Une architecture bien intégrée

Pour avancer dans cette identification, abordons le second chapitre du plan d'études, intitulé «  De l'admission dans les classes ». Le rédacteur cible l'élément qui détermine la structure d'ensemble : le critère d’admission dans une classe. En voici la formulation : « Les règles de la grammaire, l’orthographe, tel est l’objet essentiel de l’enseignement dans les classes. c’est le plus ou moins de progrès dans cette partie qui décide de la classe où une élève doit être admise quels que soient d’ailleurs son âge ou ses progrès dans l’écriture, l’histoire, etc. Elle ne pourra monter dans la classe supérieure qu’après avoir fait preuve d’une capacité suffisante dans les règles de la grammaire dont l’enseignement est fixé dans la classe inférieure. Cette règle est de rigueur parce qu'elle est le seul moyen de prévenir le désordre et la confusion dans les études ».

A première vue, l'on peut s'étonner qu'un paragraphe fasse, à lui seul, l'objet d'un chapitre. En fonction de sa brièveté, le rédacteur aurait pu le situer à la fin de l’article 2 du chapitre premier. Car cette règle fait écho à la progressivité ou gradation, annoncée en ces termes : « le cours d’Etude s’achève en quatre années et se divise en quatre classes dans lesquelles on enseigne graduellement (les diverses matières) ». Rappelons que l’utilisation de la progressivité n’a rien d’original au XIXe siècle. Dans ce plan d’études, elle est d'ailleurs préconisée pour chaque didactique. En revanche, la gradation liée au critère d’admission dans une classe s’applique uniquement au programme de langue française, y compris à la grammaire et à l’orthographe.

Vu l’importance qui lui est accordée, examinons sa raison d’être, son apport spécifique. « Cette règle est de rigueur parce qu’elle est le seul moyen de prévenir le désordre et la confusion dans les études », est-il explicité. Ainsi, son caractère de stricte application est justifié par sa fonction : garantir l’ordre et la méthode. L’argument est sans recours : on ne souffre pas d'exception et on ne dispose d’aucun autre moyen. L'enfreindre équivaudrait à encourir le risque de la médiocrité dans les études et à porter atteinte à l’identité éducative du pensionnat nouvellement fondé. En effet, programmer les apprentissages pédagogiques jusqu’à la rhétorique représente une certaine audace et marque une réelle avancée dans l'instruction des jeunes filles. L’enjeu est de former le jugement, de développer l'intelligence et l'esprit critique, de façon à accéder par soi-même à la découverte du sens de l'existence et de l'univers.

Depuis la Constituante, les différents ministères n’ont eu, au sujet de l'enseignement des filles, que des propositions timorées ou conservatrices. Quel style d’enseignement et quelle méthodologie, quelle graduation adopter pour faciliter l’accès à cet art de discourir et de penser par soi-même ? Telle est la question à laquelle se trouvent confrontées les premières éducatrices de la Maison d'Amiens. J. Varin, alors Supérieur général de l’Institut, a désigné J-N. Loriquet pour aider Sophie Barat dans la formation pédagogique des institutrices. La compétence du préfet des études du Collège des Pères de la foi fait autorité dans le département. A quel modèle humaniste recourt-il, en choisissant ce critère d'admission dans une classe ? Pour pouvoir le décrypter, suivons l’application de cette règle incontournable à l’enseignement de la langue française, tout au long du cursus.

En abordant le chapitre sur la didactique de la grammaire française et de l’orthographe, une surprise nous attend : ce chapitre VIe a la même numérotation que le chapitre précédent, concernant la lecture. Avoir attribué une même numération à deux articles relève-t-il d’une simple distraction ? Sans que cette hypothèse soit à exclure, il est vraisemblable que le fait textuel ait une signification. Si oui, laquelle ?

A l’examen des exercices de lecture en seconde et en troisième classes, l’objectif de cet apprentissage se dessine nettement : être apte à bien communiquer. Or, c’est aussi cette visée qui traverse la didactique de la grammaire française, de l’orthographe et de la littérature. A la fin de cette trajectoire, les acquisitions s’évaluent par la rédaction et la récitation de « petits discours sur des sujets instructifs et amusants, toujours propres à leur donner des pensées justes, nobles et religieuses ». Il est également précisé que « c’est par ces sortes d’exercices que se terminent les cinq années du cours d’éducation ». Tel est donc, pour ces jeunes demoiselles pensionnaires, le but à atteindre. Les deux articles ayant la même numérotation concourent à une même finalité. Ils peuvent être réunis sous un même intitulé : “lire et écrire”.

