Le projet de Léonor de Tournély

Fils du Chevalier de Tournély et de Jeanne-Mathurine du Plessis de Montgenard, troisième de sept enfants, Léonor est né le 20 janvier 1767 au château de Bois-Thibault, près de Laval. Comme ses frères, Léonor a pour précepteur le curé de Melleray, Jean Leriche. Puis il part achever sa formation philosophique au collège jésuite de Laval   21 . Ordonné prêtre au séminaire parisien de Saint-Sulpice 22 , dirigé par M. Emery, il se réfugie à Anvers au moment de la Révolution française. Là, en 1794, il fonde avec Charles de Broglie une Société de prêtres sur le modèle de la Compagnie de Jésus. Ayant« l'intention de suivre les traces de saint Ignace et de l'imiter du plus près qu'ils le peuvent », à Louvain« où ils séjournent en mai-juin 1794, ils méditent les Constitutions de la Compagnie, qui sont presque leur unique livre, souligne J. de Charry »  23 . La dénomination choisie pour le futur Ordre religieux est, alors, celle de Compagnie du Cœur de Jésus   24 .

Poursuivis par l'armée révolutionnaire, les premiers compagnons se réfugient en Hollande. Forcés de gagner l'Allemagne en juillet 1794, à la frontière à Venloo, ils sont rejoints par Joseph Varin, ancien séminariste de Saint-Sulpice, engagé dans l'armée de Condé, qui s'intègre à la communauté. A Augsbourg, le 1er octobre 1794, Ch. de Broglie obtient du seigneur de Leitershofen, le comte Fugger, une autorisation de séjour. Et c’est ainsi que « le 2 octobre, Tournély rassembla ses compagnons dans le pavillon du jardin du château d'En-Bas et commença les exercices spirituels ». L’historien, N. Hörberg, précise : « Ils voulurent imiter saint Ignace et firent le vœu de se mettre à l'entière disposition du pape. A la fin des exercices spirituels, les six premiers membres de la Société (les frères Tournély, de Broglie, Varin, Leblanc et Grivel) se consacrèrent au Sacré-Cœur de Jésus et à Marie par le biais d'un vœu particulier, le 15 octobre 1794, dans l'Eglise St-Ulrich »  25 .

C'est aussi à Augsbourg, en 1796, que Léonor de Tournély envisage la création d'un Institut féminin. Leur Société ne représente, pense-t-il, qu'une partie du remède à apporter au vide social causé par la tourmente révolutionnaire. Il projette donc de «fonder une Société de femmes, dévouée comme la première au Sacré-Coeur de Jésus»  et ayant le même but éducatif auprès des jeunes demoiselles. Dans le Breve ragguaglio, Fidèle de Grivel en 1799 (ou en 1800)  26 relate ainsi cette initiative : « Au mois de janvier 1796, le P. de Tournély était, dans ses oraisons, très occupé de deux projets. Le premier était d'aller à Rome, remplir le vœu fait le 15 octobre 1794 (aller se mettre à la disposition du pape, à l'exemple des premiers membres de la Compagnie de Jésus, dont ils préparaient le rétablissement). Le second de former un Ordre de femmes, avec les Constitutions de Saint Ignace, mais adaptées à leur sexe, lesquelles s'occuperaient de l'éducation et du soin des malades, mais avec la clôture, à peu près comme les Elisabéthines de Vienne »  27

Le texte précise aussi que ces religieuses prendront le nom de Servantes du Cœur de Jésus. Avec le nom qui connote une spiritualité, les trois traits caractéristiques de l'Institut prédit par C. Nectoux se retrouvent dans le projet de Tournély. L'Ordre féminin sera consacré au Sacré-Cœur de Jésus, dont il répandra la dévotion. Il sera apostolique, c'est-à-dire sur le modèle ignatien, dont il adoptera les Constitutions et les Règles. Toutefois, une variation se signale dans les formulations respectives, et que voici :

prophétie de Nectoux projet de Tournély
«  en tout semblable à la société de Jésus pour les Constitutions et les règles, excepté ce qui ne pourrait pas convenir aux femmes ». «  avec les Constitutions de Saint Ignace, mais adaptées à leur sexe ».

La relation de F. de Grivel connote plus un souci d’adaptation que de restriction. Néanmoins, entre les deux expressionsn'apparaît pas de variation conceptuelle. L'une et l'autre appartiennent au même paradigme juridique ecclésiastique constitué par le droit canonique du Concile de Trente et la théologie thomiste qui le sous-tend. Ici et là, il s’agit de l'usage de la clôture imposé par ce droit. Ce commentaire de J. de Charry en retrace le contexte législatif :

‘« Selon la doctrine thomiste, alors reçue, c'est le vœu solennel qui confère au profès la "consécration ou bénédiction" (2a 2ae, q.88, a. 11.). Or la Constitution Periculoso de Boniface VIII ( 1298) avait obligé toutes les moniales professes de vœux solennels à la clôture complète, dite "clôture papale". A la suite du Concile de Trente, la Constitution Circa pastoralis de saint Pie V (29 mai 1566) avait urgé cette législation en obligeant toutes les femmes vivant en communauté et prétendant être religieuses à prendre les vœux solennels et la clôture papale »  28 .’

