L'idée primordiale de l'Institut

Sophie est née le 12 décembre 1779, rue du Puits Chardon, à Joigny  35 dans l'Yonne. Troisième enfant de Jacques Barat, tonnelier et vigneron, et de Marie-Magdeleine Fouffé, elle naît prématurément. Petite de taille, pétillante de vie et d'intelligence, Sophie est, dès l'âge de sept ans, l'élève  36 de son frère Louis, en formation au grand Séminaire de Sens, dirigé par l'Abbé François Montant  37 . Régent au Collège Saint-Jacques, Louis décide de « faire suivre à Sophie le même cours d'études qu'à ses autres élèves. En 1789, elle commença, comme eux, le latin, à neuf ans » 38 . A son insu, elle compose les mêmes devoirs que les garçons, comme en témoigne le souvenir de cette semonce relatée par d'anciens collégiens : « Vous n'avez pas honte, vous les garçons, c'est encore la fille qui est première en grec ! » 39 . Sophie reçoit ainsi une solide culture de base. Dans le même temps, elle apprend le métier d'ouvrière en linge.

En 1790, Louis est envoyé à Paris pour y parfaire sa formation. Il est alors étudiant au Collège des Quatre Nations, suit les cours de Fourcroy, Jussieu et Daubenton. A cette étude des sciences naturelles et de la chimie, s'ajoutent celle des mathématiques, qu'il affectionne particulièrement, et celle des langues étrangères à la montagne Sainte-Geneviève « peuplée d'étudiants où il entend parler presque toutes les langues de l'Europe et discuter les différentes thèses qui s'affrontaient à la Sorbonne et à l'assemblée Nationale »  40 .A la fin de cette année d'études, il revient à Joigny, au Collège St-Jacques, mais survient la Terreur révolutionnaire. En janvier 1791, à la demande du cardinal de Brienne, il prête serment à la Constitution civile du clergé  41 . En juin 1792, il le rétracte. Il est alors pousuivi par la police municipale, doit s'enfuir à Paris. Retrouvé, il est emprisonné, échappe de peu à la guillotine, est libéré en janvier 1795. Ordonné prêtre clandestinement, il décide sa jeune sœur à le rejoindre, l'initie aux études bibliques, théologiques et patristiques, ainsi qu'à l'étude de l'hébreu  42 .Sous sa sévère direction, Sophie acquiert une formation intellectuelle de haut niveau, exceptionnelle pour une jeune fille de son âge et de son milieu.

C’est au cours de ce séjour parisien que lui advient une intuition qu'elle appellera « l’idée primordiale de notre petite Société». Le récit de cette expérience spirituelle est transmis par une religieuse de l’Institut, Pauline Perdreau. Il a fait l'objet d'une déposition lors du procès de béatification de la fondatrice, ce qui en garantit la véracité. De quand dater cette expérience décisive ? Il est impossible de le préciser avec exactitude mais la finale du récit indique qu'elle a eu lieu avant la première entrevue de Sophie avec J. Varin : « Et c'est animée de ces dispositions que le Père Varin la trouva lorsque, de son côté, il cherchait, comme je le dirai plus tard, cette pierre fondamentale prédite par le Père de Tournély »  43 .

Cette relation commence ainsi :

«  Je me souviens de ce que Notre Mère nous disait de bien remarquable alors, et je ne le retrouve pas dans ce qui a été écrit d’elle, ce qui m’impose la tâche de l’écrire comme je l’ai entendu.
La première idée que nous avons conçue de la forme à donner à la Société a été de réunir le plus possible et en plus grand nombre possible, de véritables adoratrices du Cœur de Jésus Eucharistie, nous répétait notre Mère Fondatrice ».

Puis l’expérience est ainsi contextualisée :

‘« Au sortir de la Terreur et des abominations de la Révolution vis-à-vis de la religion et du Saint -Sacrement, tous les cœurs restés fidèles à Dieu - et il en surgissait de tous les côtés quand les églises furent rouvertes - tous ces cœurs battaient à l'unisson.
Deux personnes pieuses ne causaient pas ensemble sans chercher quelques moyens propres à faire revivre Jésus-Christ dans les familles. Les réunions d'amis, de société, qui se regroupaient en revenant de l'émigration, ne s'occupaient que du culte du Saint -Sacrement à rétablir, du clergé à faire vivre et de l'épiscopat à aider et à soutenir. Les personnes libres, les veuves consacraient leur temps, leurs ressources à confectionner des ornements et du linge d'église ».’

Ce tableau suggère singulièrement l’entourage de Sophie  44 , ses occupations d’ouvrière en linge et son attrait spirituel. Il a comme arrière-plan le contexte post-révolutionnaire. Les acteurs en sont les membres de la communauté chrétienne dont le comportement est caractérisé par un attachement fidèle au Christ, le soin privilégié accordé au culte eucharistique, la solidarité avec les prêtres et les évêques dans une œuvre de restauration de la famille chrétienne.