L’acquisition de ces apprentissages de base conditionne les suivantes, en histoire, en géographie politique comme en littérature. Or, en ce qui concerne l’application de la règle à l’apprentissage de la lecture, trois paliers sont observables. Le premier correspond à la cinquième classe, dont la raison d’être est ainsi formulée : « Le cours d’Etude s’achève en quatre années et se divise en quatre classes (...). Il est précédé d’une cinquième classe pour les enfants qui ne savent pas assez bien lire et écrire pour suivre la quatrième classe » 189 . En formulant sa nécessité, l’auteur du plan d’étude sélectionne uniquement deux savoir-faire : la lecture et l’écriture. En vue de cet objectif, deux groupes d’apprentissage sont constitués. L’un reçoit « les élèves qui ne savent pas lire du tout et celles qui ont beaucoup de difficultés ou qui, trop peu avancées, doivent recevoir des leçons particulières ». Le second est composé « des autres élèves que l’on suit avec soin ». Pour toutes sont utilisés “les livres de leçons”. Cela signifie que la lecture sert de préparation à l’explication des notions du programme d’histoire et, par suite, à leur mémorisation.

Un second palier est repérable en quatrième et troisième classes. La lecture y est située comme l’adjuvant de l’acte d’écriture. Voici les passages qui le mentionnent :

Par la lecture, les élèves se familiarisent avec le texte qu’elles auront à s’approprier au moyen du résumé. Lire a donc pour fonction de préparer l’intelligence à cet acte d’analyse et de synthèse.

Un troisième palier se signale en seconde et en première classes. Une modification horaire y est significative : la lecture est située uniquement aux jours de congé. Elle revêt un caractère ludique, de détente et de culture. En Seconde, « les classes établies le dimanche et autres jours sont employées non seulement à la lecture de la prose mais aussi des vers. On exerce aussi les élèves à la récitation de quelques morceaux de poésie, fables etc... afin de leur apprendre à bien prononcer et à bien réciter » 192 . De plus, en première classe, les élèves « ont en outre la lecture de divers manuscrits pour leur apprendre à déchiffrer toutes sortes d’écritures. On entend par manuscrits : les cahiers des autres élèves ou tout autres que la maîtresse peut faire lire »  193 .

Ces trois niveaux peuvent, ainsi, être représentés :

Niveau Classe Programme Objectifs
1 5e Livres de leçons savoir assez bien lire et écrire pour suivre la quatrième classe
2 4e

3e
Livre : histoire ancienne
(à lire 3 fois)
Livres: histoire romaine
histoire de France
les préparer à rédiger des extraits

les préparer à rédiger des résumés
3 2e

1e
Prose
Poésie
manuscrits
apprendre à bien prononcer et à bien réciter
avoir une élocution claire
apprendre à déchiffrer toutes sortes d'écritures.

Acquérir une certaine aisance dans l’expression personnelle comme dans la lecture de n’importe quel document, tel est le but visé par le plan d’études, au programme de la lecture. Cet objectif s’atteint «  graduellement ».

A ce premier objectif, « lire aisément et s’exprimer clairement », correspond en didactique de la grammaire et de l’orthographe : « écrire correctement ». Ce qui s’acquiert selon une répartition, bien définie, du programme et des apprentissages.

Objectifs d’apprentissage classe Programme de grammaire - ortho
acquérir l'orthographe des mots d'usage 5è - mots d'usage
bien faire distinguer les 5 premièresparties du discours.
bien faire connaître les conjugaisons des verbes irréguliers.
4è - analyse grammaticale
- conjugaison des verbes
faire appliquer les règles des verbes.
faire appliquer les règles des participes.
3è - orthographe des verbes
- orthographe des participes
s’approprier la connaissance des autres parties du discours. 2è - révision du programme de 3è
- exercices d’analyse grammaticale
fortifier les élèves en faisant :
- revoir le programme de 2è - -- faire des exercices sur les règles les plus difficiles du français.
1è - révision du programme

