Le tiers par qui advient la rencontre

L'antériorité de l'appel vocationnel de Madeleine-Sophie Barat sur sa rencontre avec J.Varin est intéressante à plusieurs titres. Comme l'indique J. de Charry, « cette remarque montre qu'avant de connaître le Père Varin, Sophie comprenait déjà profondément la dévotion au Sacré-Coeur, qu'elle avait déjà pensé à une vie d'adoratrice et d'éducatrice 47 ». Elle renseigne aussi sur la signification symbolique de ce premier entretien entre Sophie Barat et Joseph Varin  48 . Il s'agit, en effet, d'une rencontre où se reconnaissent réciproquement un appel personnel et un projet d'Eglise.

Au cours de l'entretien, l'héritier du projet de Tournély « eut l'intime conviction qu'elle était la pierre fondamentale »  49 de la future Société  50 . De fait, Sophie Barat était animée par le projet de faire connaître et aimer le Christ. Ce désir, joint à la confiance en Celui qui le lui communique, peut être considéré comme « la » pierre fondamentale du futur Institut. D'après Mgr Baunard, J. Varin « lui raconta la vie et la mort de Tournély. Il l'initia aux révélations, aux projets et aux prédictions de cet homme extraordinaire. Il lui montra comment ces prédictions commençaient déjà à s'accomplir, par la fondation que l'archiduchesse Marie-Anne venait de faire à Rome. La France réclamait instamment le même bienfait et le Père déclara à l'humble fille que Dieu l'appelait à travailler à cet établissement. Surprise par ces révélations et ces propositions, qui cependant répondaient à plus d'une de ses pensées, Sophie Barat hésita. Sa faiblesse personnelle la faisait trembler. "J'y penserai, mon Père", répondit-elle humblement" 51. "Il n'y a plus à y penser, reprit vivement le père, quand la volonté de Dieu est connue, il ne s'agit que d'obéir »  52 . Et Adèle Cahier de commenter : « Une telle décision, donnée avec ce ton d'inspiration qui éclaire et commande, fixa les irrésolutions de la jeune fille »  53 .

C’est ainsi que le 21 novembre 1800, à Paris rue de Touraine, dans l'apparte­ment de Mlle Duval, Sophie prononça sa consécration religieuse « au Coeur de Jésus sous la protection de la Très Sainte Vierge »  54 avec trois autres jeunes filles. Pour J. Burnichon, cette consécration « peut être considérée comme l'acte de naissance de cette Société appelée à prendre dans la suite de si magnifiques développements »  55 . Ce qu'atteste également A. Cahier : Mlle Sophie « fut réellement la pierre fondamentale de l'édifice et les religieuses du Sacré-Cœur ont raison de considérer ce jour comme celui où leur Société prit naissance » 56 . De fait, le choix de l'acte de naissance d'un Institut advient postérieurement car il relève du consensus collectif. « Comme toute personne physique, la congrégation possède une date et un lieu de naissance », remarque C. Langlois« Mais contrairement à ce qui se passe pour les individus, cette date est souvent fixée ultérieurement quand la congrégation choisit, parmi les différents événements qui ont marqué son émergence, celui qui est jugé le plus significatif pour la réitération annuelle du souvenir »  57 . Ce choix constitue un acte de reconnaissance, élément constitutif du processus de fondation.

Quant à J. Varin, voici comment il relate l'événement au P. Paccanari : « Je vous ai déjà parlé bien souvent des Dilette, mon bon père, je vous disois que ç'a été le 21 9bre, fête de la présentation de la Ste vierge que nous avons commencé. Elles étaient quatre, et quelques tems après deux de plus ; elles sont de famille honnête mais non distinguée. Je puis vous assurer que ce sont des anges pour l'innocence et la candeur, entre 20 et 30 ans ; une passe cet âge et c'est une fille du plus grand mérite. (...) C'est elle que les autres ont élue pour Supérieure ad tempus »   58 . Durant l'année 1800-1801, ces jeunes filles se forment à la vie religieuse, avec l'aide du Père Varin et selon la règle que ce dernier leur a donnée 59 . Pour Geneviève Deshayes, compagne des commencements, « c'est là que furent jetés les vrais fondements de la Société du Sacré-Coeur un esprit grand, ferme, généreux, mais tout détrempé de douceur. Intrépidité, force, mansuétude : voilà ce que s'efforçaient d'acquérir dans ce lieu de recueillement et de solitude, notre chère Sophie et ses compagnes »  60 .

