Quand bienséance rime avec modestie

Le texte proposé par P. Fourier comme fondement de la vie apostolique de la Congrégation Notre-Dame est le récit des noces de Cana. Au centre de la scène évangélique est la personne de Jésus qui inaugure sa vie apostolique. Marie y est présente avec les apôtres. D'une manière discrète, elle réoriente les demandes qui lui sont faites vers celui qui est «  l'envoyé du Père riche en miséricorde ». Sur ce paradigme Congrégationnel se dessine la finalité ordonnatrice de l’œuvre éducatrice : la liberté dans la charité. Pierre Fourier l’exprime ainsi : « Donner en étrennes nos yeux d'homme, nos yeux d'humanité, et de miséricorde aux pauvres affligés »  546 . Traduite en termes pédagogiques et éthiques, cette métaphore signifie : assurer une formation humaine et professionnelle qui permette de vivre dignement et, par suite, d’accéder à l'estime de soi et à celle des autres. Telle est la visée des fondateurs.

Le paradigme-source de l’œuvre de Pierre Fourier et d’Alix Leclerc est également constitutif de la Règle de St Augustin des Vrayes Constitutions de Notre-Dame. Il en assure l’unité et la cohérence,comme le signifie cette récurrence, située au début, au milieu et à la fin du texte :


chapitre I

Avant tout, vivez unanimes à la maison, ayant une seule âme et un seul cœur tournés vers Dieu 
547 .
Honorez les uns dans les autres ce Dieu dont vous êtes devenus les temples
548 .

chapitre IV

Qu'ainsi l'usage indispensable de tous les biens passagers soit dominé par la charité qui demeure toute l'éternité
549 .

chapitre VIII

Observer tous ces préceptes avec amour
(...), non pas servilement, comme si nous étions encore sous la loi, mais librement, puisque nous sommes établis dans la grâce  550 .

Le désir tourné vers Dieu, les Chanoinesses sont invitées à chercher ensemble comment réaliser leur action sociale. Le miracle de Cana suggère la surabondance de la grâce, en est à la fois le gage et la promesse. L’anthropologie augustinienne, où dilectio et libertas vont de pair, est sous-jacente à la bonté proposée comme idéal de vie et d’action  551 . De la liberté restaurée, la miséricorde du Père est la source.

A ce paradigme congrégationnel est associée une éthique dont l’essentiel est ainsi formulé : «  leur apprendre à vivre et à bien vivre ». Cette visée de la vie bonne inclut le respect inconditionnel de l'élève, quelles que soient ses fragilités ou infirmités, en vue de la conduire au maximum de ses aptitudes car il s’agit de la préparer à faire face aux nécessités de sa « condition ». Elle implique certaines qualités relationnelles qui apparaissent dans les recommandations pédagogiques suivantes : «  Elles tâcheront d’instruire doucement les enfants à bien apprendre... selon leur capacité... ».., «  en y procédant toujours doucement, et en sorte que les tendres esprits de ces petites filles ne soient ou trop chargés, ou ennuyés, ou dégoûtés...

On tâchera de les traiter en toutes choses avec une grande douceur, et une toute parfaite affection de mère...

On les supportera avec patience en leurs petites infirmités ». La manière d'être des institutrices se caractérise donc par l’attention bienveillante et la douceur qui se transforme en patience. Dans ce type d’accompagnement quotidien, les écolières peuvent se sentir appréciées de manière inconditionnelle.

Une telle bonté les invite à «recourir en toute confiance, et sans crainte, à leurs maîtresses, toutes et quantes fois qu’il sera nécessaire» 552 . Pour les former à cette attitude, deux objectifs éducatifs sont proposés :

‘- « s'exercer au saint amour de Dieu, & en la dilection sincere du prochain,
- se gouverner saintement parmi les richesses et les grandeurs de la terre & dans la pauvreté, & le mépris & la necessité » 553 . ’

La finalité spirituelle «  de ce que l'on enseigne aux filles des écoles externes » est d’accéder à une liberté intérieure, une liberté recouvrée.

La visée éthique  du projet éducatif de Pierre Fourier a, comme composante, l'estime de soi acquise grâce à un comportement modeste et bienséant. Cet aspect est développé au chapitre dixième 554 . L'article 1 commence ainsi :  «  La modestie, & bien-seance en la conversation exterieure est un grand ornement aux filles, lequel les rend singulièrement recommandables, & les aide puissamment à conserver leur pureté & la perfection de leur interieur »  555 . Il s'agit donc de former à une manière d'être qui brillera aux yeux des hommes, à la manière d’une parure. « C'est pourquoy les Maîtresses prendront un soin special de recommander uniquement ce point, entre autres, à leurs petites gens, de les y dresser, & excercer, & les preparer pour s'en servir utilement aux occasions qui s'en presentent parmi les persônes du monde & tous les jours, à toute heure ».

