II. 1. Un Cours d’Etude

Les rédacteurs

Avant 1804, nous n'avons aucune trace spécifiant la pédagogie mise en œuvre. Certes, en 1802, quelques décisions avaient bien été prises au sujet des Dilette lors du Convegno des Pères de la Foi, qui s'est tenu à Rome du 6 au 14 août. Mais elles concernaient le recrutement des élèves, non le projet éducatif proprement dit. Le Plan d’étude provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens et le Programme des Exercices de 1805 constituent donc les premiers documents normatifs du service éducatif de la Société du Sacré-Cœur.Mais par qui ont-ils été élaborés ? Qu'indiquent, à ce sujet, les religieuses de l'Institut, spécialistes en éducation ?

D'après Marie-Thérèse Virnot  148 , Sophie Barat aurait rédigé le premier plan d'études. Cette hypothèse est vraisemblable, car la fondatrice a reçu une formation humaniste qui la rend capable de concevoir un tel projet. A l'étude du latin, du grec, de l'histoire, de la littérature française et étrangère, son frère a su joindre l'enseignement des mathématiques, de la botanique et certaines notions de physique. Et en 1801, comme le note Geneviève Deshayes, « la sœur Sophie fut chargée des hautes classes et en partie de l'Instruction religieuse ». Elle dirige le pensionnat depuisle 22 décembre 1802 où elle a été nommée Supérieure de la Maison d'Amiens. Cet ensemble de faits concourent à attribuer à Mme Barat la rédaction du premier Plan d'Etude.

Mais en affirmant cela, M-T. Virnot ne se réfère pas au Plan d’étude provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens mais à un texte ultérieur  149 . Néanmoins elle a l'intuition que la pensée pédagogique de la fondatrice est consignée en deux documents. Car le Programme des Exercices de 1805 appelle un plan d'études. Aussi lui associe-t-elle le plan d'éducation de 1806. Quant à Claude de la Martinière, elle estime que «  dès 1805, Notre Sainte Mère a élaboré un Plan d'études avec la Mère de Charbonnel »  150  . M-T. Virnot émet aussi cette hypothèse selon laquelle Mme Barat aurait été aidée par Catherine de Charbonnel, dans la rédaction du programme  151 . Dans l'un et l'autre cas, C. de la Martinière et M-T. Virnot se réfèrent essentiellement au Programme des Exercices de 1805. Mais ce document n'est pas un plan d'études. Pas plus que J. de Charry, ces religieuses françaises ne semblent avoir eu connaissance du premier plan d'études.

C'est en consultant la notice de J-N. Loriquet  que nous avons découvert l'auteur du manuscrit intitulé : Plan d’étude provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens. Voici en quels termes le P. Guidée le mentionne : « On demanda, en 1804, à l'expérience du P. Loriquet, un Plan d'études pour le pensionnat de jeunes personnes dans lequel ses vers avaient plus d'une fois secondé les élans de la piété ou de la reconnaissance. Parmi les livres indiqués comme propres à chaque classe, on en voit plusieurs marqués d'une croix et déjà imprimés chez Rusand : Grammaire française de Lhomond, revue et corrigée, etc. ; Sommaire de la géographie des différents âges, etc. ; Eléments d'arithmétique, etc. ; Tableau chronologique de l'histoire ancienne et moderne, etc. ; Histoire ecclésiastique avec demandes et réponses, etc. Ces ouvrages sont de l'auteur du Plan d'études, qui fait remarquer, dans une note finale, sous la date du 5 octobre 1804, "que les traités d'histoire ancienne et d'histoire romaine ne sont pas encore imprimés" et que "celui d'histoire de France n'est même pas fait » 152 . Le biographe ajoute cette remarque : « Nous trouvons, à la date du 15 octobre de la même année, un Règlement pour une maison d'éducation des jeunes gens, dressé aussi à Amiens par le P. Loriquet, dont l'aptitude spéciale pour l'enseignement se révèle tout entière dans ces deux Plans ».

