Tous les moyens en leur pouvoir

Le Plan abrégé et les Constitutions de la Société du Sacré-Cœur de Jésus définissent quatre types d’intervention éducative, qualifiés de « moyens » 506 , pour réaliser l’œuvre éducative de la Société du Sacré-Cœur :

‘«  Les moyens que prend la Société pour glorifier le Cœur de Jésus en travaillant à la sanctification du prochain sont particulièrement les quatre suivants :
L’éducation des jeunes élèves pensionnaires  ;
L’instruction gratuite des enfants pauvres externes ;
Les exercices de retraite qu’on facilite aux personnes du monde ;
Les rapports nécessaires avec les personnes du dehors »  507 .’

La clause constituée par le «  particulièrement » ouvre à d’autres modalités possibles, dans la ligne de la finalité de l’Institut. Dès l’étape de fondation, de 1801 à 1826, la Supérieure générale ne manque pas de l’utiliser, en réponse à des nécessités locales. Ainsi, a pu se joindre un orphelinat au pensionnat et à l’école gratuite. C’est le cas de Sainte-Pezenne à la maison de Niort en 1812 et de Bordeaux en 1819, à la demande de Mme de Lalanne. De même, se sont ouverts des centres de traitement orthopédique pour handicapés moteurs, à Paris et à Lyon ; un atelier de formation professionnelle à Grenoble et à Beauvais 508 . Il en est de même en 1825, aux Etats-Unis, à Florissant où Philippine Duchesne fonde deux écoles ménagères, dont l’une pour les indiennes. «  La disette d’argent parmi les catholiques et l’indifférence des riches ne permettant pas de fonder un pensionnat, elle en avait ouvert un secondaire, où les enfants se formaient aux travaux du ménage et de la campagne, relate Adèle Cahier ; deux filles sauvagesses étaient le noyau d’un troisième qu’elle pensait voir s’augmenter, et qui répondait à son premier attrait ». Philippine écrit à ce sujet à Sophie Barat : « Je leur ai donné une Irlandaise qui a fait ses premiers vœux ; son âge de quarante ans environ, sa vertu solide, la rendront propre à cette œuvre qui la tient une partie du jour et toute la nuit séparée de nous ; les sauvagesses l’appellent maman, sautent autour d’elle partout où elles les conduit, c’est-à-dire aux vaches, aux poules, au jardin ; nous leur laissons les occupations actives, elles ne sont pas en état de supporter la vie sédentaire »  509 .

Après l’étape de fondation, cette diversité institutionnelle se poursuit, comme l’attestent les statistiques envoyées par Joséphine Gœtz, en 1865, à Rome, à la Sacrée Congrégation des Religieux 510 . En 1832, suite à une épidémie de choléra, la maison de Paris reçoit douze petites filles âgées de dix-huit mois à cinq ans, orphelines de mère  511  ; il en est de même à Sainte-Ruffine à Rome, en 1839  512 . A Marmoutier près de Tours, s’ouvre un externat de garçons. Quelques années plus tard, un orphelinat est établi à la Neuville-les-Amiens, puis à Beauvais et à Moulins, à Charleville et à Saint-Ferréol, à Nancy et à Kientzheim près de Colmar. Il en est de même à Jette-Saint-Pierre près de Bruxelles et à Blumenthal près d’Aix-la-Chapelle ; à la Villa Lante à Rome et à Lemberg, en Pologne ; à Detroit, aux Etats-Unis et à Sancti Spiritu, à Cuba. A la maison de Chambéry, le 1er janvier 1843 est fondé un centre spécialisé pour sourdes et muettes. A Pignerol, dans le Piémont, à Noël 1839, s’ouvre la première école normale de l’Institut  513 , la seconde à Santiago du Chili, en 1848, à la demande du gouvernement.