Cette forme de clôture est appelée clôture papale pour signifier que, seule, une autorisation pontificale peut légitimer une exception. Ces monastères peuvent recevoir les écoles externes et les pensionnaires. Mais pour une congrégation pensée à l'image de la Compagnie de Jésus, avec un gouvernement centralisé et l’échange de personnel d'une maison à l'autre, la clôture papale présente de réelles difficultés. En 1607, la Compagnie Notre-Dame de J. de Lestonnac en fait l'expérience ; en 1717, l'Institut de Mary Ward également. Vouloir faire évoluer le statut canonique des Ordres religieux féminins est alors une entreprise vouée à l'échec. Certes, il est possible de mélanger les élèves externes et les pensionnaires, mais les règles concernant la clôture sont compliquées. Les Constitutions de la Compagnie de Notre-Dame ou celles de la Compagnie de Sainte-Ursule montrent quelles tracasseries sont imposées pour recevoir les élèves externes dans les salles de classe. La minutie de la réglementation, le recours incessant aux trousseaux de clés et la codification des gestes autorisés donnent une image surréaliste d’un univers claustral qui confine à l'enfermement.

La rafale révolutionnaire a systématiquement détruit les couvents français considérés comme des bastions de l'Ancien Régime. L. de Tournély n’est pas sans l’ignorer. La conjoncture sociale et politique appelle une forme institutionnelle autre que celle des anciens couvents. Aussi la représentation qu’il conçoit du futur Ordre féminin conjugue-t-elle l'audace missionnaire, le jugement prudentiel et le réalisme. Sans déroger aux lois ecclésiastiques  29 , le souci d'adaptation y est évident. Tournély opte pour une forme délibérément apostolique, où le rapport à la société globale et le type de visibilité sont différents de ceux de l’Ancien Régime.

Les activités prévues confirment ce choix. En voici la formulation :

Breve ragguaglio Mémoires de la Société
des Pères du Sacré-Cœur
« lesquelles s'occuperaient de l'éducation et du soin des malades, mais avec la clôture, à peu près comme les Elisabéthines de Vienne ». « Depuis un an, il était occupé du projet de former une communauté de femmes qui se dévoueraient au service des pauvres, comme les Sœurs de la Charité, et de plus à l'instruction de la jeunesse de leur sexe 30  ».

Comme pour mieux suggérer les formes d'intervention sociale envisagées, L. de Tournély recourt à deux comparaisons : « à peu près comme les Elisabéthines de Vienne »ou « comme les Sœurs de la Charité », selon le récit. Il ne compare donc pas le nouvel Institut aux anciens monastères éducateurs. J. de Charry interprète ainsi ce fait :« Le Breve Ragguaglio mentionne le soin des malades, et cite l’exemple des Elisabéthines, ou Sœurs de Sainte Elisabeth pour montrer que cette œuvre n’est pas totalement incompatible avec la clôture. Ces tertiaires franciscaines, soumises à la clôture papale en raison de la « circa pastoralis » 31, dirigeaient - et dirigent encore un grand hôpital à Vienne, dans le voisinage du couvent des Augustins où avaient été hébergés, à leur arrivée, les Pères du Sacré-Cœur ». Seule, la clôture papale garantissait alors le statut canonique de « vraies religieuses »  32 .

Le recours à l’image de vie religieuse des Sœurs de la Charité est significatif. Il renforce l’expression « à peu près comme », limitant la comparaison faite avec les tertiaires franciscaines. A sa manière, Saint Vincent de Paul avait contourné la loi ecclésiastique. Léonor de Tournély ne semble pas y songer mais en utilisant ces deux comparaisons, il s’oriente vers une adaptation de la clôture. Autrement dit, la nouveauté de son projet ne relève pas de l'absence de clôture mais de la forme ignatienne incluant une polyvalence de formes d’engagement. Or en cette fin de XVIIIe siècle, le statut social de la femme n'ouvre qu'un champ restreint d'interventions possibles ; pour les religieuses, l'éducation et le soin des malades, précisément. Aussi, en pensant à la création du nouvel Ordre religieux, L. de Tournély l'imagine-t-il sur le modèle ignatien qui ouvre l'apostolat à tous les moyens possibles, dans la ligne de la finalité de l'Institut.

Les récits des Archives de la Société des Pères du Sacré-Cœur, le Breve ragguaglio et Les mémoires de Pères du Sacré-Cœur concordent sur cette représentation du futur Ordre féminin. La polyvalence de tâches est un élément constitutif de l'inspiration fondatrice. La clause de convenance inscrit une relativité d'ordre historique et culturel. «  Ce qui convient » à une époque donnée peut ne plus convenir un siècle ou deux plus tard, quand le statut de la femme a considérablement changé. Cette mention est un indice d’ouverture et de transformation possibles 33 . Et, si cette diversité de formes d'engagement ne deviendra effective qu'après 1964, elle en reçoit les conditions de possibilité dans la forme du projet initial.

