L'identité du fondateur

La conférence du 4 juin 1814 se présente comme un récit de fondation. Elle permet d'apercevoir, dix-sept ans après le projet initial de L. de Tournély, les représentations privilégiées en cette période de crise .

Le texte présente un certain nombre de thèmes qui le structurent. En voici une représentation :

a - identité du fondateur ;
b - forme ignatienne de l'Institut, dans le projet initial ;
c - souhaits du fondateur : sur la fonction sociale et l'habillement des éducatrices ;
d - prescriptions concernant la compétence professionnelle et la pratique de l'oraison ;
e - identité de l'Institut ;
f - spiritualité du fondateur et des deux Sociétés ;
g - identité des auditrices.

Trois éléments sont particulièrement significatifs : l'identification du fondateur ; l'évocation des éléments constitutifs du projet initial ; l'identité des auditrices résultant de l'évocation du projet de Léonor de Tournély.

L'identité du fondateur est l'objet d'un phénomène de récurrence, ainsi exprimé :

a
Le Père précise d'abord qu'il ne se regarde pas comme le fondateur (à Dieu ne plaise) mais comme le successeur du P. de Tournély dont il a recueilli toutes les lumières et toutes les intentions. Il est chargé de nous transmettre son esprit et s'y emploie fidèlement. Or, continue-t-il, quelles étaient les intentions du P. de Tournély ? Mais quel était l'esprit dont il voulait qu'elles fussent animées ? Le voici : l'esprit du P. de Tournély, votre fondateur, esprit d'humilité, de générosité, d'obéissance. Voilà les vertus dont il était rempli et celles qu'il regardait comme devant être la base des deux Sociétés.

A en juger par cette inclusion, l'objectif du récit est d'ordre conjoncturel. Comme dans tout récit fondateur, en faisant mémoire du passé, le narrateur vise l'enjeu situé au cœur de l'intrigue. En rappelant l'identité du premier fondateur, il dénonce indirectement l'usurpateur, fauteur de trouble et de division. Et avec habileté, il commence par préciser qu' « il ne se regarde pas comme le fondateur (à Dieu ne plaise) mais comme le successeur de Léonor de Tournély dont il a recueilli toutes les lumières et toutes les intentions ». Pour désamorcer le conflit et lever la confusion existante, il rappelle qu'on ne peut s'attribuer un tel rôle. Le caractère allusif de la parenthèse "à Dieu ne plaise" le laisse bien entendre. Si l'harmonie entre les membres est atteinte, la cause relève d'un acte d'usurpation, illégitime.

Le troisième élément significatif du récit porte sur l'identité des religieuses. Un écho est repérable entre les parties e) et g) du discours. Après avoir évoqué les vues du fondateur : la forme canonique de la Société (b), les convenances sociales et les exigences professionnelles des éducatrices (c et d), le narrateur en vient à l'essentiel : l'identité spirituelle de l'Institut (e). De nouveau, avec habileté, il évoque les intentions du fondateur :« Mais quel était l'esprit dont il voulait qu'elles fussent animées ? Le voici l'esprit du Père de Tournély, votre fondateur... ». Par l'effet de cette question-réponse, deux éléments essentiels du récit se trouvent réunis : l'identité du fondateur et l'identité des religieuses. Ils sont, en effet, indissociables, l'identité de l'Institut relevant du projet et de la spiritualité du fondateur, non de quelque autre arbitraire.

Cette évocation permet une certaine distanciation par rapport à la situation de crise. Du moins axe-t-elle le jugement sur l'essentiel. C'est pourquoi l'identité des auditrices elles-mêmes n'est abordée qu'au terme d'un crescendo. Après les critères de convenance vestimentaire, mis en relation directe avec le goût et les intentions du fondateur au moyen d'expressions telles que : «  il voulait...., il désirait... », cette identité est d'abord suggérée dans ce langage indirect : « Elles devaient être consacrées au Sacré-Cœur de Jésus, en être les adoratrices perpétuelles, puisant dans ce Divin Cœur les vertus qu'elles doivent pratiquer ». Puis le ton devient prescriptif.

Ce déplacement se signale au moyen de deux indicateurs. Le premier est un changement concernant les déictiques : de "il" (le fondateur) à "elles" (les religieuses). Ce premier déplacement est ensuite renforcé par un changement de sujet référentiel. D'un souhait pour l'autre, on passe à un certain nombre d'obligations. Les déterminations arrivent en cascade :

‘« Elles devaient être consacrées à l'éducation, y travailler avec zèle et s'appliquer aux études pour s'en rendre capables.
Elles devaient s'adonner à la pratique de l'oraison pour y recevoir de Dieu les grâces et les lumières.
Elles devaient être consacrées au Sacré-Cœur de Jésus, en être les adoratrices perpétuelles, puisant dans ce Divin Cœur les vertus qu'elles doivent pratiquer ».’