Ces deux instituts supérieurs représentent une forme possible de réalisation de l’Idée primordiale de la petite société. Pour Adèle Cahier, à Pignerol, « l’œuvre par excellence prit pour but la formation des maîtresses d’école. Mgr Charvaz voyait avec douleur se propager dans son diocèse la secte des Vaudois ; elle s’étendait sur dix-neuf paroisses, et l’éducation des enfants lui étaient abandonnée. Le zélé pasteur conçut le projet d’établir des écoles catholiques et de faire appel au Sacré-Cœur, pour mettre un certain nombre de jeunes filles en état de les diriger. La tâche offrait des difficultés, mais elle était des plus utiles, et fut acceptée. Monseigneur ne recula devant aucun sacrifice ; il disposa d’une ferme attenante à l’Abbaye pour loger les futures institutrices, qui en prirent possession la veille de Noël 1839 ». Un an après, leur formation achevée, il leur fit passer un examen. « Elles employèrent devant lui la méthode des Frères de la Doctrine chrétienne, firent le catéchisme avec tant de clarté qu’il en éprouva une vive satisfaction. des écoles furent ouvertes dans les villages et réussirent au-delà de toute espérance. Fidèles aux pratiques de piété apprises au Sacré-Cœur, les nouvelles institutrices devinrent de vrais apôtres ; elles entretenaient une correspondance avec leurs maîtresses, rendaient compte de leurs essais, faisaient même parfois le voyage pour soumettre leurs difficultés, se retremper dans la ferveur et l’amour du devoir. En 1840, plus de douze cents enfants devaient à leur dévouement le bienfait inappréciable d’une instruction chrétienne »  514 .

La relation sur l’école normale de Santiago est de Joséphine Gœtz, deuxième Supérieure générale. Y transparaît le même dynamisme missionnaire. En 1854, « le gouvernement a confié à notre Société une œuvre importante pour la régénération du peuple dont l’ignorance est extrême. Une école normale composée de près de 60 enfants, destinées à être placées à la tête des écoles fiscales, a été ouverte dans l’établissement et forme un second pensionnat entièrement séparé de l’autre. Les jeunes filles qui en font partie, s’exercent à l’enseignement vers la fin de leur éducation, auprès des enfants pauvres de l’école gratuite. Une soixantaine d’entr’elles sont déjà disséminées dans les campagnes, et sont de vraies apôtres parmi leurs élèves, donnant elles-mêmes l'exemple de la fidélité à leurs devoirs religieux, et attirant par mille industries à la dévotion au divin Cœur de Jésus. Elles conservent une correspondance utile et fructueuse avec leurs anciennes maîtresses, et chaque année pendant les vacances, elles viennent se retremper au Sacré-Cœur en y faisant une retraite»  515 .

Dans ces relations, de manière inédite, s’exprime l’importance conjuguée du suivi pédagogique et de la direction spirituelle.Dans le projet initial de Sophie Barat, les deux visées, sociale et spirituelle, sont intrinsèquement imbriquées et ne peuvent être dissociées, au risque d’en détourner la spécificité à la façon de Saint-Estève. Un haut niveau de culture est visé en vue de former des démultiplicateurs aptes à communiquer, tout à la fois, savoir et savoir-être, c’est-à-dire une espérance concrète. En ce sens, la formation intellectuelle est un préalable nécessaire à l’annonce de l’Evangile. Comme le soulignait Guy Avanzini, lors d’un colloque sur la tradition éducative de la Société du Sacré-Cœur, « pour Madeleine-Sophie Barat, il n’y a pas d’antagonisme entre sainteté et culture. C’est au contraire par une forte culture que la sainteté peut se développer »  516 . Au vu des desseins des fondateurs, les deux éléments sont associés et ne font qu’un. La finalité spirituelle implique le service éducatif et, réciproquement, le projet d’un Ordre voué à l’éducation n’aurait pas eu lieu, sans le but de propager à toutes les nations la Bonne Nouvelle de l’amour insondable du Christ. Autrement dit, le charisme fondateur est constitué, en un seul faisceau, par l’action éducative et la visée spirituelle qui l’anime et qui l’ordonne.