Par une anecdote, la relation de F. de Grivel inscrit, elle aussi, ce projet dans la contingence des faits quotidiens. En 1795, les membres de la communauté des Pères du Sacré-Cœur, « étaient presque tous tombés malades. La mauvaise nourriture, la vie retirée et austère, la rigueur du fameux hiver 1794, qui fut très dur à Augsbourg, et le fait de dormir avec ce froid, dans des chambres ouvertes à tous les vents, dans de très mauvais lits dans lesquels, bien souvent, il n’était pas possible de se réchauffer la nuit, tout cet ensemble avait ruiné leur santé à presque tous ». Sur recommandation de compétences  34 , L. de Tournély fait venir une religieuse émigrée, du nom de Sœur Scolastique. Mais aux dires du narrateur, celle-ci « ne fit guère que nous faire pratiquer la patience sans guérir personne ». Toutefois, « en écoutant les confidences de cette bonne servante de Dieu », Léonor de Tournély « eut l'idée d'un Ordre de femmes (...). Cette idée, au commencement, était passagère. Mais, peu à peu, malgré lui, elle s'empara tellement de lui qu'il ne pensait guère à autre chose ». Au bout de deux mois, « il consulta quelques membres de la communauté, son projet fut approuvé et l'on prit la résolution de mettre la main à l'exécution ».

Cette anecdote peut paraître cocasse ou porter à réduire l’inspiration créatrice à son caractère purement occasionnel. Mais, outre le fait que cet incident représente un élément caractéristique des récits d’origine, il a l'intérêt d'insérer dans la banalité du quotidien ce qui est placé parfois, trop vite et trop tôt, dans la sphère du sacré. Le recours aux médiations spirituelles et communautaires vient, d'ailleurs, corriger ce caractère purement fortuit. Ces deux éléments, l’impact de la réalité concrète dans l'élaboration d'un projet et le discernement communautaire, donnent à la démarche décisionnelle du fondateur un caractère ignatien. Par la délibération commune, l’idée devient projet, assumé à long terme par l'ensemble du groupe.

L’inspiration créatrice de Sophie Barat présente-t-elle les mêmes caractéristiques que celle de Léonor de Tournély ?

Notes
21.

Norbert Hörberg, La fondation d'un ordre religieux à Leitershofen, Léonor de Tournély et sa Société du Sacré-Cœur en 1794, , A.G.S-C., A - I , p.244-245.

22.

"Fondé par M. Olier, à la demande du P. de Condren, et transféré à Saint-Sulpice en 1650, ce séminaire général - distinct de celui du diocèse de Paris- recevait des sujets d'élite venus de toute la France et destinés, de plus ou moins loin, à l'épiscopat", ibid., p.95.

23.

Ibid., p. 103. Cette remarque, apportée par J. de Charry, est importante. Elle permet de comprendre pourquoi, en formulant le désir de créer une Société de femmes, semblable à la leur, ayant le même but social, Léonor de Tournély ait songé à lui donner les Constitutions de St. Ignace. Ce n'est aucunement par précipitation. Le projet a été mûri et médité.

24.

Selon le Breve ragguaglio, 7., cité parJ. de Charry, ibid., p. 101.

25.

N. Hörberg, supra, idem, p. 255.

26.

Ibid, note 70, p. 120.

27.

Breve Ragguaglio, 18, (daté de 1999 ou de 1800). Cité par J. de Charry, ibid., p. 120.

28.

Ibid., p.126.

29.

Ne pas les respecter équivaudrait à renoncer au statut religieux.

30.

Mémoires, ch. 12.

31.

"Cet acte soumit à la clôture non seulement les moniales, mais aussi les tertiaires à vœux solennels, appartenant à des Ordres réguliers. Celles-ci s'occupaient généralement d'œuvres sociales et caritatives ; elles durent y renoncer à peu près complètement. Quant aux tertiaires à vœux simples, qui ne voudraient pas prendre les vœux sollennels et la clôture papale, il leur était désormais interdit de recevoir des novices, elles étaient donc condamnées à l'extinction". J. de Charry, Spiritualité et droit, A.G.S -C, p. 5.

32.

Voir J. de Charry Les Constitutions définitives et leur approbation par le Saint-Siège, volume I, Exposé historique, p. 22 ; p. 339 à 340.

33.

En 1964, le décret conciliaire « Perfectæ Caritatis »rendra possible « l’accomplissement » du projet de Tournély.

34.

« Le Chanoine Pey, qui était à la cour du Prince de Hohenlohe-Bartenstein et qui était pleinement conscient de notre situation, rempli de sollicitude pour ses chers fils, nous envoya une religieuse émigrée, d’un institut hospitalier, qu’il disait très habile en médecine. Elle demeurait en dehors de la maison, dans le pays, et nous visitait avec toutes les précautions nécessaires », Breve ragguaglio, 19, cité par J. de Charry, Récit de la première inspiration du P. de Tournély concernant l’Institut féminin voué au Sacré-Cœur , volume II, Documents et correspondances, ibid., p. 1-2.