Or, ces trois obligations présentent des caractères spécifiques. La première, "être consacrées à l'éducation", donne l'orientation apostolique de l'Institut  95 . Elle n'est donc pas anodine : elle garantit l'identité apostolique à travers les vicissitudes de l'histoire, du type de celle que l'Institut traverse. La seconde obligation est « la pratique de l'oraison ». Sa position textuelle indique qu'elle relève de l'essentiel. La troisième obligation, "être consacrées au Sacré-Cœur de Jésus, en être les adoratrices perpétuelles", exprime l'identité spirituelle de la Société féminine, telle que l'a conçue le fondateur.

Leur fait écho la finale du récit (g) :

‘« Voilà donc ce que vous êtes, mes chères filles, des religieuses remplies d'esprit d'humilité, de générosité et d'obéissance, adonnées à l'oraison, dévouées à la dévotion au Sacré-Cœur.
Je vois en vous les adoratrices du Sacré-Cœur de Jésus... ».’

Les prescriptions sont donc actuelles.Les vertus du fondateur sont à imiter en vue « d'acquérir cette sainte liberté du cœur qui s'envole vers Dieu sans obstacle ». Cette attitude foncière peut permettre à chaque membre, et à l'Institut dans son ensemble, de retrouver sa finalité essentielle, son identité. Tel est bien l'enjeu de ce récit de fondation. Le message ne trompe pas. L'identité institutionnelle précède les aléas de son développement. Elle est reçue à la façon d'un héritage. Vouloir la transformer pour s'en approprier les droits d'auteurs est une tentative d'usurpation vouée à l'échec. Pour la retrouver comme pour la confirmer, "faire mémoire" de l'événement fondateur est l'acte collectif qui en ouvre l'accès.

Entre ce récit et celui du "Breve ragguaglio", trois variations notoires se signalent.

La première concerne l'obligation stipulée, «  être les adoratrices perpétuelles » du Sacré-Cœur de Jésus, qui n'est pas mentionnée dans les Mémoires rédigés par Fidele de Grivel. De plus, l'insistance que lui accorde J. Varin a une résonance particulière car elle évoque l'inspiration créatrice de la jeune Sophie. Par ce trait spécifique, J. Varin vise-t-il à situer Mme Barat comme co-fondatrice de l'Institut ? Peut-être. Mais cette reconnaissance n'est pas explicite. Et d'ailleurs, pourrait-elle l'être à un moment où l'autorité de la Supérieure générale est contestée ? Néanmoins, J. Varin souligne le but de la Congrégation en des termes familiers à celle-ci. Et particulièrement dans la formulation de l’identité des religieuses :« Elles devaient être consacrées au Sacré-Cœur de Jésus, en être les adoratrices perpétuelles, puisant dans ce Divin Cœur les vertus qu'elles doivent pratiquer ». Telle est la raison d'être de leur Société.

La deuxième variation concerne la non-évocation de la raison occasionnelle de la première inspiration de Tournély  96 . Jeanne de Charry ne manque pas de relever ce fait textuel : « dans le récit qu'il fit aux religieuses du Sacré-Cœur, dit-elle, le P. Varin a préféré ne pas parler de la Sœur Scolastique. Mais dans l'ensemble, sa relation concorde avec celle du P. de Grivel » 97 . Quel sens l'historienne accorde-t-elle à cette "préférence" ? Elle ne le dit pas. Mais comme le connote le terme de "préférence", l'omissionsemble délibérée 98 . Convenait-il, en effet, de renforcer certains troubles par le rappel d'une polyvalence initiale de tâches ? N'était-il pas plus sage de s'en tenir à une évocation favorisant un consensus ?

Toutefois, les relations des premières maisons portent quelques indices d'ouverture à une polyvalence de tâches, vécue selon l'optique missionnaire de la Congrégation. Le cas de Cuignières est probant sur ce point. Cette fondation, réalisée dans l'urgence, répond à la nécessité d'un éventuel repliement du pensionnat d'Amiens à la campagne et dans un endroit un peu éloigné d'Amiens. Car les soupçons portés par Fouché  99 à l'association des Pères de la Foi atteignent la communauté, comme en témoigne ce rapport adressé aux préfets, en l'an XII :

‘« Association nouvelle, circonspecte et attentive dans toutes ses démarches, les P.P. de la Foi posent peut-être en silence les fondements d'une grande puissance : elle aurait pour appui la religion et pour levier une jeunesse sortie de ses mains.
Ils se présentent comme missionnaires (...) aussi comme instituteurs. Ils rivalisent avec les lycées ; ils y ajoutent des écoles gratuites pour les enfants des pauvres. Les dames de la Foi ont des pensionnats pour les demoiselles et des écoles pour les filles des artisans, ouvriers, etc ... (...) Ce sont des rivaux dangereux »  100 .’

Les craintes des Dames de l’Instruction chrétienne sont bien fondées.

Or le contrat passé avec la commune de Cuignières  101 comprend diverses activités éducatives que les religieuses ne manquent pas d'honorer. Celles-ci ne se limitent pas aux soins accordés aux pensionnaires et aux écolières.

