de cette période de rénovation du service éducatif, d'un rapport effectif au référentiel du « Cœur du Christ » ?

Si cette effectivité apparaissait dans le processus de rénovation, cela autoriserait à parler de refondation, au sens où le travail d'adaptation post-conciliaire n'aurait pas été une simple mise à jour mais une continuité. Mais alors, sous quelles formes ? Les invariants du plan fondateur auraient-ils fait l'objet de l’interprétation collective ? S'il en était ainsi, notre hypothèse s’en trouverait confirmée : la refondation serait l'acte collectif par lequel se réalise « l’accomplissement de l’image », le déploiement des possibilités latentes contenues dans le projet initial. Revenir à la source permettrait de réinvestir le champ de l’imaginaire, et de susciter ainsi la créativité dans la diversité.

Cette problématique délimite le champ d’investigation de la recherche à l’étape de fondation d’une part, c’est-à-dire de 1800 à 1826, et à celle de la refondation d’autre part, de 1964 à 1987. L’histoire intermédiaire montrerait l’évolution des visées éducatives, selon l’interaction des faits socio-politiques des différents pays et de leurs systèmes éducatifs. Mais elle déborderait l’orientation précise de cette étude car le sens de l’adaptation post-conciliaire n’est ici à interpréter qu’en référence aux intuitions des fondateurs et au projet initial mis en place.

Le premier texte, intitulé Plan d'Etude provisoire à l'usage de la Maison d'Amiens, est rédigé en 1804. Mais qui en est l'auteur ? Le préciser permettra d'identifier la tradition à laquelle il se réfère. Lui fait suite en 1805 le Programme des Exercices, publié à l'usage des familles. Ces deux documents renseignent sur le contenu des études, la manière de procéder et la visée éducative de l'Institut naissant. Présentent-ils des aspects novateurs ? Si oui, lesquels ?

A la suite d’une tentative de détournement de pouvoir, deux autres textes sont élaborés, le plan d’éducation de 1806 et le plan d’études de 1810. Ce dernier document inclut les règles des différents membres de la communauté éducative. S'agit-il d'une « Ratio à l'usage des demoiselles » ? Quatre ans après la rédaction des Constitutions, le Conseil général de 1820 ratifie ce plan remanié et lui donne ainsi le statut de plan fondateur. Quel en est le modèle inspirateur ?

A cette série de questions répond la première partie de notre réflexion, intitulée «  Le plan fondateur ».

Le premier chapitre, D’une ébauche à la réalisation d’un projet, présente les contours des intuitions fondatrices, évoque les difficultés des commencements, retrace la dynamique des implantations réalisées de 1801 à 1826 en Europe et Outre-Mer.

Le second chapitre, Plan d’Etude provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens, est l’examen du premier plan d’études et de son programme d’enseignement. Il identifie le modèle inspirateur, définit les moyens utilisés pour atteindre la visée initiale.

Le troisième chapitre, Du plan d’Etude provisoire au projet fondateur, poursuit le repérage des sources inspiratrices du projet éducatif des commencements. Cette recherche entraîne l’étude comparative de textes d’autres Instituts féminins se référant à la Ratio Studiorum de la Compagnie de Jésus.

La deuxième partie de notre étude est intitulée « Vers l'accomplissement de l'image ». L'interprétation porte sur les lettres-circulaires des supérieures générales qui ont accompagné la refondation de ce service congrégationnel et sur les textes élaborés lors des Chapitres généraux, de 1964 à 1994. Elle vise à faire résonner la « valeur des valeurs » à l’œuvre dans le langage, à identifier la source à laquelle se réfère le dynamisme congrégationnel lors du processus d’interprétation du charisme fondateur.

Le premier chapitre, Rénovation et adaptation du service éducatif, a pour objet de saisir les déplacements culturels effectués, de déployer l'espace éducatif ouvert en 1967.

Le second chapitre, Quand la métaphore se fait vive, présente le mouvement d'élaboration d’une nouvelle symbolique du Cœur du Christ et ses effets dans les choix collectifs, en particulier dans la traduction des invariants du plan fondateur.

Au cours de la première partie, la réflexion s'appuie sur la critique historique, sans toutefois se limiter à ce champ interprétatif car elle inclut quelques récits de fondation. Dans la deuxième partie, l’interprétation prend une forme plus sémantique, en particulier lorsqu’est abordé le mouvement d'élaboration de la métaphore biblique du fleuve.

