Le berceau de la petite Société

A l'automne 1801, rue Martin Bleu-Dieu à Amiens, s’ouvre le premier pensionnat. Le contrat de cession de l’institution séculière de Mlle Devaux est signé le 15 octobre par Mlle Loquet et le 13 novembre la première communauté éducative se trouve réunie. S'y joignent Mlles Geneviève Deshayes et Henriette Grosier 62 . La vie institutionnelle s'organise : Mlle Loquet, directrice du pensionnat, est nommée Supérieure ; Sophie est chargée des «  hautes classes » où elle enseigne également l'instruction religieuse ; G. Deshayes est responsable des «  basses classes »; Marguerite, ancienne domestique de Mlle Duval, est chargée des travaux manuels.

La réputation du pensionnat se fait vite dans la ville. Dès le mois de février 1802, une école est ouverte. Six mois plus tard, le nombre d’externes atteint 165, chiffre estimé considérable pour l’époque ; celui des pensionnaires passe de vingt à quarante élèves. Aussi leur faut-il trouver un autre local, rue Neuve, à l'autre bout de la ville. D’après Adèle Cahier, « des familles distinguées s'étaient empressées de confier leurs filles aux nouvelles institutrices. La princesse Amélie de Berghes fut une de celles qui reçurent les soins de la mère Barat. Quoiqu'elle n'eut que onze ou douze ans, l'enfant était frappée des rares qualités de sa maîtresse, tandis que la princesse sa mère s'étonnait de trouver, dans ses rapports avec une si jeune religieuse, ce tact et cette habitude des convenances qu'une longue expérience du monde ne donne pas toujours »  63 . En 1805, le nom de cette jeune fille figure sur la liste de celles qui ont mérité de paraître aux Exercices de première classe  64  :

D'après le Programme des Exercices de septembre 1805, les pensionnaires sont en majorité d'origine bourgeoise, quelques-unes appartiennent à l'aristocratie. Le choix de ce recrutement correspond à la visée de L. de Tournély  65 .

En ce début du XIXe siècle, la représentation plus ou moins consciente de la société reprend les schèmes de l'Ancien Régime : une société hiérarchisée, où les classes sociales occupent les postes qui correspondent à leur rang respectif. La valeur qui sous-tend cette représentation est celle de l'ordre. Cette notion n'a pas été balayée par la Révolution française. L'esprit des Lumières l'avait même renforcée, en l'étayant sur l'idée de progrès et de développement conscient d’une humanité appelée à parvenir à son plein épanouissement.

Dans le monde ecclésial, cette vision de la société est étayée par une conception du salut selon laquelle les pauvres, ayant souffert "ici-bas" de précarités parfois extrêmes, trouveront le bonheur "dans l'au-delà". L'essentiel est donc de les préparer au salut éternel mais, en aucun cas, de les sortir de leur pauvreté ou de leur "basse condition". Les riches, bénéficiant d'une position sociale "élevée", doivent s’assurer le salut par une vie vertueuse. Il importe donc de soigner leur éducation et, en amont, celle de leurs futures mères. Ces convictions sont présentes dans le Traité des Etudes de Rollin : « Il y a une providence qui règle les conditions, et qui assigne à chacun des devoirs », affirme le pédagogue  66 . Transmise par les familles chrétiennes au cours du XVIIème et du XVIIIème siècle, cette représentation de la société perdure au siècle suivant. Aussi n'y a-t-il rien d'étonnant que cette vision providentialiste de la société soit celle des fondateurs de la Maison d'Amiens. C'est pourquoi l'éducation des pensionnaires et celle des jeunes filles pauvres ne reçoivent ni le même contenu, ni les mêmes objectifs  67 .

Cette sélection se retrouve dans les autres institutions, comme le mentionne F. Mayeur. « Au XIXe siècle, les filles de milieux aisés ne sont pas en général élèves des établissements destinés aux classes populaires. Si, à côté des pensionnaires "riches", un couvent accueille des externes "pauvres", il veille à ne pas mêler sur le même banc les deux catégories. Cette ségrégation en introduit une autre à l'époque, le sentiment est encore très fort qu'il faut dispenser à l'enfant une instruction et une éducation qui soient en harmonie avec la position sociale qu'il occupera probablement, d'après son origine. Personne n'a l'idée, et surtout pas pour les filles, que l'éducation, précisément, pourrait donner à l'enfant une position supérieure à celle de ses parents. En conséquence, toutes les jeunes filles ne sauraient être instruites de la même manière »  68 . Quant à l'internat, il est alors considéré comme la meilleure formule d'éducation, au sens où il préserve des influences néfastes jusqu'à un âge où la personnalité peut faire des choix, s'affirmer et discerner par elle-même.

