Sous la houlette des devanciers

Sur la couverture de garde du manuscrit du collège de l'Argentière est annotée la datation : 1805-1808. Ce qui correspond à l'indication du séjour à l'Argentière, apportée par A. Guidée : « Depuis le mois d'avril 1805 jusqu'au mois d'octobre 1808, le P. Loriquet y professa tour à tour les classes de troisième, de seconde et de rhétorique »  224 . Le plan d’études pour le Collège-Séminaire de l’Argentière est donc rédigé peu après celuidu pensionnat d'Amiens. Y trouve-t-on les mêmes principes organisateurs ? Des variations apparaissent-elles au niveau de la structure des textes ?

Pour l'apercevoir, abordons ce premier tableau comparatif.

Plan d'études des jeunes filles (Amiens) Plan d'études des jeunes gens (Argentière)
  CATALOGUE des ouvrages adoptés dans le plan d'études
OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES
Distribution du temps sagement ménagé
Ordre des exercices
Manière d'enseigner
 
Ch.1
art.1 DISTRIBUTION DU TEMPS
 

art.2 DIVISION DES CLASSES

art.3 OBJET DE L'ENSEIGNEMENT DANS CHAQUE CLASSE (5e, 4e, 3e, 2e, 1e, classe supérieure)
Première partie :
OBJET D'ENSEIGNEMENT
DIVISION DES CLASSES, LIVRES PROPRES A CHAQUE CLASSE (8e, 7e, 6e, 5e, 4e, 3e, 2e, Rhétorique, Philosophie 1e année, Philosophie 2e année)

Ch.2 DE L'ADMISSION DANS LES CLASSES
 
Ch.3 DISTRIBUTION DU TEMPS DANS CHAQUE CLASSE  
  Seconde partie : MANIERE DE TRAITER LES DIVERS OBJETS DE L'ENSEIGNEMENT

Ch.4 DE LA RECITATION DES LECONS
Ch.5 DE LA CORRECTION DES DEVOIRS
Ch.6 LA LECTURE
Ch.6 GRAMMAIRE FRANCAISE ET ORTHOGRAPHE
Ch.7 ARITHMETIQUE
Ch.8 HISTOIRE
Ch.9 GEOGRAPHIE
Ch.10 LITTERATURE

(Arts d'agrément : mentionnés comme le 12e objet d'enseignement dans le ch.1 art.2)

art.1 De la religion
art.2 De la langue française
art.3 De la langue latine
art.4 De la langue grecque
art.5 De la littérature
art.6 De la Rhétorique
art.7 De la philosophie
art.8 De l'histoire, de la mythologie, de la chronologie et de la géographie
art.9 De l'arithmétique
art.10 De la lecture, de la déclamation et de l'écriture
art.11 Des Arts d'agrément : dessin ; musique ; escrime
  Troisième partie : DE L'ORDRE DES EXERCICES
Introduction :
a - Ordre des exercices
b - Distribution du temps sagement ménagé
Règlement-exemple, modifiable selon les circonstances 
a - Ordre des exercices pour un Collège :
- jours ordinaires
- dimanches, fêtes, congés
b - Ordre des exercices pour un petit Séminaire
- jours ordinaires
- dimanches et fêtes
- jours de congé
- exercices propres à certains jours
  Quatrième partie : EMPLOI DU TEMPS DES CLASSES :
a - Première demi-heure : récitation des leçons
b - Seconde et troisième demi-heure : explication des auteurs latins
c - Quatrième demi-heure : correction des devoirs
d - Cinquième demi-heure : donner un devoir
  Cinquième partie : DES MOYENS D'EMULATION :
Attaques
Proclamation
Bulletins
Distribution des prix
Punition
  Sixième partie : DE LA BIBLIOTHEQUE DESTINEE A L'USAGE DES JEUNES GENS
Religion : ouvrages dogmatiques,
ouvrages moraux et ascétiques
Histoire : histoire générale et mythologique,
histoire sacrée, vies édifiantes,
histoire profane
Géographie
Grammaire
  Belles lettres : principes, poésie, prose
Philosophie
Mathématiques
Histoire naturelle et physique
Mélanges

Une première remarque s'impose d'elle-même : le plan d’études du collège-séminaire de l’Argentière est trois fois plus développé que celui du pensionnat d'Amiens. Il comprend 78 pages manuscrites. Le cursus s'étend sur dix classes, de la 8ème à la philosophie.

D’autres variations, plus fines, sont également observables.

L'un des paradigmes constitutifs du plan d'études des filles, la règle d'admission dans une classe  225 , est absent. Il ne fait l'objet ni d'un chapitre spécial, ni d'un article. Mais les autres paramètres sont bien présents :

  • «  Objet d'enseignement, Division des classes ».
  • «  Manière de traiter les divers objets de l'enseignement ».
  • «  L'emploi du temps des classes », correspondant à «  Distribution du temps dans chaque classe ».

