La prophétie de Charles Nectoux

La prophétie est évoquée lors du Conseil général de 1820 dont l’un des objectifs est l’évaluation du plan d’études et des règlements des Maisons d’éducation  7 . Ce fait signifie que, dans la conscience commune, la relation a valeur de récit d’origine et, plus largement, qu’il n’y pas de loi sans récit. Un règlement ne s’élabore qu’en rapport à un projet de vie dont il délimite les contours. Le champ du normatif est ouvert par la mémoire qui évoque la raison d’être de l’Institut : en réinvestissant l’utopie congrégationnelle, l’évocation installe une distance vis-à-vis de la règle et lui donne sens. Autrement dit, le récit atteste que la loi fait vivre. Ainsi, il est facteur de synergie et de créativité. Telle est la première fonction du récit de commencements.

La seconde fonction du récit d’origine est de mettre en relation l’universalité de la loi et la particularité d’un événement. Ce qui survient présente un caractère d’unicité. Il peut être localisé et parfois même daté. Il concerne des personnes déterminées, telles que Suzanne Gœffroy, qui participe à ce troisième Conseil général. La singularité de l’événement vient, en quelque sorte, débouter la prétention universelle de la loi. Elle lui assure une limitation salutaire. Le récit rappelle que la loi - en l'occurrence le plan d’études - vaut pour des personnes déterminées dont l’action éducative relève d’une situation particulière.

La troisième fonction du récit de fondation est d’ouvrir un avenir. Ce qui est raconté présente un intérêt non seulement pour l’auditoire actuel mais, aussi, pour ceux qui se sentiront concernés par cette visée susceptible d'ordonner les pratiques éducatives. L'événement évoqué déborde l’ici et maintenant. Et cela, parce que sa source, une parole créatrice, se situe en amont et transcende le temps. Le récit d’origine a valeur aujourd’hui et demain. En 1820, il permet l’évaluation du plan élaboré quinze ou vingt ans auparavant par les premières éducatrices du pensionnat de la rue de l’Oratoire à Amiens.

Mais qui est l’auteur de la prophétie ?

Charles Nectoux  8 est recteur au Collège jésuite de Poitiers lorsque lui advient la compréhension d'événements qui devaient se réaliser vingt ou trente ans après. Mais la datation de ses prédictions est incertaine :

  • vers 1740 « d'après la Mère Barat, qui parle de 60 ou 80 ans avant la fondation de la Société » ;
  • 1756 d'après « la Mère de Gramont d'Aster. Ce qui est plus vraisemblable, remarque J. de Charry : les menaces de suppression de la Compagnie de Jésus étaient alors tout à fait directes »  9 .

Alors provincial d'Aquitaine quand la Compagnie est supprimée en France, Charles Nectoux s'exile pour quelque temps à St-Sébastien. A son retour, il est nommé Supérieur du Séminaire de Dax, où il reste jusqu'à sa mort, en 1772. C'est à un jeune scolastique de la Compagnie de Jésus, du nom de Drouaud  10 , qu'il aurait alors confié ses prophéties. Lorsqu'il devient curé de la paroisse St-Jean à Poitiers, celui-ci fait la connaissance de Suzanne Geoffroy, dont il est bientôt le directeur spirituel. S'appuyant alors sur les prédictions de Ch. Nectoux, il oriente en 1787 cette jeune femme vers le futur Institut des Dames du Sacré-Cœur.

La notice du Père Nectoux fait ainsi mémoire de l’entretien avec le jeune Drouaud :

‘« Mon fils, il se formera à Poitiers une Société de femmes consacrées au divin Cœur de Jésus. Vous êtes destiné à en jeter les premiers fondemens. Elles auront pour but d'apaiser la colère de Dieu, d'étendre la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, et de travailler au salut des âmes. Le Sacré-Cœur sera le centre où tout devra se réunir, les deux Sociétés, celles de Jésus et celle des dames qui lui seront consacrées. Placez leur maison de manière à ce qu'on ne puisse jamais soupçonner de communication entre les deux maisons, les vôtres et celles des Dames du Sacré-Cœur. Qu'il y ait au moins une rue entre les deux communautés. Vous pourriez les placer rue des Hautes Tailles ou du côté de la Selle, afin que leur maison soit assez près du Collège de la Société. Celle du Sacré-Cœur se distinguera par une grande union entre ses membres, par  un désir ardent de procurer la plus grande gloire de Dieu »  11 . ’

Les détails et les conseils de prudence, face à la suspicion des autorités politiques, peuvent surprendre. Mais ils ont l'intérêt d'inscrire le récit dans un contexte bien déterminé.