‘« Le dimanche, elles réunissaient les filles du village qui chantaient des cantiques et entendaient l'explication du catéchisme.
La Sœur Barthélémy qui avant son entrée au Sacré-Cœur avait passé quelque temps dans un hospice de Lyon, allait visiter les malades et leur porter des secours. (...) et facilement (les villageois) s'habituèrent à venir chez les Dames, pour demander du sucre, du vin, etc., pour leurs malades.
Nos Mères s'occupèrent aussi du soin de leur église qui était à une petite distance de la maison ; c'étaient les novices qui avaient le bonheur de veiller à l'autel et aux linges sacrés » 102 .’

Cette situation d'exception fonctionnne comme révélateur : l'ouverture du champ éducatif prévue par L. de Tournély prend forme à Cuignières. Au cours de cette étape de fondation, le charisme congrégationnel prend une forme inédite, de 1808 à 1816.

La troisième variation, liée à la seconde, est l'insistance accordée à la clôture. L'expression «  vraiment religieuses et vraiment cloîtrées » laisse entendre qu'un des points de litige entre les adeptes de l'abbé Sambucy de Saint-Estève et la Supérieure générale concerne la clôture. En effet, Saint-Estève veut revenir à la conception des anciens monastères à gouvernement autonome. Selon cette représentation, l'importance de "l'œuvre de la Religion" prohibe la polyvalence des tâches pour éviter que les religieuses se dispersent dans des œuvres qui les détourneraient de l'œuvre principale. Le moyen le plus simple est la régulation assurée par la clôture. Mais Sophie Barat estime la clôture papale inconciliable avec un service éducatif, tout en désirant un engagement religieux selon les vœux solennels.

Ce récit de J. Varin, du 4 juin 1814, est bien un récit de fondation. En rappelant l'identité de l'Institut voulue par le fondateur, il vise à désamorcer les conflits, à faire sortir de la confusion et de la division celles qui s'y trouvent encore. Du projet de L. de Tournély, J.Varin est le réalisateur. Aussi, dans cette conjoncture bien particulière, insiste-t-il sur la règle canonique et l'obéissance à l'Eglise. Son autorité morale ne peut être sans effet sur les membres dissidents. De même, l'insistance accordée au type de vie religieuse en des termes qui ne sont pas sans évoquer l'ancienne forme canonique : « qu'elles soient vraiment religieuses et vraiment cloîtrées » est à comprendre et à resituer dans ce rôle de conciliation.

Notes
95.

Cette orientation fait la matière d'un quatrième vœu, comme il était en usage à l'époque. La fonction de ce quatrième vœu est de maintenir l'Ordre dans l'orientation choisie au moment de la fondation.

96.

Cette ouverture à une pluralité de tâches et de lieux d'intervention, n’apparaît pas dans la notice de Léonor de Tournély, rédigée par une religieuse du Sacré-Cœur (Notice sur le Révérend Père de Tournély, A. S-C.V., p. 106-107). L'insistance est mise sur "l'éducation des jeunes personnes" issues des classes sociales influentes. Le texte mentionne "l'instruction des pauvres" mais n'ouvre pas à une polyvalence de tâches. Sa rédactrice est témoin des réalisations en cours et non des confidences de L. de Tournély. A ce titre, ce texte n'est pas pertinent. C'est pourquoi nous ne l'incluons pas dans cette étude des récits des commencements.

97.

Jeanne de Charry r.s.c.j, Histoire des Constitutions de la Société du Sacré-Cœur, Première partie, La formation de l'Institut, seconde édition révisée, volume I, Exposé historique, Rome, 1981, p.81.

98.

D'après J. de Charry, "la mémoire du P. Varin n'est pas toujours entièrement fidèle. Cependant les erreurs qu'il commet portent plutôt sur des faits ou des dates que sur la pensée. En outre ces erreurs se trouvent surtout dans ses conversations de vieillard. Ici, on est en 1815, il a 46 ans et il parle de souvenirs relativement proches", note 75, ibid., p. 123. Cette omission n'est donc pas, en 1814, à incomber à un défaut de mémoire du témoin et narrateur.

99.

Quinette, le préfet de la Somme, semble s'être compromis dans ces accusations, sous l'influence d'un curieux « personnage assez difficile à saisir, en raison de son signalement qui est des plus vagues : Taille : néant ; cheveux : néant ; bouche : néant ; signe distinctif : se fait sentir partout et ne se rencontre nulle part. M. On en informe le préfet. "On m'informe, écrit Quinette, que la discipline intérieure semblait indiquer une association religieuse ; qu'ils (les maîtres) se donnaient entre eux le nom de Pères et que les domestiques avaient celui de frères". Aussitôt M. le préfet flaire le complot ». P. Blériot, « Les Pères de la Foi dans le diocèse d'Amiens, Episode de la lutte contre la liberté d'association et la liberté d'enseignement, 1802-1812 », Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie (1939-40) Bibliothèque municipale d'Amiens, p. 153.

100.

Idem, p. 148.

101.

Cuignières est un village situé près de Beauvais, dans l’Oise. Par la bulle Qui Christi Domini, du 29 novembre 1801, l'Eglise d'Amiens est érigée en siège épiscopal dont la juridiction couvre les deux départements de la Somme et de l'Oise.

102.

Relation, Sur la Fondation de Cuignières, , A.S-C.F, B - 05 - 117, p. 21.