D'autres historiens s'accordent avec le P. Guidée pour affirmer que les Pères de la Foi ont contribué à poser les fondements éducatifs du premier pensionnat des Dames du Sacré-Cœur. D'après Léon Deriès, ceux-ci « présidèrent à leurs études et leur donnèrent leur formation intellectuelle. Leur principal Maître ne fut autre que le P. Loriquet, préfet des études et professeur au collège »  153 . Adèle Cahier relate ce fait. « Le P. Loriquet , dit-elle, s'était chargé de donner des cours aux maîtresses, et leur communiquait les fruits de son expérience dans l'art difficile de l'enseignement. Grâce à son zèle, les études furent aussi plus suivies, et plusieurs sujets se développèrent de manière à former à leur tour d'excellentes élèves »  154 . Mgr Baunard le confirme à son tour. « Sous la direction des Pères, les études s'organisèrent, les règlements se constituèrent. Les maîtresses travaillaient le jour et la nuit ». Les proposde l'historien tracent l'image d'une étroite collaboration dont le fondateur a l'initiative et dont voici l'organigramme : « Le secours le plus puissant que le père Varin procura à ses filles, fut celui de ses prêtres du collège d'Amiens. Le père Bruson, qui venait juste de remplacer le Père Jennesseaux en qualité de recteur, avait la haute surveillance de l'établissement. Le père de Sambucy était chargé des sœurs et des pensionnaires. Le cours d'instruction religieuse était fait aux enfants par les Pères Charles Leblanc, Varlet et Sellier ». Et Mgr Baunard d'ajouter : « Un autre Père avait accepté la mission de former les maîtresses aux fonctions de l'enseignement par des conférences spéciales. C'était le père Loriquet. Il exerçait alors les fonctions de préfet et de professeur de sixième dans ce collège d'Amiens (...). Les religieuses du Sacré-Cœur eurent les prémisses de ces leçons d'histoire qui, publiées plus tard, ont valu à leur auteur une juste réputation de talent et de goût »  155 .

C'est donc peu avant son départ pour le collège de l'Argentière que J-N. Loriquet a rédigé le Plan d’étude provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens. Mais qui est l'auteur du Programme des Exercices, édité à l'automne 1805 ? A cette date, Mme Barat est à Grenoble, Mr Loriquet à l'Argentière, près de Lyon.

Si l'on en juge par la liste des élèves de la classe de première et de la classe supérieure, paraissant aux Exercices de 1805, l'ensemble du cours d'étude a été mis en œuvre de 1801 à 1805. Mme Barat, directrice de la Maison d'Amiens depuis 1802, a sans aucun doute participé à l'élaboration du programme du pensionnat, en particulier à celui des hautes classes ; de même, H. Grosier, chargée des classes moyennes depuis 1801. Mais qui a préparé la publication ? Il est peu vraisemblable que ce soit Mme Baudemont.Serait-ce alors Mme de Charbonnel, maîtresse des études et maîtresse générale du pensionnat ?

Sa biographe suggère une hypothèse qui corrobore les opinions citées ci-dessus. A l'époque de la fondation de l'Institut, la maîtresse générale de la Maison d'Amiens « rendit d'immenses services, atteste Mme Dufour. On était loin d'avoir alors les ressources que nous possédons pour l'enseignement ; la mère de Charbonnel rédigea, avec des fatigues incroyables, des manuscrits clairs et méthodiques, destinés à expliquer les ouvrages trop concis du R.P. Loriquet. Elle composa une géographie dans laquelle elle fit entrer d'intéressants tableaux sur les religions, sur les langues ; puis une grammaire très étendue ; une arithmétique pratique, jugée un chef d'œuvre par un maître expérimenté qui donnait des leçons aux maîtresses. Un peu plus tard, elle fit des tableaux d'arithmétique, où les décimales et le calcul métrique étaient expliqués dans un ordre parfait. On ne comprend pas comment elle pouvait suffire à de tels travaux » 156 .

Selon ces propos, Mme de Charbonnel avait les compétences requises pour élaborer le Programme des Exercices. Mais une question reste ouverte. Si la nouvelle maîtresse générale de la Maison d'Amiens a conçu la présentation du Programme des Exercices de 1805, si elle est à l'initiative d'un abrégé d'histoire comparée des religions et des langues, l'est-elle aussi du premier cours de géographie intégrant les notions d'astronomie sur lesquelles sont interrogées six élèves  157 , aux Exercices de septembre 1805 ?

