I.1. D’un imaginaire à un autre

I.1.1. D’une problématique à une autre

De la séparation à la présence

Une difficulté majeure apparaît dans les documents préparatoires au Chapitre de 1967 : passer d’une problématique de la séparation du monde à celle de l’appartenance et de la présence. Pour son étude, nous sélectionnons quatre synthèses des travaux préparatoires réalisés dans les diffréntes provinces  604  :

  • n°I - Fin et Mission ;
  • n°III - Information sur la condition et la vie des hommes aujourd’hui ;
  • n° V - Vie apostolique ;
  • n° VIII - Discipline religieuse et clôture.

Si l’ensemble du dossier est traversé par cette difficulté, ce sont les synthèses I et V qui distinguent en les nommant les deux faces d’un même problème d’identité : passer d’une vie conventuelle à une vie apostolique, d’une part et voir disparaître l’œuvre d’éducation, d’autre part. Leur association est manifeste dans le paragraphe sur la consécration apostolique. Il y est demandé : « L’œuvre de l’éducation reste-t-elle essentielle à la fin de la Société, alors que l’Eglise multiplie ses appels pour d’autres secteurs ? (Const., p.104). N’avons-nous pas à revoir notre concept d’éducation pour l’élargir ? » 605 . Quant aux synthèses III et VIII, elles apportent des éléments précieux pour l’élaboration d’une nouvelle problématique institutionnelle.

La difficulté de quitter un mode d’être conventuel est analysée en ces termes : « Notre consécration a été conçue comme une séparation du monde, et cette séparation risque aujourd’hui de nous enfermer dans une vie abritée, réglée, un peu artificielle, en dehors de la vie réelle des hommes de notre temps ». Une conséquence notoire découle de cet état de fait : le monde où évoluent les jeunes est mal connu des éducatrices et leur langage est différent 606 . La rapidité de l’évolution culturelle est évoquée comme l’une des causes du problème. Mais le facteur retenu est le fait de la clôture conventuelle qui a déterminé une problématique de séparation si bien intériorisée qu’il semble difficile de s’en éloigner. En effet, treize vicairies demandent explicitement de maintenir l’esprit de clôture, conçu comme le signe d’une vie totalement donnée aux autres et à Dieu, l’amour du sacrifice en étant le garant 607 . Toutefois, une demande d’élargissement de la clôture est unanimement demandée. Elle est pensée en vue d’un meilleur service éducatif (même si deux autres motifs sont aussi allégués : la détente et les liens avec les familles des religieuses). « En particulier, on désire pouvoir :

  • coopérer avec d’autres Instituts d’enseignement (New York, Sydney, Chili) ;
  • accompagner les enfants : retraites, excursions, sessions culturelles, œuvres charitables, etc..(Chili, Brésil, Paris / Egypte, Puerto Rico, Congo, etc.) ;
  • visiter les enfants, les anciennes ... si elles sont malades ou en certains cas de peines ou de joies (Brésil, Chili...) ;
  • assister aux fêtes, aux funérailles de religieuses d’autres congrégations (Pérou...) ;
  • assister aux conférences, concerts, théâtres ... pour des raisons éducatives (St. Louis)  608 .

Le premier et le dernier alinéas marquent, par rapport aux décisions prises en 1964 609 , une extension de l’ouverture. Une nouvelle manière de procéder se profile, conceptualisée par la collaboration, la présence et la compassion.

Cette ouverture est vigoureusement argumentée, en référence à la pensée de la fondatrice et aux Constitutions 610 . Il est, en effet, rappelé que M-S Barat «  prévoyait que la clôture pourrait subir des modifications. Donc réaliser l’aggiornamento demandé par l’Eglise sera vivre de l’esprit que nous légua Notre Sainte Mère ». Cet argument a été utilisé par S. de Valon dans une de ses conférences, lors du Chapitre de 1964, où a été levée la règle de la clôture. La supérieure générale y présente l’évolution demandée par l’Eglise conciliaire comme cohérente avec la pensée de la fondatrice. «  La clôture, rappelle-t-elle, peut être tempérée et modifiée selon l’esprit et la fin de notre Institut. Les transformations que nous allons faire maintenant ne répondent donc pas simplement à l’appel de l’Eglise, mais elles sont aussi une fidélité à la pensée de Notre Sainte Mère, cette pensée pleine de sagesse » 611 .Suit une exhortation sur le thème : «  être courageusement ce que nous sommes », c’est-à-dire religieuses apostoliques. Elle se termine par l’image du renversement à opérer : «  Notre clôture, jusqu’à présent gardait nos vœux. Maintenant, ce sont nos vœux qui vont sauvegarder notre esprit de clôture, esprit que nous ne pouvons effacer de nos Constitutions » 612 . Le ton est audacieux mais l’heure est à la vigilance. Vigilance déclinée non pas en termes de discernement, d’exigence et de responsabilité personnelle, mais de mise en garde, de discipline, de barrière et de restriction. Pour appuyer son argumentation, la supérieure générale se réfère aux propos tenus par Paul VI dans une allocution faite aux Pères généraux à l’occasion de leurs Chapitres : «  Il faut veiller, dit le pape, à ce que l’authentique notion de vie religieuse, telle qu’elle a toujours été reçue dans l’Eglise, ne soit pas obscurcie par l’adaptation aujourd’hui... Vous devez donc veiller à opposer une ferme barrière à toutes les façons d’agir qui, petit à petit, atténuent la force de la discipline ». De tels propos sont portés par une conception de la vie religieuse où la séparation du mondereste conçue sur le mode de la vie monastique ou conventuelle. «  L’Eglise, dans sa tradition, précise en effet S. de Valon, a toujours considéré la vie religieuse comme une vie à part : les religieux sont des «   séparés » ; leur genre de vie, leurs vœux, leurs obligations de prière demandent cette séparation du monde, plus ou moins profonde » 613 . Une telle conception est remise en cause, trois ans après, dans les documents préparatoires au Chapitre de 1967.