La notice de Suzanne Geoffroy reprend l'essentiel du message. La seule variation pertinente concerne le destinataire, Mme Geoffroy elle-même : « Il se formera, dans cette ville de Poitiers, une Société de femmes, consacrée au Sacré-Cœur de Jésus, vous êtes destinée à en jeter les premiers fondements». Mais la finale du message est la même :«Le Sacré-Cœur sera le centre où tout se réunira. Cette Société se distinguera par une grande union entre ses membres et un vif désir de procurer la plus grande gloire de Dieu »  12 .

Les notices du P. Nectoux et de S. Geoffroy focalisent donc sur deux déterminations : la finalité spirituelle du futur Institut féminin ; la fondation d’une maison à Poitiers. De fait, en 1806, M-S. Barat reçoit Mlle Geoffroy comme membre de la communauté des Feuillants, à Poitiers. En 1808, elle l’envoie à Niort pour y ouvrir un établissement.

Mais d’après la relation de Mme de Gramont d'Aster, au Journal du Conseil général de 1820, Charles Nectoux aurait prédit plusieurs événements : la suppression de la Compagnie de Jésus en France ; la Révolution française ; la constitution d'un nouvel Ordre féminin, de type ignatien et consacré au Sacré-Cœur ; la restauration de la Compagnie. Voici en quels termes est transmise la prophétie : « Notre Ordre se relèvera en France par des Pères qui n'en porteront point le nom, et d'abord les anciens Jésuites ne les reconnaîtront pas, cependant ils seront nous-mêmes et ce sera nous, quoiqu'ils n'en portent pas le nom   13 . Il y aura, ajoute Ch. Nectoux, une Société de femmes, portant le nom du Sacré-Cœur, vêtues de telle manière, et dont une des premières pierres serait Mlle... de cette ville, qu'elles prendraient les Constitutions des Jésuites, qu'elles sont destinées à se soutenir jusqu'aux derniers temps, que cette dévotion convertira le monde »  14 . Les détails singularisant l'événement varient d'un texte à l'autre. Mais l'essentiel, le caractère ignatien des deux Sociétés, est commun à chacun d'eux.

Ces trois rédactions convergent vers une même image de l'Institut.

Le premier trait relève du nom auquel est lié le but apostolique. L'incise : "portant le nom du Sacré-Cœur" est, à elle seule, évocatrice. Porter un nom indique l'appartenance à une famille. Or, à cette époque, porter le nom du "Sacré-Cœur" signifiait appartenir à une portion de l'Eglise de France en lutte contre le courant janséniste et les polémiques anti-religieuses du siècle des Lumières. La première ébauche de la Société du Sacré-Cœur prendrait donc naissance dans cette dynamique militante de restauration. La notice de Suzanne Geoffroy le confirme, en ces propos : « Elles auront pour but d'apaiser la colère de Dieu, d'étendre la dévotion au Sacré-Cœur et de travailler au salut des âmes »  15 . En contrepoint d’un préjudice porté à l'Eglise de France, s'esquisse la première image de l'Institut. Le concept de réparation, implicite, en caractérise la démarche militante  16 .

Le second trait précise la structure juridique de l'Ordre féminin. Le modèle est ignatien : un Institut apostolique avec Supérieure générale, un gouvernement unifié, une mobilité apostolique en réponse aux besoins des Maisons. A cela, la notice de Charles Nectoux ajoute une précision non négligeable : « La Société du Sacré-Cœur serait en tout semblable à la Société de Jésus pour les Constitutions et les Règles, excepté dans ce qui ne pourrait pas convenir aux femmes »  17 . Cette clause restrictive s'appuie sur une comparaison avec la Compagnie Notre-Dame fondée à Bordeaux par Jeanne de Lestonnac, en 1607. « Ces religieuses prétendaient en vain être de l'Institut de Saint Ignace ». D'après J. de Charry, « cette remarque concerne surtout la structure de l'Institut : Congrégation unifiée, avec Supérieure générale, ce que la Fondatrice des Religieuses de Notre-Dame n'avait pu, à son époque, réaliser » 18 .

Le troisième trait porte sur une manière de vivre et d'agir, selon une spiritualité.