Comme cette éducation relève d'une conception augustinienne de la personne, les éducatrices sollicitent tour à tour, chez leurs élèves, le désir et le libre arbitre. A l'image du potier qui modèle la glaise,  « on tâchera donc d'imprimer dans leurs esprits un grand desir, & une ferme resolution de se montrer perpetuellement modeste, non seulement tandis qu'elles fréquentent les écoles, mais encor par aprés durant toute leur vie »  556 . Cette recommandation est reprise en termes analogues, à l'avant-dernier article du chapitre.  «  Les Maîtresses prendront un soin particulier d'en instiller doucement la doctrine dans les esprits de leurs disciples, la pratique, le desir & la ferme resolution de perseverer toûjours en ce devoir »  557 . Par cette récurrence se terminent les instructions sur les règles de civilité et de bienséance  558 . Cette inclusion marque l’unité du projet éthique de la Congrégation Notre-Dame, autour de la vertu de modestie. Comme le précise le Dictionnaire de spiritualité, le sens de ce mot relève à la fois du terme "modestia" de la Vulgate et du mot français en usage au XVIIe siècle. «  Modestia est traduit des mots grecs dont le sens le plus courant est bonté, indulgence, douceur (...). Le mot français exprime plutôt l'idée de modération sous deux acceptions qui se recouvrent partiellement : la réserve dans l'appréciation de soi et de ses qualités (...) conçue comme conséquence directe de l'exacte sincérité avec soi-même ; (et) la retenue dans l'attitude extérieure, cette réserve étant à la fois la manifestation d'une humilité foncière et un contrôle de soi en vue de sauvegarder la vertu et l'union à Dieu »  559 .

Réserve et humilité, modération et contrôle de soi, bonté et douceur sont les éléments constitutifs de l’éthique éducationnelle de Pierre Fourier et d’Alix Leclerc. La modestie détermine non seulement le comportement et le langage mais informe aussi l'attitude intérieure et l'image de soi. Elle est de l'ordre des valeurs à intérioriser et se décline, pour cela, en un certain nombre d'objectifs éducatifs  560 : « se comporter en sorte que dans leurs mœurs, leurs actions, leur port, leur maintien, leurs mouvemens & gestes exterieurs, & leur regard & parole, ne se trouve rien de déreglé, d'immodeste, d'incivile, ou de malseant, qui puisse offenser Dieu, ou raisonnablement désagréer aux personnes du monde : mais que tous ceux qui les verront en soient édifiés. On les âvertira de ne permettre jamais que la vanité, ny la hautaineté, ny l'affectation ou singularité notable se fourre là-dedans » . Ces quelques lignes brossent le portrait de la jeune fille éduquée chez les Religieuses de la Congrégation Notre-Dame.

La modestie se pratiquera sous la forme du respect dû à l’entourage, aux autres écolières, aux institutrices et aux parents. Vis-à-vis des élèves, «  elles prendront garde surtout qu'elles n'offensent ou méprisent aucune de leurs compagnes, pour petite ou pauvre qu'elle soit, elles les aimeront toutes en Dieu, & les honoreront & vivront toutes en bonne paix sans rien faire ou dire qui puisse affliger, ou contrister une seule d'entre elles, ce qu'elles apprendront aussi à l'endroit de toute autre personne »  561 . Cette attitude marquera aussi leur attitude vis-à-vis des éducatrices, figures d’autorité. Pour qualifier celle-ci, Pierre Fourier recourt à ces images familières : «  Leur modestie toute respectueuse envers leurs Maîtresses en classe est le modele, formulaire & patron de celle là qu'elles doivent journellement, & devront durant toute leur vie, à ceux & celles, qui sont et seront leurs Superieurs, & qui les gouvernent, & les gouverneront »  562 . Comme le connote l’injonction : «  plaire à leurs Peres & Meres, & autres de leurs appartenances », la dépendance est ainsi inculquée. Auxiliaire de la bienséance, elle concourt à l'appréciation et à la reconnaissance sociale des filles de « médiocre condition ».

Mais la visée éthique de P. Fourier a aussi une dimension civique annoncée, d’entrée de jeu, au Préambule du traité : « Au sujet de quoy, il est trés expedient, voire tout necessaire, pour le bien d’elles-mêmes, & de leur Peres & Meres, & des familles qu’elles gouverneront avec le temps, & de la republique, qu’elles soient de bonne heure bien dressées, & bien soigneusement instruites en la crainte de Dieu, & quant & quant, s’il est possible, en quelques autres choses, qui les puisse aider à vivre & à bien vivre ». Un autre paramètre est également facteur d'intégration sociale : savoir parler correctement la langue du pays. Cette recommandation est ainsi stipulée : « On tâchera de les apprendre à parler, & prononcer le langage du païs, usité par les gens honorables, & les mieux entendus : sans neanmoins y aporter point d'affectation, ny d'ostentation » 563 . Notons que cette règle, située à la fin du chapitre dixième, voisine avec celle sur la modestie, l’une et l’autre contribuant à la reproduction des modèles sociétaires en vigueur.