Ancienne élève de Monistrol où sa tante était supérieure, elle y a reçu une bonne formation littéraire et acquis une réelle compétence dans l'administration d'une maison. Mais il ne semble pas qu'elle soit arrivée à la Maison d'Amiens ayant reçu une formation initiale en physique. Cette compétence et cette passion sont, par contre, attribuées à Cécile de Cassini, arrivée au noviciat peu avant C. de Charbonnel. De 1803 à 1804, la présence à la Maison d'Amiens de la fille du célèbre physicien a pu favoriser la réalisation de ce programme. Jean-Dominique de Cassini, ancien directeur de l'Observatoire de Paris, aurait-il contribué à la composition du cours de géographie, comme le laisse entendre la tradition vivante de l'Institut ? Des indices textuels portent à le croire. Avant la Révolution française, ce savant a travaillé à la division de la France en départements. Or cette nouvelle représentation est intégrée à la géographie descriptive. Et Cécile a pu participer à l'élaboration des problèmes à résoudre, comme en témoigne le Journal du noviciat de Paris : « Un jour que je m'occupais d'organiser les études, racontait M me Barat, je proposai à Melle Cécile de Cassini de se charger d'une classe. Elle se récria. "Moi ! dit-elle, tout au plus pourrais-je donner quelques leçons d'astronomie ou de géographie : c'est l'élément dans lequel j'ai été élevée ; et je n'ai de goût que pour cela »  158 . Il est donc vraisemblable, qu'avec l'aide de son père, elle ait élaboré certaines notions du programme de géographie.

Mais une seconde hypothèse, qui n'annule d'ailleurs pas la première, consiste à attribuer la composition du programme de géographie à l'auteur du plan d'études. A. Guidée souligne, en effet, que J-N. Loriquet avait pour l'astronomie « un goût si prononcé qu'il consacrait quelquefois une partie des nuits à examiner le cours des astres »  159 . Un autre indice est repérable dans des documents datés de 1802 et de 1806. En septembre 1804, le Collège d'Amiens, dirigé par Mr Bruson, est transféré à Saint-Acheul, dans les faubourgs de la ville. Or le prospectus annonce, pour l'an XI, des modifications structurelles importantes. Le niveau élémentaire sera séparé des Humanités, comme l'indique le manuscrit, à cet article : 

‘« Ordre qui sera établi dans la Maison :
Le pensionnat sera divisé en deux Maisons, l'une pour les plus jeunes et l'autre pour les plus âgés.
Les uns et les autres occuperont un local également salubre avec cour, jardin et emplacement pour les jeux.
Des femmes qui habiteront seulement dans le local occupé par les plus jeunes leur rendront tous les soins que leur âge exige.
La nourriture toujours saine et abondante sera la même pour les Elèves et pour les Maîtres.
La première Maison comprendra deux classes élémentaires : l'une pour les élémens du français, l'autre pour les principes de la langue latine.
Dans la 2de Maison, outre la classe de philosophie et de mathématiques, il y aura 4 classes au moins pour l'étude des langues grecque et latine et de la rhétorique ».’

En lien avec cette mutation structurelle, la liste des professeurs est bien modifiée :

An X
Maison d'Education de l'Oratoire
à Amiens
Pour l'année suivante
Pelletier
Sambucy
Peuvrel
Alleu
Sellier
Bruson
M.M. Le Sobre
Fauveau
Sellier
Dobet
Loriquet
Thomas
Gaillet
Sambucy
Bruson

Or on constate qu'au programme des Exercices de l'An X, la géographie ne fait l'objet d'un examen qu'en seconde classe. Elle est intercalée entre la littérature et l'histoire dont elle est l'auxiliaire. Son contenu est plus que sommaire :

  • 1°. Idée générale de la Géographie, en vers.
  • 2°. Géographie de la France  160 .

Mais, quatre ans après, ce programme a considérablement changé. L'enseignement de géographie physique et politique est réservé aux classes de septième et de sixième du collège, c'est-à-dire au niveau des basses et moyennes classes de grammaire. On y trouve l'étude de la "France en particulier", précédée de celle "des quatre parties principales du monde". Il est demandé aux élèves, non seulement, le nom des anciennes provinces françaises et de leurs capitales mais, aussi, ceux des nouveaux départements et de leurs chefs-lieux, selon la division du territoire français mise en œuvre par la Constituante. Et surtout est enseignée la géographie astronomique. Sont interrogés aux examens de fin d'année un élève de troisième classe, «  Henri Michel, originaire d'Amiens »,  etdeux élèves de rhétorique, «  Charles Desfontaines d'Abbeville et Joseph Boquillon d'Aubercourt, de Montdidier ». La distinction entre la géographie (étude du globe terrestre) et l'astronomie (étude de la sphère) y est bien établie. Dans la série des problèmes à résoudre, la finalité de l'enseignement et sa méthode active y sont manifestes.