L’objectif général est d’acquérir une bonne orthographe.Cette préoccupation faisait déjà partie des recommandations de Fénelon : « Apprenez à une fille à lire et à écrire correctement. Il est honteux, mais ordinaire, de voir des femmes qui ont de l'esprit et de la politesse ne savoir pas bien prononcer ce qu'elles lisent : ou elles hésitent, ou elles chantent en lisant ; au lieu qu'il faut prononcer d'un ton simple et naturel, mais ferme et uni. Elles manquent encore plus grossièrement pour l'orthographe »  194 . Ces conseils sont repris par Rollin qui ajoute : « On ne doit pas leur faire un crime de cette ignorance presque générale dans leur sexe, et qui, par cette raison, semble ne le pas déshonorer. Mais pourquoi ne tâcherait-on pas de bonne heure à prévenir ce reproche en leur apprenant à écrire correctement ? Ce soin ne demande pas un grand travail. Une légère connaissance de la grammaire française pour distinguer les différentes parties du discours, pour savoir décliner et conjuguer, pour connaître les diverses manières de ponctuer, voilà à quoi se borne, par rapport aux filles, la science qui leur est nécessaire pour ce point »  195  .

Toutefois Loriquet ne semble pas se limiter à ces objectifs, en ce qui concerne l'apprentissage de la grammaire. « Pour sa langue naturelle, il n’est pas question de la lui apprendre par règle, comme les écoliers apprennent le latin en classe, affirmait M. de Cambrai; accoutumez-les seulement, sans affectation, à ne prendre point un temps pour un autre, à se servir des termes propres, à expliquer nettement leurs pensées, avec ordre et d’une manière courte et précise : vous les mettrez en état d’apprendre un jour à leurs enfants à bien parler sans aucune étude » 196 . Le rédacteur associe deux objectifs : s'adapter au niveau de l'élève et développer l'intelligence, au moyen de la connaissance des règles à appliquer. D'où l'apprentissage des définitions et des genres. Bien parler la langue ne suffit pas ; encore faut-il en avoir la maîtrise. Car, à cette époque, le jugement de l'intelligence de quelqu'un passe par ce critère. Autrement dit, pour posséder les règles de la grammaire et de l'orthographe, la mémorisation ne suffit pas. Mais, globalement, l'acquisition recoure surtout à la pratique, au moyen de "devoirs" faits durant l'étude et corrigés en classe.

Quant aux différentes parties du programme de langue française, elles s’emboîtent les unes aux autres  197 . Les notions se succèdent selon une certaine logique : des mots d’usage, on passe à l’acquisition des règles de syntaxe, puis à celles de conjugaison et d’accord. Après la cinquième classe, deux niveaux d’acquisition se distinguent :

  • en quatrième et troisième classes, a lieu l’appropriation des règles ;
  • en seconde et en première classes, s’effectue la révision du programme complet.

Or le passage du premier au second niveau correspond à l’accès à la littérature. C’est, d’ailleurs ce que spécifie le premier paragraphe du chapitre X. « La littérature ne doit commencer pour les Elèves que lorsqu’elles possèdent assez bien la grammaire et l’orthographe, et en observent les règles, soit en parlant soit en écrivant : ce qui ne peut avoir lieu que pour la fin de la troisième classe »  198 .

Situés dans les premières lignes de la didactique de la littérature, ces propos confirment notre hypothèse d’un enseignement intégratif. La gradualité de la démarche d’apprentissage y est nettement spécifiée dans le contenu du programme et celui des exercices d'application. Le parcours est ainsi balisé :

  • en troisième classe : le genre épistolaire ;
  • en seconde classe : le genre historique ;
  • en première classe : le genre poétique ;
  • en classe supérieure : le genre oratoire.

Son énoncé peut paraître concis, les étapes n'en sont que plus évidentes.

L’accès à la littérature apparaît nettement dans le tableau suivant où sont mis en correspondance les objectifs d’apprentissage, en grammaire et en littérature.

Grammaire - orthographe Littérature
objectifs classe programme apprentissages
observer les règles dans le langage oral et le langage écrit. 3e - abrégé de la littérature.
- genre épistolaire.
s’exercer à traiter divers sujets de lecture, de temps en temps.
vérifier l’appropriation des règles au moyen de l’analyse de phrases. 2e - genre historique. ibidem : un peu plus souvent.
fortifier les acquis au moyen d’exercices. 1e - genre poétique ibidem :
faire des analyses littéraires, traiter divers sujets de narration
  classe supérieure - genre oratoire traiter par écrit et réciter de vive - voix des petits discours.

L’acquisition du bon usage de la langue française a commencé par l’apprentissage de la lecture en cinquième classe et a trouvé son assise par l’appropriation des règles de syntaxe, de grammaire et d’orthographe, en quatrième et en troisième classes. Cette appropriation, fixée au terme de la classe de troisième, est la condition requise pour accéder à une nouvelle étape (ou degré) de l’étude du discours : la poésie. Y parvenir marque le passage à la culture littéraire proprement dite.