C’est pourquoi l’œuvre des retraites et les différentes associations congréganistes 517 se situent dans la continuité de la formation initiale des écolières et des pensionnaires. Et, en ce sens, le qualificatif de « moyen » est adapté. Mais il peut aussi arriver que ce « troisième moyen » devienne le premier. C’est le cas de Riedenbourg près de Bregenz, établissement fondé en 1854 : « Les retraites s’y succèdent presque sans interruption. Environ 700 personnes de toute classe se retrempent dans ces saints Exercices ou y puisent des grâces de conversion. Les pauvres femmes habitant le village ou les environs, profitent tout spécialement de ce moyen de salut ; elles viennent collectivement dix à douze à l’école à la fois, et l’on trouve parmi elles des âmes bien fidèles, d’élite même »  518 . Il en est de même à la maison de Laval en France, fondée en 1841. « L’œuvre principale est celle des retraites qui sont données chaque année aux ouvrières et personnes en service ; elles les suivent en grand nombre et deviennent généralement les apôtres de la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, en même temps qu’elles édifient par leurs exemples et ramènent bien des âmes égarées. Un ouvroir pour des jeunes filles pauvres produit aussi d’heureux fruits de salut »  519 .

Certains documents primitifs sont comme les « traces » de cette forme de suivi éducatif, en particulier ce manuscrit de 22 pages, intitulé « Règlement de vie chrétienne pour une dame destinée à vivre dans le monde » dont la rédaction est attribuée à Philippine Duchesne  520 . Mais les Constitutions de 1820 ne limitent pas aux jeunes filles l’action éducative des religieuses. Elles l’étendent aux parents et à toute personne rencontrée au « parloir ». Elles la prescrivent aussi au cahier de charges de la directrice de l’école des pauvres, par le moyen de conférences. Dans ces entretiens, « s’il arrivait qu’un père ou une mère eut des vues déraisonnables sur son enfant, ou demandât pour elle quelque chose de déplacé, la maîtresse générale emploiera la fermeté nécessaire et ne se laissera jamais vaincre à l’importunité »   521 .

Cette formation de formateurs a aussi comme moyen privilégié« les rapports nécessaires avec les personnes du dehors ». Et l’importance de ce « quatrième moyen » est loin d’être mineure  522 Car d’une part, d’un point de vue juridique, cette modalité est inédite. «  Peut-être la Société du Sacré-Cœur est-elle le seul Institut qui ait eu l’audace d’inscrire, dans ses Constitutions, les conversations au parloir comme moyen d’apostolat », constate Jeanne de Charry. Et la canoniste d’ajouter : « La mention de ce quatrième moyen donnait, pour la suite des temps, de très larges possibilités d’ouverture, à mesure que les rapports se multiplieraient et déborderaient les parloirs du couvent »  523 .Elle trouvera, en effet, son accomplissement 150 ans après. D’autre part, cette forme d’intervention exige de réelles compétences, à en juger par ces recommandations : « Elles discerneront avec prudence ce que l’âge, le rang et la qualité des personnes leur permettront de dire pour la gloire de Dieu et le bien de leurs âmes. Il en est à qui elles pourront donner des avis salutaires et proposer des règles sages pour leur conduite dans le monde en leur inspirant le mépris des vanités et la fuite des plaisirs, en les portant à certaines pratiques de piété telles que l’usage de la méditation, de l’examen de conscience, la lecture spirituelle, le recours au Sacré Cœur de Jésus et de Marie dans toutes leurs activités et en leur recommandant surtout la fréquentation des sacremens »  524 . Dans ce vade-mecum à l’usage de la religieuse du Sacré-Cœur, l’insistance est mise sur l’aptitude à donner des conseils adaptés aux personnes et conformes à la finalité Congrégationnelle. Cette manière d’agir est caractérisée par une attitude de discernement, de douceur et de fermeté, de bonté et de patience, de zèle et de charité.

  Le schéma de la relation éducative, tracé ci-dessus  525 , peut ainsi être complété :

Lorsque le rapport institutionnel entre le « dedans » et le « dehors » sera modifié, le champ apostolique pourra s’en trouver considérablement modifié.

Les études comparatives, développées ci-dessus, permettent de percevoir simultanément les héritages et la spécificité du plan éducatif fondateur de la Société du Sacré-Cœur de Jésus. Conçu sur le modèle de la Ratio studiorum, le projet initial élaboré à l'usage de la Maison d'Amiens, ratifié au Conseil des études de 1820, a reçu de quelques Congrégations féminines ses éléments constitutifs. Mais un haut niveau d'enseignement en est le caractère novateur. Une telle décision est alors audacieuse car elle présente une image de la femme que les milieux conservateurs de l'époque ne sont pas prêts à accepter. Les réactions suscitées par la publication des Exercices de 1805 le manifestent. Néanmoins une brèche est ouverte et les demoiselles, formées à Amiens de 1801 à 1806, contribuent à la renommée de l'établissement. Après 1815, cette réputation s'étend. L'initiation philosophique, objet des sarcasmes en 1805, supprimée en 1810, réhabilitée en 1820, est alors recommandée à d'autres Congrégations féminines.