A la fin de cette année 1802, a lieu un «  événement qui marquera l'entrée (de l'Institut naissant) dans une phase décisive »  69 . Après discernement avec Louise Naudet, venue de Londres visiter la nouvelle communauté, Mlle Loquet quitte l'Institut. Suite à ce départ, le 21 décembre, la jeune Sophie Barat est nommée Supérieure locale. J.Varin assure alors la fonction de Supérieur majeur. Pour l'aider dans sa nouvelle responsabilité, il désigne M. Bruson, Supérieur du collège des jeunes gens, et M. Sambucy de Saint- Estève, prêtre nouvellement agrégé à la communauté des Pères de la Foi  70 . A J- N. Loriquet sont confiées les questions scolaires et la formation des institutrices. Entré en 1801 dans la Société des Pères de la Foi, cet expert en pédagogie est professeur de sixième et préfet des études au collège d'Amiens. De 1803 à 1805, deux fois par semaine, il vient assurer la formation des maîtresses de classe. Sur les insistances de J. Varin, des décisions sont prises pour décharger Mme Barat de son enseignement 71 . A la fin de l'année 1803, Mme Deshayes est nommée Maîtresse générale du Pensionnat et Mme Baudemont, assistante.

En 1804, deux événements majeurs ont lieu. Le premier est la séparation de la communauté d'Amiens de la Société des «  Dilette di Gesù » de Rome. Le second est la fondation du pensionnat de Grenoble. Sur le conseil du Père Rozaven, jésuite, J. Varin décide de se séparer de Paccanari le 21 juin 1804. Ce qui entraîne la séparation de la communauté religieuse d'Amiens de l'Institut des Dilette de Rome, resté sous la haute juridiction de Paccanari. Joseph Varin devient alors le Supérieur général de la Maison d'Amiens. Le 29 septembre 1804, les éducatrices s'installent rue de l'Oratoire, le collège des Pères de la Foi ayant été transféré à St. Acheul, dans les faubourgs de la ville. Elles sont alors appelées les "Dames de la Foi". Mais, comme le précise Adèle Cahier, lorsque les Pères « devinrent plus suspects encore au gouvernement, on crut devoir prendre provisoirement le nom de Dames de l'Instruction chrétienne ». Le statut juridique de l'établissement est celui d'un pensionnat séculier comme l'indique la dénomination de "Maison d'Institution d'Amiens" de l'Annuaire officiel de la Somme, en l'an 1806. Quant au nom de Sacré-Coeur, les religieuses n'osaient le prendre publiquement. « Les images du Sacré-Cœur de Jésus, très répandues parmi les personnes pieuses étaient alors regardées comme un signe anti-révolutionnaire, aussi conserva-t-on, dans le secret intime de l'âme, le vrai titre adopté, dès le principe, par la consécration à ce divin Cœur, et qui répondait au vœu du P. de Tournély » 72 .

Notes
62.

Henriette Grosier est la nièce de Mlle Devaux. Octavie Bailly, toujours attirée vers le Carmel, part à Rome discerner sa vocation avec Mlle Naudet, Supérieure générale des Dilette.

63.

A.Cahier, idem, Chapitre VI, III. - L'établissement est transféré à l'Oratoire, p.75.

64.

Voir annexe 2, p. 415.

65.

Ce choix sera confirmé par le Conseil général de 1826, même si certains membres de l'Institut souhaitaient s’adresser à la classe moyenne. L'expérience de Besançon est probante, sur ce point. En 1843, la fondatrice justifiera ainsi le choix de ce recrutement : "Les pauvres ne manquaient pas alors de secours, mais la haute classe de la société était tout à fait négligée, c'est donc pour elle que nous avons été établies", M-S. Barat. Conférence aux Maîtresses de Classe du Pensionnat d'Amiens, 1843, Rome, A.G.S-C.

66.

Rollin, Traité des études, Tome I, Livre premier, chapitre II, De l'éducation des filles, Librairie Firmin-Didot, Paris, 1877,p. 75.

67.

Cette conception est exprimée, en ces termes, au Règlement des orphelines du Sacré-Cœur : « La divine Providence, en les plaçant dans les rangs inférieurs de la Société, leur rend plus facile le chemin qui conduit au ciel, puisque leur état ressemble le plus à celui que notre divin Sauveur a voulu choisir pour lui-même ; mais elles ne profiteront de leurs avantages qu’autant qu’elles seront vraiment humbles. Elles se tiendront donc toujours à leur place, sans chercher à s’élever au-dessus de leur condition, soit dans leur habillement, soit dans leurs paroles ou dans leurs manières », Règlement des Orphelines, I ère partie, Des vertus qui doivent caractériser une orpheline du Sacré-Cœur, Maison de Beauvais, A.G.S-C., D - I, p. 3.

68.

F. Mayeur, L’éducation des Filles au XIX ème siècle, Hachette, Collection Le temps et les hommes, p. 9-10.

69.

Jeanne de Charry, ibidem, p. 205

70.

«Voyez et décidez d’après le conseil des personnes que vous connoissez », J. Varin, Lettres à Sainte Madeline-Sophie Barat, (1801-1849), Texte intégral, présenté par J. de Charry,Lettre 26, du 20.10. 1803, idem, p.70.

71.

"Voici maintenant ce que je vous demande, mais instamment . C'est que le plu­s tôt possible, je voudrais dès le même jour que vous recevrez cette lettre, s'il etoit possible, vous fussiez entièrement déchargée de toute leçon aux pensionnaires de votre Maison. Mlle Adèle (Bardot) ou Mlle Cassini à l'aide des leçons qu'elles reçoivent de M. Loriquet pourraient vous suppléer". J. Varin, Lyon, 20 juin 1803, Lettres à Ste Madeleine-Sophie Barat, Lettre Il, p. 25-26.

72.

A. Cahier, Chapitre VI, III, L'établissement est transféré à l'Oratoire, ibid., p.73.