Cette gradation de l’apprentissage est spécifiée dans trois paragraphes du plan d'études, à l'article sur la littérature :

‘- « A cette époque (fin de la 3e classe) et vers le commencement de l’année, on leur fait apprendre des morceaux choisis.
- « Dès la troisième classe, on exerce les élèves à traiter divers sujets de lettres, de temps en temps; et un peu plus souvent en seconde classe. Dans la première classe, on continue à leur faire faire des lettres et on les exerce à traiter divers sujets de narration.
- « La littérature ne doit commencer pour les élèves que lorsqu’elles possèdent assez bien la grammaire et l’orthographe et en observent les règles soit en parlant soit en écrivant, ce qui ne peut avoir lieu que pour la fin de la troisième classe »  199 .’

S'y retrouve l’interdépendance des apprentissages. La fonction de préparation, accordée à la lecture pour l’étude de l’histoire, est transférée ici à la poésie pour la littérature. « On leur fait apprendre des morceaux choisis des poètes français qui meublent leur mémoire et servent comme de préliminaire à la littérature ». En classe supérieure, l’étude de la rhétorique permet l’appropriation des règles du discours. « A la classe supérieure, on leur fait traiter par écrit et réciter de vive voix, de petits discours sur des sujets instructifs ou amusants, mais toujours propres à leur donner des pensées justes, nobles et religieuses. C’est par ces sortes d’exercices que se terminent les cinq années du cours d’éducation »  200

L'analyse des étapes de l’apprentissage de la langue française, des rudiments de grammaire à l’étude de l’art oratoire, nous a permis de mieux identifier la fonction du critère d’admission dans les classes. Cette règle assure la cohérence et l'organisation du cours d’études mis en place de 1801 à 1804. Chaque élément du programme et des apprentissages de langue française est ordonné à un même but : rendre apte à communiquer avec aisance, simplicité et élégance. Les moyens en sont la progressivité dans les matières et l’interdépendance des cycles de grammaire et d’humanités. Le critère d’admission dans les classes est la règle qui en conditionne l'efficacité. C’est pourquoi il peut être qualifié de principe intégrateur du système éducatif.

L'étude des deux premiers chapitres du Plan d'Etude provisoire à l'usage de la Maison d'Amiens fait apparaître une trajectoire d'ensemble, allant des apprentissages élémentaires à la rhétorique et à la physique. L'impulsion donnée par les premières éducatrices de la Maison d'Amiens est caractérisée par cette innovation majeure : l'enseignement des filles intègre des matières qui leur étaient estimées auparavant "inutiles", voire inaccessibles pour elles. Une telle décision substitue une image de la femme à une autre. Certes, un courant d'opinion avait frayé la voie dans laquelle s'engage résolument Mme Barat. La Convention avait fortement encouragé l'instruction des femmes. En 1791, Condorcet l'exprimait en termes de droits  201 . Mais ces intentions et ces déclarations n'ont pas été suivies d'effet. Aussi l'innovation faite, en 1801, par les éducatrices de la Maison d'Amiens est-elle exemplaire.Quant au dispositif pédagogique mis en place, il se révèle à l'examen du Programme des Exercices de 1805.

Notes
189.

Chapitre Ier, article 2, ibid., p. 390.

190.

Quatrième classe , ibid., p. 391.

191.

Ibid.,p. 391.

192.

Annexe 1, p. 399.

193.

Idem. p. 393.

194.

Fénelon, De l'Education des filles, Goeury Editeur, Paris, 1828, p.117.

195.

Rollin, Traité des Etudes, Nouvelle édition revue par M. Letronne, Tome premier, Chapitre II, De l'Education des filles, Librairie de Firmin-Didot et Cie, 1887,p. 79.

196.

Supra, idem.

197.

Ibid., Chap VI, Grammaire française et orthographe, Annexe 1, p. 399-400.

198.

Ibid., Chap X, Annexe I, p. 405.

199.

Idem, p. 399.

200.

Ibidem, p. 399.

201.

Dans le Mémoire de l'instruction publique qu'il présente, Condorcet affirme :

"Les femmes doivent partager l'instruction donnée aux hommes :

I. pour qu'elles puissent surveiller celles de leurs enfants,

2. parce que le défaut d'instruction des femmes introduirait dans les familles une inégalité contraire à leur bonheur,

3. parce que c'est un moyen de faire conserver aux hommes les connaissances qu'ils ont acquises dans leur jeunesse,

4. parce que les femmes ont le même droit que les hommes à l'instruction publique".