Mais aussi et surtout, ce choix d’un enseignement « supérieur » s’avère être nécessité par la visée éducative. L’étude du Plan d’Etude provisoire à l’usage de la Maison d’Amiens fait apparaître cette cohérence entre la visée de l’Idée primordiale et les moyens éducatifs mis en œuvre. Il s’agit, en effet, de donner aux intelligences des jeunes demoiselles les moyens de saisir le sens de l’existence, en particulier la conscience de la dignité humaine, pour pouvoir le communiquer à d’autres, au plus grand nombre possible. Dans les limites de l’enseignement dispensé, il en est de même pour les écolières et les orphelines. Leur instruction vise à les faire grandir dans une atmosphère marquée par des valeurs chrétiennes, à les éveiller à la présence agissante du Christ. La démarche proposée est plus intellectuelle pour les unes, plus existentielle pour les autres. Pour toutes elle est ordonnée à la visée spirituelle.

Notes
506.

La sanctification personnelle est située comme le « premier et le plus nécessaire de tous les moyens », en vue de la fin de l’Institut : « la gloire du sacré Cœur de Jésus », Constitutions, Société du Sacré-Cœur de Jésus, Institut de droit pontifical, Troisième partie, n° 144, ibid., p. 70.

507.

Plan abrégé de l’Institut, idem, p. 18.

508.

« Il est conforme à nos Constitutions de nous livrer à l’éducation des pauvres. C’est dans cette vue que chacun de nos établissements possède une école gratuite, qu’à Grenoble et à Beauvais nous tenons une classe de travail pour les jeunes filles pauvres à qui l’on apprend des métiers », Lettre à Mgr d’Aviau, archevêque de Bordeaux, 1819, cité par A. Cahier, supra, I, p. 334.

509.

Idem, p. 454-455.

510.

Le document est signé de Joséphine Gœtz qui a succédé à M-S. Barat comme Supérieure générale, Etat de la Société du Sacré-Cœur en 1865, Paris ce 5 octobre 1865, A.G.S-C., H-I.

511.

« Douze de ces pauvres enfants furent accueillies rue de Varennes ; la communauté et le pensionnat rivalisèrent de zèle pour confectionner leurs trousseaux, car elles arrivaient dénuées de tout. Le 29 juin, fête du Sacré-Cœur, eut lieu l’inauguration de cette œuvre, dont la pensée créatrice avait été inspirée par la charité de la mère Barat », A. Cahier, idem, p.560.

512.

« Vingt pauvres enfants furent dès ce moment adoptées et entretenues par la Mère Barat, à Sainte-Ruffine d’abord puis à la Trinité », ibidem,p. 631.

513.

Elle durera de 1840 à 1848.

514.

A. Cahier, ibid., p. 655-656.

515.

Etat de la Société du Sacré-Cœur en 1865, Paris ce 5 octobre 1865,, A.G.S-C., H-I, Trancription, p 18.

516.

Guy Avanzini, La spécificité éducative de la Société du Sacré-Cœur, A.S-C.F.

517.

Il existait alors les « Congrégations » des Enfants de Marie et des Consolatrices de Marie.

518.

Etat de la Société du Scaré-Cœur en 1865, transcription, A.G.S-C., H-I, p. 5.

519.

Idem, p. 7.

520.

Il a appartenu à Mme Despaty, de la famille Duchesne, A.G.S-C., C - VII - 2 Duchesne.

521.

Maîtresse générale des pauvres, règle 8, idib., p. 221.

522.

Le Sommaire des Constitutions, rédigé par J. Varin en septembre 1820, lui réserve un assez long développement, n° 352, ibidem, p. 158-160.

523.

J. de Charry, Les Constitutions définitives et leur approbation par le Saint-Siège, 2 e partie, Vol. I, Exposé historique, Rome, p. 155.

524.

Rapports avec les personnes du dehors, Troisième partie, VI, ibid., p.117.

525.

Voir ci-dessus, p. 163.