La structure d'ensemble est modifiée. L’espace éducatif ne s'ouvre pas au moyen du règlement, comme dans le plan d'études des jeunes filles. L'article "De l'ordre des exercices" est situé en troisième position. Il présente le « règlement-exemple, modifiable selon les circonstances, pour le Collège et pour le Séminaire ». Mais s'y trouve, subrepticement glissé dans les premières lignes, le précepte qui figure à l'exergue du plan d'études de la Maison d'Amiens, à savoir « Le succès d'un Plan d'Etudes dépend essentiellement de l'ordre qu'on met dans les exercices, et de la distribution du temps sagement aménagé ». Le plan d'étude de l'Argentière commence par «  le catalogue des ouvrages adoptés dans le plan d'études », suivi immédiatement des «  observations préliminaires ». En finale du texte, lui fait écho la sixième partie intitulée : «  De la bibliothèque destinée à l'usage des jeunes gens ». Cela suscite les questions suivantes : pourquoi avoir commencé le texte par l'exposé des manuels et l'avoir terminé par l'inventaire de la bibliothèque ? Par ailleurs, que recouvrent les «  Observations préliminaires » ?

Un bon nombre de livres du catalogue portent la signature de J-N. Loriquet. Quant à "la bibliothèque destinée à l'usage des jeunes gens", elle est aux trois quarts constituée par le relevé des "livres réservés aux professeurs". Cet ensemble représen­te donc le domaine humaniste du collège de l’Argentière. Or le rédacteur s’y inscrit, à titre privilégié, comme l'auteur d'un bon nombre d'ouvrages destinés aux jeunes gens. De ce fait textuel, faut-il induire qu'il s'attribue l'originalité de la formation dispensée à l'Argentière ?

Non pas. Et c'est précisément ce que révèlent les "observations préliminaires". Les traditions éducatives auxquelles se réfère J-N. Loriquet, sont nommées. En voici un extrait significatif : « Rien donc de neuf et d'extraordinaire dans ce Plan d'Etudes, rien qui n'ait été proposé par les hommes les plus célèbres de la République des Lettres et exécuté avec succès par ceux qui ont suivi leurs pas. Fleury, Jouvency, Pluche, Rollin, tels sont les hommes que l'on a consultés et dont on a recueilli les principes. Mais c'est Jouvency qui a été notre principal guide, et en beaucoup d'endroits, notre plan n'est que le développement de celui qu'il a tracé dans le premier ouvrage intitulé "discendi et docendi»  226 . L'auteur des plans d'études du pensionnat d'Amiens et du collège de l'Argentière se situe donc comme héritier des grands pédagogues du siècle précédent. Les correspondances que nous avons établies entre le plan d'études des filles et le Traité des Etudes de Rollin se trouvent, par là, validées  227 .Mais quel est donc l'ouvrage de Jouvency, intitulé «  De l'art d'apprendre et d'enseigner » dont le plan d'études de l'Argentièrene serait «  que le développement » ?

Le titre du livre indique son objet : proposer une méthodologie aux futurs enseignants. « Plus préoccupé des élèves que du maître, la Ratio studiorum n'avait pas arrêté le cours de ses propres études, ni la méthode qu'il y devait tenir », remarque P. Alet, en commentant l'ouvrage. Or, ajoute-t-il, « Jouvency ressentait le danger de cette absence de règles »  228 . C'est pourquoi son ouvrage est un ensemble de conseils adressés aux régents des collèges « par un professeur dont l'expérience et la réputation faisaient autorité. Il répond à deux problèmes principaux : comment se former personnellement à l'enseignement des humanités ? Comment les enseigner ? ». Sont donc proposés « des normes générales, des renseignements bibliographiques nécessaires pour guider l'étudiant, futur professeur, dans ses études ». A ce besoin méthodologique, Jouvency répond en indiquant comment « se former soi-même par une étude sérieuse, une pratique personnelle des disciplines ». Car la manière d'apprendre conditionne, en effet, la manière d'enseigner.

Au plan d'études de l'Argentière, la nomenclature des livres à l'usage de l'étudiant et du professeur reçoit cette fonction méthodologique. Et il en est de même pour la sixième partie. L'inclusion du texte est donc assurée par le catalogue introductif, les observations préliminaires et la bibliographie. Elle identifie, non seulement, un espace culturel mais, aussi et d'abord, une orientation méthodologique. Dans un ouvrage postérieur, édité sous le titre : « Plan de lectures classiques, adressé en forme de lettre, à un jeune élève, par son ancien précepteur »  229 , Loriquet procède d'une manière analogue.