Certaines limites de cette étude relèvent de la problématique qui a circonscrit un champ d'investigation précis, à savoir le service éducatif de la Société du Sacré-Cœur, à deux moments de son histoire, la fondation et la refondation. Par suite, l'étude ne s'étend à d’autres réalités que dans la mesure où cet objet l'appelle. Et surtout, l’approche est celle de la philosophie de l'éducation. Comme telle, elle cible le noyau spirituel dont dépendent les fondements éthiques. Bien d'autres aspects du service congrégationnel ne sont donc pas abordés.

D'autres limites tiennent à mon implication dans le processus de rénovation, en tant que membre de l'Institut. Cette histoire collective est aussi ma propre histoire. D'où la difficulté rencontrée, à certains moments de l'écriture, pour me distancier de l'objet étudié comme des aléas du processus historique dont il relève. De plus, ma lecture est marquée par une particularité culturelle, en l'occurrence française. L'approche philosophique en dépend. D'autres religieuses, appartenant à d'autres continents, feraient entendre des accents différents, souligneraient d'autres aspects de cette rénovation institutionnelle.Mais, comme le souligne l'épistémologie contemporaine, toute démarche interprétative demande un enracinement culturel et présuppose un intérêt pour le fait étudié. Du moins ce dernier n'a-t-il pas manqué.

Ce travail n’aurait pas pris forme s’il n’avait été sollicité, à la suite du D.E.A., par Monsieur Guy Avanzini. Son soutien tout au long du parcours m’a été précieux. Aussi ma reconnaissance à son égard est-elle proportionnée à ce qu’il a éveillé et conforté pour mener à terme cette étude. Je remercie également Patricia García de Quevedo, supérieure générale de 1994 à 2000, de m’avoir envoyée de manière ferme à cette tâche, en vue d’apporter ma contribution au bicentenaire de l’Institut. Cette réflexion doit aussi beaucoup à François Marty, à travers les dialogues menés à divers moments de la recherche et de l’écriture.

Je remercie spécialement Anne Léonard, archiviste générale, précieuse collaboratrice dans les recherches, ainsi que Marie-Thérèse Carré, archiviste de la Province de France, Claire Dykmans, coordonnatrice de la transcription des 14 000 lettres de M-S. Barat, et les archivistes jésuites de Vanves. Ma reconnaissance s’adresse particulièrement à Léone Albrieux, Agnès Bigo, Pierre Fournier, Chantal Guillermain, Alain Martinez, Geneviève Theil, Jean-Luc Thirion, Hélène Toussé, Jack Youssef et Maria Zeranska pour leur disponibilité à différents moments de la réalisation, ainsi qu’à Marie-Josèphe Vié qui a su me communiquer le goût de la réflexion philosophique, à ma communauté dont le climat relationnel a été très favorable à l’écriture. Je remercie aussi Julien Anderson, Hélène Carré, Jean-François Croutelle, Corinne Blanquart, Mary Coke, Graziella Finet, Rozen Fouilland, Marie-Thérèse Gems, Henri Guillermain, Ysabel Lorthiois, Geneviève Mousset, Paola Morin, Antonella Rutelli, Claire Prouvost et Brigitte Tribot-Laspière pour les traductions de documents.

Je suis également très reconnaissante vis-à-vis de ma famille et de mes amis, d’avoir accepté la priorité, quasi exclusive, accordée depuis plus deux ans à cette tâche. Au Séminaire interdiocésain d’Avignon, j’ai trouvé l’intérêt et les conditions favorables pour la mener à bien. J’en remercie vivement l’équipe animatrice et toute la communauté.

La rédaction de cette thèse s’achève entre l’anniversaire de la fondation de la Société du Sacré-Cœur, novembre 2000, et le bicentenaire du pensionnat d’Amiens, octobre 2001, comme pour en souligner la finalité, servir à l’intelligibilité d’une tradition éducative, susciter la créativité selon cette ligne, ou en ouvrir d’autres.

Notes
1.

En 1865, à la mort de la fondatrice, l’Institut compte 89 maisons :  5 en Italie, 4 en Angleterre- Irlande, 5 en Belgique-Hollande-Prusse, 44 en France, 2 en Pologne, 3 en Espagne, 23 en Amérique du Nord et 3 en Amérique du Sud.

2.

Notice sur le Révérend Père de Tournély, p.106-107.

3.

Concepcion Camacho, Supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, Lettres à la Société, 1970-1982, Lettre 39, 11. 02. 1981, Rome, 1992, p. 102.