Après cette mise en scène est relatée l'expérience spirituelle où advient à Sophie l'idée primordiale de la petite Société. Le récit est articulé en deux temps : un « avant » et un « après ». L’irruption de l’intuition créatrice est signifiée par quelques points de suspension, inscrivant une continuité dans la discontinuité dans le récit lui-même. En voici la représentation schématique :

avant : le contexte social, ecclésial - un premier projet de vie religieuse
intuition créatrice idée primordiale de la petite Société
après : l'avenir prend une nouvelle orientation

Le premier temps est ainsi exprimé :  « Me voici à l'idée primordiale de notre petite Société du Sacré-Cœur, celle de me réunir à des jeunes filles, pour établir une petite communauté qui, nuit et jour, adorerait le Cœur de Jésus outragé dans son amour eucharistique » .

Mais une distanciation s'opère vis-à-vis du premier projet. Le facteur en est l’écoute des besoins du monde environnant. « Mais, me disais-je, quand nous serons vingt-quatre religieuses à nous remplacer sur un prie-Dieu pour entretenir l'adoration perpétuelle, ce sera beaucoup et bien peu pour un si noble but... ». Quelque chose survient : l’intuition se situe dans un espace-temps où un projet de vie bascule d’une forme vers une autre. La jeune Sophie, jusqu'alors attirée par une vie carmélitaine d'adoration et de réparation, se laisse toucher par l'urgence sociale et ecclésiale de ce temps.

Elle envisage alors une vie religieuse vouée à l'éducation. Et c’est le deuxième temps de l’expérience : un avenir s'ouvre.

‘« Si nous avions de jeunes élèves que nous formerions à l'esprit d'adoration et de réparation, que ce serait différent ! Et je voyais des centaines, des milliers d'adoratrices devant un ostensoir idéal, universel, élevé au-dessus de l'Eglise. C'est cela, disais-je, devant un tabernacle solitaire, il faut nous vouer à l'éducation de la jeunesse, refaire dans les âmes les fondements solides d'une foi vive au Très Saint-Sacrement, y combattre les traces du jansénisme qui a amené l'impiété et, avec les révélations de Jésus-Christ à la bienheureuse Marguerite-Marie sur la dévotion réparatrice et expiatrice envers son Coeur sacré au Très Saint-Sacrement, nous élèverons une foule d'adoratrices de toutes les nations, jusqu'aux extrêmités de la terre ». ’

La première partie du récit situe le contexte dans lequel s'exercera l’agir congrégationnel. L'éducation n'est pas envisagée en elle-même ou pour elle-même. Sa finalité est sociale, à savoir refaire la société par les familles, en particulier grâce à l'influence des femmes de la haute société. Il s'agit de réparer les brèches dues à la Révolution française, de combattre l'incrédulité provoquée par les excès du jansénisme 45 , de reconstituer le tissu social sur de vraies valeurs chrétiennes.

La deuxième partie du récit est portée par une dynamique missionnaire. Ce qui fondait l'appel à une vie carmélitaine, l'adoration du Cœur du Christ, reste central. Dans le mouvement de l'expérience que nous transmet le récit, cet élément apparaît même comme opérateur de déplacement d'un projet vers un autre. A une première image de l’adoration eucharistique : « devant un Tabernacle solitaire »,  s’en substitue une autre : une «  foule d’adoratrices ». L’ouverture en est maximale : «   de toutes les nations, jusqu'aux extrémités de la terre ».

La transformation opérée par l'adoration eucharistique est donc constitutive de l'expérience spirituelle et, en ce sens, de l'appel vocationnel ou charisme de Sophie Barat. Le dynamisme qui en ressort est l'ardeur à communiquer un sens aux jeunes de cette société marquée par le vide éthique créé par la tourmente révolutionnaire. La visée spirituelle en est induite : « former de jeunes élèves, de toutes les nations, à l'esprit d'adoration et de réparation ». Sophie veut transmettre ce qu'elle-même a découvert : la force de libération et de compassion du Cœur du Christ. Et le meilleur moyen qu'elle trouve pour cela, c'est d'éduquer de jeunes élèves de telle sorte que, par la contemplation du Christ « centre et modèle » de toute vie évangélique, celles-ci puissent devenir ferment de transformation sociale au service de la dignité de la personne humaine créée à l'image de Dieu. « Refaire dans les âmes les fondements solides d'une foi vive », telle est la visée de cette intuition présentant, d’entrée de jeu, une extension missionnaire et une universalisation de l’entreprise.