De plus, ce programme ne présente pas de nette différence avec celui du pensionnat de jeunes filles, dirigé par Mme Barat. Sa formulation notionnelle est plus synthétique. Elle expose, en une page, une série de questions qui font l'objet des deux pages de problèmes à résoudre au programme des demoiselles 161 . La géographie astronomique ayant été intégrée au programme des garçons après l'arrivée de J-N. Loriquet, en 1802, il est fort vraisemblable que ce dernier en soit l'auteur et qu'il ait, également, contribué à l'élaboration de celui du pensionnat de jeunes filles. Voyons, maintemant, à quelle tradition pédagogique se réfère le plan d'études du «  pensionnat de jeunes personnes ».

Notes
148.

« Le premier Plan d'Etudes composé par notre Sainte Mère elle-même, fut remanié en 1810 par la Mère Ducis, puis revu et corrigé aux Conseils généraux de 1820, 1826, 1833, d'après les conseils du Père Loriquet, sj.», M-T. Virnot, La pensée de Notre sainte Mère sur les études, de 1806 à 1865, A.P.F, p. 22.

149.

Il s'agit du Plan d'éducation de 1806 dont la rédaction est attribuée à la compétence de Mr. Sambucy de Saint Estève. L'étude en est faite ci-après, au chapitre troisième.

150.

Claude de la Martinière, Intuition - Histoire - Esprit, A. P. F., p.6. Catherine-Emilie de Charbonnel de Jussac est née en 1774 à Monistrol, Haute-Loire. Elève des Ursulines, elle manifeste une réflexion au-dessus de son âge. Sa famille fut très éprouvée par la révolution française : son père est exilé, son frère fusillé, sa mère sans ressources et sans logement. Ses sœurs et elle-même, menacées de prison, sont contraintes à travailler pour survivre.

151.

Idem, p. 1.

152.

A. Guidée, Notice du R. Père Jean-Nicolas Loriquet, Poussielgue-Rusand, Paris, 1845, AFSJ, p.75.

J-N. Loriquet, né le 5 août 1767 à Epernay (Marne), est mort le 9 avril 1845 à Paris.

153.

Léon Deriès, Les congrégations féminines au temps de Napoléon, Félix Alcan, Paris, 1929, p.263.

154.

A. Cahier, supra, idem, p. 58-59.

155.

Mgr Baunard, supra, idem, p. 81-82.

156.

Notice de la Révérende Mère de Charbonnel, Assistante et Econome générale de la Société du Sacré-Cœur de Jésus, par M. Dufour, Rome, A.G.S-C, p.66.

157.

« Amélie de Berghes, de Pendé ; Aglaé Duhaut-Plessis, de Paris ; Victoire Dellorier, d’Amiens ; Antoinette Corne, d’Arras ; Angélique Pénéranda, de Bruges ; Dorothée Michel, d’Amiens ; Lucie Dottin, d’Amiens », voir annexe 2, p. 424.

158.

Journal du Noviciat, 22 décembre 1835, idem, 28 septembre 1856 et 21 novembre 1857, cité par l'Abbé Baunard, Histoire de la Vénérable Madeleine-Sophie Barat, quatrième édition, tome premier, Paris, 1879, p.87.

159.

"Il commence fort jeune ses études dont le cours, depuis les premiers éléments jusqu'à la rhétorique, fut de neuf années, d'abord à Epernay, ensuite à l'université de Reims (où il reçut le grade de maître es arts). Indépendamment des leçons qu'il recevait au collège d'Epernay, il étudia seul et sans le secours d'aucun maître, la musique, les mathématiques, la géographie et surtout l'astronomie pour laquelle il avait un goût si prononcé qu'il consacrait quelquefois une partie des nuits à examiner le cours des astres", Notice de J-N. Loriquet par Antoine Ghidée.

160.

Distribution solennelle des prix, précédée des différents exercices, en l'école secondaire dirigée par M. Bruson, prêtre, Maison dite de l'Oratoire, à Amiens, An XI, 1803, ,A.FSJ., E F. 3, p.9.

161.

Programme des Exercices de 1805, Voir annexe 2, p. 422-423.