Dans la sixième et dernière partie du plan d'études, à l'article sur les Principes des Belles Lettres  230 , sont nommées les œuvres à consulter. Or, se situent, en tête de liste :

  1. Traité du choix et de la méthode des études par Fleury
  2. Manière d'enseigner et d'étudier Rollin
  3. ou Traité des Etudes
  4. Des études des enfants Rollin
  5. Ratio discendi et docendi Jouvency
  6. Candidatus Rhetoriæ Jouvency

Cette référence aux devanciers a pour effet d'installer une distance entre l'auteur et ses propres oeuvres, manuels ou plan d'études. De même que nous ne sommes pas à l'origine du langage  231 , aucun précurseur n'est à l'origine d'une institution ou d'un système éducatif particulier. L'éducation, en tant qu’institution, nous précède toujours. Et J-N. Loriquet ne manque pas de le signifier, en nommant son "principal guide". Toutefois, A. Guidée estime que le pédadogue est à hauteur de ses devanciers. "Quand on a parcouru ce travail substantiel de soixante-dix-huit pages, où sont précisées les meilleures vues pratiques sur l'enseignement, on n'hésite pas à inscrire le nom de l'abbé Loriquet à la suite de Fleury, de Jouvency, de Pluche et de Rollin, dont il prétend n'être que l'écho"   232 . Mais, puisque le modèle pédagogique est celui de Jouvency, les "principes recueillis" ne sont-ils pas ceux de la Ratio studiorum de la Compagnie de Jésus ?

Pour mieux en juger, nous allons procéder à une comparaison entre le plan d'études du collège de l'Argentière et le Ratio studiorum de 1599. Pour cet examen, nous disposons d'une traduction des Monumenta, publiée en 1997 sous le titre bilingue : «  Ratio studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus » 233 . A cette édition se rapporte l'étude comparative suivante.

Notes
224.

 A. Guidée ajoute : "et il remplit, en même temps, les fonctions de préfet des études.

En cette qualité, sans doute, le P. Loriquet retoucha, dès son arrivée, le Règlement qu'il avait dressé l'année précédente à Amiens, pour une maison d'éducation de jeunes gens, l'appropriant en certaines parties aux élèves de l'Argentière, destinés à devenir un jour, selon leur vocation, ou de dignes ministres des autels, ou des hommes religieux au milieu du monde", idem, p. 77-78. La rédaction du plan d'études s'accompagne donc de celle d'un règlement.

225.

Il est intitulé "De l'admission dans les Classes" (plan provisoire de 1804, annexe 1, p. 393), ou "Objet essentiel de l'enseignement et démarcation des classes" (plan de 1810-1820).

226.

"Le P. Loriquet rédigea aussi pour les élèves de l'Argentière un Plan d'études, dont il dit avec modestie dans ses observations préliminaires : "Ce n'est point un nouveau plan d'études qu'on se propose de donner ici. L'expérience a trop fait connaître que, s'il est quelquefois utile, il est plus souvent pernicieux d'innover, et qu'en éducation, comme en tout autre chose, rien n'est plus dangereux que de se laisser éblouir par l'apparence d'une prefection imaginaire. Rien donc de neuf ni d'extraordinaire dans ce Plan d'études ; rien qui n'ait été proposé par les hommes les plus célèbres de la république des lettres, et exécuté avec succès par ceux qui ont suivi leur pas", A. Guidée, Notice..., p.79-80.

227.

Rollin conseille également l'utilisation du Catéchisme de Fleury.Mais le Plan d'Etude provisoire de la Maison d'Amiens ne mentionne pas quel est l'auteur du "catéchisme diocésain", à l'usage des pensionnaires.

228.

Alet, Un professeur d'autrefois, le P. de Jouvency, Etudes, 5e série t. II, 1872, p. 745-761; 891-912.

229.

J-N. Loriquet, Plan de lectures classiques, adressé en forme de lettre, à un jeune élève, par son ancien précepteur, Amiens, chez Ledien-Canda, imprimeur de la Préfecture et de la Mairie, 1827, Arch. Prov. Camp. Vol. EF. 268.

230.

Copie manuscrite du Plan d'Etudes pour le Collège-Séminaire de l'Argentière, Arch. Prov. Camp. E.F.140 a, p. 96.

231.

Cette convention originaire est une institution qui nous précède toujours. F. Marty, La bénédiction de Babel, chap. I, Cerf, 1990, p. 21, sq.

232.

Et le biographe ajoute cette information : « Son frère de Reims, voulant profiter du Plan d'études pour l'éducation de ses enfants, le pria de lui communiquer ce travail. Le P. Loriquet lui écrivit le 28 décembre 1807 : " Le Plan d'études que vous me demandez n'est point imprimé, et ne le sera jamais. Il est assez volumineux, et il faudrait bien du temps pour en tirer une copie. Je crois que je vous contenterai en vous envoyant un petit extrait, qui se bornera aux articles qui peuvent s'adapter à une éducation particulière. Vous verrez que ce n'est pas du nouveau, et que tout le fond en appartient à Rollin et à Jouvency, où vous l'auriez retrouvé et lu avec plus de plaisir". Mais je compte vous envoyer dans peu de temps neuf ou dix volumes auxquels j'ai eu quelque part, ou comme auteur ou comme éditeur. Si vous aviez été plus près, je vous en aurais fait le censeur ». A. Guidée, idem, p.80-81.

233.

Ratio Studiorum, Plan raisonné et institution des études dans la Compagnie de Jésus, édition bilingue latin-français présentée par A. Demoustier et D. Julia, traduite par L. Albrieux et D. Pralon-Julia, annotée et commentée par M-M. Compère, Belin, 1997.