Contrairement à la représentation de la prophétie de Nectoux ou à celle du projet de Tournély, cette inspiration créatrice ne précise pas la forme juridique de la future communauté éducative. Car le récit de Pauline Perdrau ne donne qu’une indication relative au premier projet conçu par Sophie : se « réunir à des jeunes filles, pour établir une petite communauté »d’environ vingt-quatre religieuses. Mais la dimension missionnaire y est davantage spécifiée. Aussi peut-on dire que chaque évocation souligne un apport spécifique : l'inspiration de Léonor de Tournély définit, à grands traits, le modèle apostolique et la finalité sociale, l'intuition spirituelle de Sophie Barat focalise davantage sur la dynamique missionnaire. L’altérité marque l’Institut dans sa conception.

Après l’évocation de ces représentations initiales, abordons l'étape proprement dite de la fondation de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, sous l'angle de l'évolution de cet horizon référentiel.

Notes
35.

Joigny est une ville marquée par le jansénisme, comme le relate l’histoire des diocèses de Sens et d'Auxerre.

36.

Sophie aurait pu, quelques années plus tard, suivre ses études au Couvent des Chanoinesses de Saint-Augustin, rue Saint-André si les religieuses n’en avaient été chassées en juillet 1790, suite au décret de suppression des maisons religieuses, prononcé par l’Assemblée nationale le 13 février 1790. La Congrégation Notre-Dame s’était établie à Joigny, rue Martin (l’actuelle rue Pasteur), près de Saint-Thibault, à la demande de Philippe-Emmanuel de Gondi et de Françoise-Marguerite de Silly, son épouse. Le local devenant trop petit, le comte fit construire un couvent rue Saint-André, entre le château et la prieuré. Le déménagement eut lieu en 1631. De 1731 à 1749, la Supérieure, Claude Davier, appelée Sœur de l’Assomption, affirma et transmit ses convictions jansénistes de telles façons que l’archevêque de Sens, Mgr Languet de Gerçy, dut intervenir et interdire à sa communauté d’enseigner.

37.

"Lorsque celui-ci accueillit le jeune Louis Barat, il dirigeait l'établissement depuis vingt ans et c'était un homme célèbre. L'archevêque lui avait confié la composition du nouveau missel diocésain, publié en 1785. (...) Les archives des Lazaristes indiquent un Plan d'études détaillé et révèlent une formation approfondie", M-J. Vié, Louis Barat, Le frère de Sainte Madeleine-Sophie, 1768-1845, Chap. II, Ses études au siècle des lumières, A.S-C.F., 2000, p. 10.

38.

M-J. Vié, idem, p.11.

39.

Archives familiales, cité par M-J. Vié, ibidem, p.12.

40.

Ibid., p. 13.

41.

Louis Barat a été ordonné au sous-diaconat en 1789. Il est alors nommé professeur au Collège municipal de Joigny. Et en tant que "fonctionnaire" de la ville, il doit prêter serment.

42.

"Par les notes de la Mère Deshayes sur la jeune Sophie, on apprend que Louis, à Joigny ou à Paris, avait donné à sa jeune sœur, une initiation à l'hébreu", ibid., p.10.

43.

Pauline Perdrau, Les Loisirs de l'Abbaye, Tome I, Rome, 1936, p. 422-424.

44.

Sophie a 14 ans lorsque le couvent des Chanoinesses de Saint-Augustin se transforme en dépôt d’objets de culte, provenant de toute la région. Est-ce ces images que la jeune fille évoque ? Ce témoignage d’un certain Vérien-la-Boussole le laisse entendre : « La quantité des objets déposés dans le ci-devant couvent des religieuses de la Congrégation Notre-Dame, paroisse Saint-André, me fit voir que je n’étais pas arrivé des premiers. (...) Je fus obligé de coucher à Joigny pour être présent le lendemain au bris et pesage. (...) J’eus le temps d’examiner les dépoilles des églises. La cour en entrant était remplie de cloches, cordages, plombs, ferrements, etc. Le rez-de-chaussée était occupé par les bureaux des receveurs ; au premier étage se trouvait l’or, l’argent et d’autres objets précieux, mis en tas séparés. La chambre à l’argenterie pouvait avoir de 18 à 20 pieds en carré et elle était au moins à moitié pleine. On jetait l’argenterie pêle-mêle, sans avoir peur de la cabosser. De là, je montai au grenier ( de la longueur de l’église du couvent) où il n’y avait que des chapes, chasubles, linges et orlements d’autels. Ce grenier en était plein des deux côtés, par tas d’environ 3 pieds de haut. Le milieu était vide et servait de passage », Vérien-la-Boussole, Crede, Cité par Marie-Solange Montel, Joigny (1628-1790), C. N. D., Monographies, Paris, 1997, p. 2.

45.

 « Il est bon que vous sachiez, mes bonnes filles, que je suis née dans une famille janséniste et très attachée à cette secte », ditSophie Barat aux probanistes, en 1856. Cité par M-J. Vié, ibid., p. 13.