‘« Cette Société se distinguera par une grande union entre ses membres et un vif désir de procurer la plus grande gloire de Dieu. L'esprit de sainte Thérèse doit régner dans l'intérieur de leurs maisons, celui de saint Ambroise dans leurs rapports avec le prochain, la douceur produite par l'humilité sera la vertu propre de la Société. Elles doivent gagner les âmes par ces armes puissantes »  19 . ’

Le ton est militant. Le travail apostolique, fondé sur la contemplation, est finalisé vers l'extension du règne de Dieu. Pour J.de Charry, ce « double caractère (est) très significatif de la dévotion au Sacré-Cœur : vie de contemplation et d'austérité à l'intérieur des maisons, "dans l'esprit de sainte Thérèse", "douceur produite par l'humilité" dans les rapports avec le prochain, "en vue de gagner les âmes »  20 . Les vertus d'humilité et de douceur caractérisent cette manière d'être en relation, en vue d'un combat évangélique.

Quant au but, il est exprimé dans le langage des Constitutions de la Compagnie de Jésus. Mais les moyens ne sont pas précisés et les tâches ne sont pas spécifiées. Par contre, est signifié le fait que cette visée ordonnatrice s'applique essentiellement aux «  rapports avec le prochain ». Le Cœur du Christ y est signifié comme principe et fondement de l'Institut. Ce symbole constitue le motif central de l’ébauche : «  Le Sacré-Cœur de Jésus sera le centre où tout se réunira ».

Cette représentation du futur Institut se retrouve-t-elle dans le projet de Léonor de Tournély ? Y a-t-il des variations ? Et, si oui, sont-elles significatives ?

Notes
7.

Mr l’Abbé Perreau est délégué par le cardinal de Périgord, supérieur ecclésiastique, pour présider ce troisième Conseil général.

8.

Né à Saint Laurent-sur-Sèvre, dans le diocèse de la Rochelle, le 30 novembre 1698, il entre en 1718 dans la Compagnie de Jésus où il est "successivement professeur de rhétorique à Tulle, vice-recteur à Fontenay, supérieur du Séminaire de Luçon (1744-1752), recteur du Collège de Poitiers (1752-1760), enfin provincial d'Aquitaine résidant à Bordeaux, puis à Pau, jusqu’à ce que la suppression de la Compagnie l'eût contraint à passer en Espagne (1764)". J. de Charry, Histoire des Constitutions de la Société du Sacré-Coeur, Première Partie, La Formation de l'Institut, exposé historique, Vol. I, 1è édition, Rome, 1975, p. 86.

9.

J. de Charry, idem, note 15, p.90.

10.

Drouaud est à Poitiers de 1770 à 1790. Il séjourne en Espagne, de 1790 à 1800. Il meurt en 1802.

J. de Charry précise que l'orthographe du nom n'est pas fixée dans les manuscrits : "ou Drault ou encore Draut". "Les Lettres annuelles et les catalogues de la Compagnie de Jésus l'appellent "Drouauld". Note 137, ibid., seconde édition révisée, Rome, 1981, p. 39.

11.

Notice sur le Père Nectoux de la Compagnie de Jésus, provincial de la province du Béarn, A.G.S-C., Série A I., Prophéties, manuscrit n° 18, Rome, p. 30.

12.

Vie de S. Geoffroy, A.S-C. F, p.17.

13.

Journal du Conseil général de 1820, A. G. S-C., cahier 4, p. 4.

14.

Idem, cahier 4, 5.

15.

Vie de S. Geoffroy, idem, p.17.

16.

"Cette dévotion (au Sacré-Cœur) qui reprenait vigueur à la veille de la Révolution, est fortement réactivée par les événements dramatiques que la France a connus : le désir d'adoration et de réparation associé au culte du Sacré-Cœur prend fréquemment une connotation politique contre-révolutionnaire". C. Langlois, Le catholicisme au féminin, Les congrégations françaises à supérieure générale au XIX e , Deuxième partie V, Cerf, Paris, 1984, p. 191.

17.

Manuscrit aux AGSC.

18.

J. de Charry, ibid., p.93

19.

Vie de S. Geoffroy, ibid., p.17.

20.

J. de Charry s'étonne de l'allusion faite à St. Ambroise. « C'est sans doute en raison de sa réputation de douceur qu'il a été choisi », ajoute-t-elle. Ibid., p. 94.