Ainsi, la formation aux vertus chrétiennes telles que la modestie, l’honnêteté et la simplicité, semble appartenir aux différents projets éducatifs des Ordres féminins de la Contre-Réforme. Mais comme nous venons de le voir, sous un même concept, donnant l’apparence d’une valeur commune, certains accents sont spécifiques. En est-il de même pour dans le projet éducatif des élèves des Maisons du Sacré-Cœur?

Notes
546.

Opuscules du Bx P. Fourier, concernant la Congrégation de Notre Sauveur, Verdun, 1886-1889, t. II, p.480. Cité par P.Sagot, L'instruction en Lorraine dans les écoles de Pierre Fourier, p. 178.

547.

Les vrayes Constitutions de la Congrégation Notre-Dame, La Règle de St. Augustin, chapitre I, art. 2.

548.

Idem, chapitre I, article 8.

549.

Ibidem, chapitre IV, article 2.

550.

Ibid., chapitre 8.

551.

Cette finalité se retrouve dans les Constitutions rédigées en 1984. Il leur est demandé de vivre leur engagement "dans la ligne augustinienne marquée par le primat de l'amour et la qualité des relations", p. 19. De même, au sujet de la vie fraternelle : « Selon l'esprit de St.Augustin nous nous efforçons de vivre dans la liberté, la vérité, la confiance, le partage des biens et la joie », p. 13.

552.

Les vrayes Constitutions de la Congrégation Notre-Dame, Troisième partie, .

553.

Idem, chapitre V, p.17.

554.

Les Vrayes Constitutions, Chapitre X Des instructions à la civilité chrétienne, et à la modestie, et bien-seance exterieure convenables aux filles seculieres", p.48-51.

555.

Idem, chapitreX,p.48.

556.

Idem, chapitre X, article 2, p.49.

557.

Ibidem, article 9, p.51.

558.

Pierre Fourier fait, ici encore, figure de pionnier. Un siècle plus tard, en 1703, J-B de la Salle publiera les Règles de bienséance et de civilité chrétienne, à l’usage des garçons de familles pauvres. « Par cet ouvrage, il vise à former les élèves à un véritable savoir-vivre à l’occasion de leur apprentissage de la lecture dans un livre publié en caractères gothiques moins faciles à lire que les caractères usuels. On y voit clairement que les disparités sociales ne sont ni condamnées, ni présentées comme inamovibles. Elles existent et tiennent à la nature des choses dans une société qui reflète les mœurs d’une région et d’une époque ». Son but est de faciliter la communication entre les différents milieux sociaux, d’atténuer les incompréhensions ou les antagonismes latents. Pour cela, « il demande aux frères d’habituer les enfants à des gestes et paroles de civilité qui ne sont pas toujours très répandus dans le monde populaire de leurs origines ». Si la finalité évangélique est de former à la fraternité dans une société inégalitaire, le moyen privilégié par J-B. de la Salle est de procurer aux jeunes garçons une éducation qui leur permette de se comporter avec aisance avec les gens de différentes « conditions ». 

559.

Dictionnaire de spiritualité, Tome 10, Paris, Beauchesne, 1979, p. 1442.

560.

Ce que confirment les Mémoires du Couvent des Oiseaux, 1919 : «  Parmi les élèves se conservait l’esprit de simplicité et d’union des premiers temps. La simplicité bannit naturellement l’esprit de critique, trop ordinaire chez la jeunesse. Aussi une dame de qualité, fort disgrâciée par la nature (Madame d’Heuzé), disait-elle qu’elle se faisait un plaisir d’aller aux Oiseaux rien que pour voir l’air aimable et modeste avec lequel les élèves saluaient les personnes étrangères, tandis que partout ailleurs, et même dans les couvents les mieux tenus, elle s’apercevait bien des plaisanteries auxquelles elle donnait lieu. « Il y a matière, ajoutait-elle en riant, mais c’est justement ce qui me fait estimer davantage la sage retenue des élèves de la Congrégation ». Un ami de la maison, prétendait qu’il eût distingué dans une foule une élève de la mère Euphrasie, rien qu’à sa modestie. Les enfants pauvres elles-mêmes, aux Bernardins, avaient pris cet air réservé qui charme dans tous les rangs de la société. Et c’était à qui nous ferait compliment de leur tenue et de la décence qui paraissait dans tout leur extérieur », Archives générales de la Congrégation Notre-Dame, Paris, p. 127-128.

561.

Les vrayes Constitutions, chapitre XVII, aricle 7, "Du devoir et comportement des écolières, en apprenant les choses qui sont dites ", p.83-84.

562.

Idem, p.51.

563.

Ibid., article 9, p.51.