La transformation même du concept de séparation y est en effet opérée. Au moyen d’un argument théologique, le rapport de la vicairie de New York ouvre résolument une brèche dans cette mentalité claustrale et campe un nouvel horizon référentiel. En voici l’expression : « notre séparation du monde ne doit être considérée, ni comme une fuite du monde, ni comme une protection contre les dangers du monde, ni comme la sauvegarde d’un passé sacré, mais plutôt comme une «  distance » qui nous permet d’affronter le monde tel qu’il est maintenant, au nom du monde tel que l’Incarnation voudrait qu’il fût ». Une telle interprétation de la consécration religieuse est novatrice. La séparation à l’égard d’une vie mondaine au sens strict du terme, inhérente aux vœux de religion, n’est plus identifiée à unretranchement dans un univers particulièrement protégé, milieu favorable à la sanctification personnelle et à l’éducation chrétienne des jeunes filles. Mais elle est conçue selon la dialectique de la proximité et de la distance, dialectique comprise comme condition de possibilité de la rencontre. Dans cette perspective, un critère de gouvernement est proposé : « non seulement «  permettre» mais « conseiller» tout ce qui aide à une meilleure connaissance du monde actuel, et à un plus grand engagement envers lui ; assumer les risques d’une présence au monde plus effective, sans que soit entamé l’essentiel de leur consécration et de la totalité de leur renoncement à elles-mêmes » 614 . Bien plus, la visée théologique situe l’engagement missionnaire au cœur même de la séparation (distance) évangélique. La stratégie consiste désormais à affronter le réel 615 en vue de le transformer.Un autre schème missionnaire est ainsi posé. C’est pourquoi le rapport intitulé « Fin et Esprit de la Société » peut affirmer, en référence à la spécificité de la vie apostolique présentée dans Perfectæ Caritatis 616  : « la séparation du monde, les exercices propres à la vie contemplative, ne sont pas pour nous des éléments essentiels »  617 .

Notes
604.

1967, Chapitre Général, Synthèse des rapports des chapitres provinciaux, AGSC, Rome.

605.

Synthèse I, Fin et Mission, idem, p. 4.

606.

"Nous parlons une langue différente de la leur ; nous ne les rencontrons pas", Rapport III, Information sur la condition et la vie des hommes aujourd'hui, ibidem, p.1.

607.

Synthèse VIII Discipline religieuse - Clôture, ibid., p. 2-3.

608.

VIII, ibid., p.8.

609.

Les sorties envisagées étaient en vue de la formation, concernaient les tâches professionnelles, les démarches administratives, médicales ou familiales, ibid., p.33.

610.

Ibid., p. 3-4.

611.

Directives et décisions du 26è Chapitre général, Clôture, Conférence de Notre T.R. Mère de Valon, Nouvelle édition, décembre 1967, Rome, p.27.

612.

Idem, p.33.

613.

Ibidem, p.26.

614.

Synthèse III, voir supra, p.2.

615.

L'expression se retrouve dans le texte de 1967, dans le langage du défi : "le genre humain est affronté aujourd'hui à l'immense problème du développement sous toutes ses formes".

616.

"Toute la vie religieuse des sujets doit être pénétrée d'esprit apostolique et toute leur action apostolique doit être animée d'esprit religieux", Perfectæ Caritatis, Documents conciliaires,n°8.

617.

Synthèse I "Fin et Esprit de la Société", ibidem, p.4.