Etre le prochain des autres

De fait, les lettres 5, 7 et 9 forment un triptyque dans lequel est synthétisée l’identité des religieuses du Sacré-Cœur, leur spiritualité apostolique. M-J Bultó y exprime le sens du RENOUVEAU à réaliser, à la fois personnellement et collectivement, en vue d’acquérir une manière d’être et d’agir caractéristique de la religieuse du Sacré-Cœur. Dans la 5ème circulaire  630 , adressée uniquement aux Américaines, à l’occasion du 150ème anniversaire de l’arrivée de Philippine Duchesne dans leur pays, la figure proposée comme « exemple et stimulant » est celle de cette pionnière. Les traits retenus sont : le discernement des besoins éducatifs et la forme du dynamisme missionnaire. Le leitmotiv qui les accompagne, «  il doit en être de même pour nous », renforce le caractère d’exemplarité de la figure proposée. Voici ces propos :

‘« L’amour était sa vie. Il doit en être de même pour nous.
Elle voyait les besoins de son époque et essayait d’y répondre dans les limites de sa vocation à la Société 631 . Il doit en être de même pour nous.
Elle écoutait Dieu dans sa prière, puis partait en son Nom vers son prochain. Il doit en être de même pour nous ». ’

L’attitude de discernement, à peine suggérée, est suivie de cette exhortation : «  Confrontées comme vous l’êtes à tant de besoins, à des besoins si différents ... à la foule qui appelle ... demandez Lui : « Qui est mon prochain ? A qui doivent se consacrer nos communautés en Amérique ? » Il vous le montrera ! » Dans ces propos résonne, comme en écho, l’intrépidité des premières missionnaires. Intrépidité fondée sur la confiance.

Quant à la forme du dynamisme missionnaire, l’exemplarité s’applique à deux vecteurs : l’universalité et la proximité. En se référant à Philippine Duchesne,M-J Bultó réussit à transformer la conceptualisation traditionnelle de la mission. Là est son art : ancrer le renouveau dans le dynamisme « des commencements » pour aider à sortir des images passéistes. Et cela, non pas au moyen d’argumentations « bétonnées », mais de manière métaphorique. Par ces évocations, le renouveau s’opère au niveau de l’imaginaire collectif. En procédant ainsi, l’écriture situe l’universel, non pas dans un « ailleurs », « au-delà des mers », mais dans les multiples dimensions de la particularité humaine, locale ou environnante. Aller jusqu’au bout du monde 632 se vit aussi, désormais, dans la proximité.

« Etre le prochain des autres », quels que soient les personnes et le milieu social, devient l’expression de la finalité missionnaire. « Allez donc, soyez le prochain des autres ; celui de vos étudiantes dans vos classes, celui des gens de couleur dans les ghettos. Soyez le prochain du Christ dans ses pauvres, ceux qui ont besoin de Lui, ceux qu’Il aime » 633 . Sollicitant de nouveau 634 un surcroît de confiance, la supérieure générale envoie « vers tous les hommes, les ignorants, les pauvres, ceux qui souffrent ». L’expression « aller vers » revient sans cesse, comme si la nouvelle dynamique institutionnelle, centrifuge, allait de soi. La problématique missionnaire est celle qui apparaissait dans les synthèses des travaux préparatoires au Chapitre de 1967, la problématique de la proximité et de la distance. Elle semblerait même avoir déjà supplanté celle de la séparation.

Puis, dans le sillage du Chapitre de 1967, deux orientations éducatives sont ouvertes : former les étudiantes à la justice sociale dans l’esprit de l’Evangile ; servir les personnes démunies. Ce faisant, M-J Bultó souligne l’importance de l’encyclique sociale de Paul VI, référence-clé du chapitre de 1967 635 . «  Chacune de nos étudiantes en nous quittant devrait avoir, affirme-t-elle, le souci de la justice sociale, la volonté de créer un monde meilleur dans l’esprit évangélique et l’amour fraternel ». Elle ne réserve pas cet objectif final à quelques-unes, voire à une élite. L’attribuant ainsi à chaque étudiante, M-J Bultó en fait un but caractéristique de l’éducation au Sacré-Cœur 636 . Pour en souligner les enjeux nationaux, elle contextualise, comme suit, ses recommandations. «  Votre pays est maintenant prospère, jouissant d’avantages techniques et sociaux dont n’aurait jamais rêvé la Bienheureuse Philippine, dit-elle. Vous êtes conscientes des lourdes responsabilités que cet accroissement de richesse et de puissance vous impose dans le domaine de la justice sociale, de la liberté, de la paix. Vous cherchez le moyen d’être le prochain des autres en luttant contre la pauvreté, la solitude, la haine, sachant fort bien que toute entreprise doit être inspirée de l’Evangile. » De main de maître, un cap est proposé : lutter pour la justice, la liberté et la paix. Il sera ensuite réaffirmé, à différentes étapes, par l’ensemble de l’Institut. Certains projets éducatifs l’intègrent d’ailleurs, actuellement, comme première finalité.

Cette lettre se termine par une incitation à suivre les traces de Philippine, y compris dans la gestion et l’organisation des institutions éducatives, de manière à «  être le prochain des démunis de Dieu ». L’expression est, à elle seule, évocatrice. Ne résume-t-elle pas les préférences de M-S Barat et de ses premières compagnes ? «  Permettez-moi, poursuit M-J Bulto, de citer notre Bienheureuse sur ce point. Elle écrivait : «  Pour nos grandes maisons de la Louisiane, une si petite offrande suffirait à assurer les besoins élémentaires de nos Indiens, tandis que pour elles cela ne représenterait qu’un peu moins de beauté ». En guise de cachet de famille, la supérieure générale appose cette visée : «  de façon à aimer Dieu et l’homme avec l’amour du Cœur transpercé du Dieu fait homme ». L’horizon universel de l’Incarnation est posé comme toile de fond de l’agir éducatif. La figure de Philippine s’efface ainsi devant le seul modèle à imiter, le Christ. Mais les ouvertures missionnaires, apportées par le Chapitre spécial de 1967, ont reçu leur confirmation et leur raison d’être en fidélité à « l’esprit des origines ».

Notes
630.

Lettre 5, mai 1968, ibidem, p. 39 à 41.

631.

Il faut entendre ici : "Société du Sacré-Cœur de Jésus".

632.

Dans la 9è lettre de ce recueil, l'expression retenue est : "aller partout où ... la Bonne Nouvelle n'est pas arrivée", ibidem, p.47.

633.

ibid., p.40.

634.

Ce thème est le leitmotiv de la 4è lettre envoyée à la fin du chapitre spécial de 1967, après son élection comme supérieure générale, ibid., p.37-38.

635.

"Dans vos écoles et vos collèges vous approfondirez, avec vos étudiants, les enseignements de l’Eglise en matière sociale et, en particulier, l’appel dynamisant du Saint Père dans l’encyclique : « Populorum Progressio ». Notre responsabilité d’éducatrices dans ce domaine est très importante. Nous ne pouvons pas nous y soustraire".

636.

Cet objectif fera l'objet d'une des "cinq orientations du chapitre général de 1970". Il sera intégré, en 1975, dans le projet éducatif des Pensionnats des Etats-Unis d'Amérique.