Et au printemps 1801 prend forme le projet de l’ouverture d'une institution à Amiens. Il est communiqué en ces termes, à Paccanari, le 2 juin 1801 : « Quant aux "Dilette", je n'ai pas oublié leurs intérêts dans mon voyage. J'en ai trouvé trois pleines de zèle et de désir, de famille distinguée. A mon retour à Amiens, je verrai si je dois les établir ici ou les unir à celles de Paris. Mais si vous m'envoyez quelqu'une des vôtres que vous avez à Rome, ce serait un grand avantage plutôt nécessaire pour donner aux autres l'esprit et le ton »  61 .

Notes
47.

J de Charry, ibid., p. 17.

48.

« M elle Barat désirait se faire carmélite, son frère l’entretenait dans cette pensée d’être toute à Dieu et ne voyait rien de mieux que le Carmel. Mais lorsqu’il connut les desseins du père Varin, il changea de sentiment. Les Sciences que sa sœur possédait, son zèlz pour les âmes, ce discernement, cette intelligence des Ecritures, cette douceur qui avait faire faire choix de Moyse et de David par le Seigneur, décida M r l’Abbé Barat et le père Varin à faire connaître à M elle Barat les desseins que Dieu avait sur elle, qu’elle devait entrer dans la Société des Dilette de Gesù établie à Prague puis à Rome et dont une réunion française commençait aussi à Amiens », Notes sur les commencements de la Société, données par Mère Deshayes, A.G.S-C., copie, A - II, p. 7.

49.

Notice sur le Révérend Père de Tournély, A.G.S-C., p. 183.

50.

Ce que relate, en ces termes, un Jésuite historien du 19ème siècle : « Le Père Varin était à Paris depuis quelques semaines quand la Providence lui envoya celle qui devait être la fondatrice des Religieuses du Sacré-Cœur », J. Burnichon, La Compagnie de Jésus en France, Histoire d'un siècle 1814-1914, Tome premier : 1814-1830, p.15.

51.

Mgr Baunard. Histoire de la vénérable Madeleine-Sophie Barat, Tome I, 4e éd., 1879, p. 49-50.

52.

Manuscrit de Jos. de Coriolis, cité par Adèle Cahier, Vie de la Vénérable Mère Barat, Paris, E. de Soye et fils, imprimeurs, 1884, p. 29.

53.

Idem, p. 29.

54.

Père Guidée, Vie du Père Varin, A.G.S-C, p. 136.

55.

J. Burnichon, La Compagnie de Jésus en France, Histoire d'un siècle 1814-1914, Tome premier : 1814-1830, p.15.

56.

A.Cahier, idem, p. 30.

57.

Ibid., Deuxième partie, La création continue, Chapitre IV, La fondation réitérée, p. 160.

58.

Lettre du P. Varin au P. Paccanari - 19 mars 1801 - (compte rendu des activités apostoliques des Pères de la Foi), .A.G.S-C., Dos. S.J., cahier 5, p. 5.

59.

"Délégué de Paccanari, le Père Varin assume auprès des "Dilette" le rôle que le Supérieur Général des Pères de la Foi joue auprès de leurs Soeurs de Rome; celui d'un directeur spirituel et d'un supérieur temporaire et révocable, tant que la fondation féminine n'aura pas trouvé les moyens de subsister par elle-même. Il leur a probablement donné le règlement provisoire composé par Paccanari", J. de Charry, ibidem, p. 187.

60.

Notes autographes de G. Deshayes, AG.S-C., p. 10.

61.

Extrait d'une lettre du P. Varin au P. Paccanari, Paris le 2 juin 1801, A.G.S-C., Dos. S.J., cahier 5.