I.1.3. Un horizon en clair-obscur

Quand sortir, c’est re-naître

Cette sortie est commencement, nouvelle naissance  641 . La métaphore de la re-naissance parcourt, en effet, la 7è circulaire  642 . Cette lettre est la première « adressée à toute la Société »  643 , après la fin du Chapitre spécial où a eu lieula démission de l’ancienne supérieure générale, S. de Valon. Son contenu revêt donc un caractère particulier. M-J Bultó y exprime le sens de l’aggiornamento : «  renaître à la manière d’aimer du Seigneur ». Et elle insiste sur la condition fondamentale d’accomplissement d’une telle entreprise :« puiser l’amour fraternel au Cœur ouvert du Christ, car le plus court chemin pour nous aimer vraiment, courageusement les unes les autres, c’est de passer par le Christ, de demeurer en Lui ». Cinq mois auparavant, en s’adressant uniquement aux Américaines, elle avait souligné la nécessité d’un «  renouvellement foncier ».Maintenant, elle l’exprime à toutes et, sans ambages, nomme l’élément fondamental à renouveler : une manière d’être et d’agir.

Elle s’exprime dans un langage simple, de telle sorte que chacune soit interpellée par ses propos. Un trait de famille est souligné : la force qui vient de l’amour. La métaphore du vêtement arrive ici. Une telle force requiert de « se revêtir constamment » de l’humilité et de la douceur du Christ. La métaphore paulinienne sous-jacente vient comme renforcer le trait, en suggérant un combat évangélique à mener. L’intériorité proposée, constitutive de l’éthique institutionnelle, n’a rien d’intimiste. Bien au contraire, elle exige «  cette patience de l’amour qui est la marque des vrais forts ». Quoi d’étonnant ?Dans le texte, le vêtement est littéralement l’effet de l’amour de Dieu. Or, « les effets » du serviteur sont l’indice de l’appartenance à une maisonnée. La « livrée » permet de reconnaître le maître dont celui-ci dépend. Ici, il s’agit du Christ, cela va sans dire. Mais, avec une insistance qui ne manque pas d’interroger, l’écriture précise : «  car seuls les cœurs doux et humbles, convertis par le Maître doux et humble, ont cette force de l’amour »  644 . Apparaît alors en filigrane la figure du Serviteur du second livre du prophète Isaïe, serviteur non reconnu parce qu’il n’apparaît pas en puissance. Cette figure revint dans la neuvième lettre, accompagnée du thème de la kénose du Christ, thème de fond de l’Incarnation  645 .

Si l’insistance se fait pesante, est-ce pour souligner l’enjeu actuel : «  renaître à la manière d’aimer du Seigneur » ? L’esquisse de l’abaissement du Fils de Dieu, indique-t-elle un passage obligé ? Doit-on perdre une suffisance narcissique 646 pour pouvoir s’unir aux dispositions et aux sentiments du Cœur du Christ ?

A en juger par les synthèses des travaux préparatoires au Chapitre général de 1967, ce passage trouverait, en cette étape post-conciliaire, les formes suivantes : « renoncer à une certaine conscience «  d’être de l’élite », aussi bien pour nous-mêmes que pour nos élèves ; supprimer l’esprit de classe qui demeure encore dans plusieurs de nos Collèges, un réel et douloureux contre-témoignage ; faire disparaître tout triomphalisme ; car l’attitude suffisante de beaucoup de nos enfants et de nos anciennes... attire de tristes commentaires ». A ces trois formes, le texte de 1967 ajoute : «  sortir d’un certain isolationnisme pour penser Eglise ».

Notons la présence de cette métaphore dans les propos tenus par P. Duchesne, lors de l’adoption des Constitutions, en décembre 1815 647 . «  Le 16 décembre 1815 fut l’époque de notre renaissance, ou plutôt de l’affermissement de notre Société, qui avait toujours désiré pouvoir se glorifier d’appartenir de nom et d’effet au Sacré Cœur de Jésus, lisons-nous dans le Journal de la secrétaire générale » 648 . Les verbes « renaître et s’affermir » se trouvent liés à la dotation du nom de l’Institut : «  appartenir de nom et d’effet ». Ainsi, l’action transformatrice procède d’une dynamique de reconnaissance et d’officialisation de l’identité institutionnelle. Or, «  appartenir de nom et d’effet » au Christ doux et humbleest bien l’objet du renouveau institutionnel que M-J Bultó accompagne, en 1968. L’écho entre ces deux textes, à 150 ans de distance, est significatif. Il renforce notre interprétation. Il s’agit bien d’un trésor de famille à actualiser. Mais rappelons que cet héritage n’est pas réservé aux éducatrices. La finalité spirituelle du plan fondateur était présentée aux élèves comme leur raison d’être dans les pensionnats et les écoles du Sacré-Cœur 649 . L’enjeu concerne en même temps une identité éducative, une forme de vie à proposer. La re-naissance ou refondation intègre à la fois un mode d’être et un agir institutionnels. De cette identité, la 5è circulaire précisait déjà la visée : un combat à mener pour plus de justice, de fraternité et de paix.

Ce thème de la re-naissance prend corps dans les lettres 10 à 20 où sont communiquées la mise en œuvre des orientations du Chapitre spécial de 1967 et la préparation de celui de 1970. Sollicitant la collaboration de toutes, la supérieure générale accompagne la réalisation d’une nouvelle forme de vie missionnaire, rendue possible par les décisions prises au Chapitre général de 1964. Et l’on pourrait croire que le passage d’une vie conventuelle à une vie religieuse apostolique est réalisé, du moins pour l’essentiel. Certes, un déplacement notoire s’installe sous le généralat de M-J Bulto. L’uniformité et la centralisation font place à la pluralité, à la participation et à la subsidiarité. La mission devient le seul fondement de l’unité du groupe diversifié. Il y a là l’accomplissement d’un passage courageux de la norme à l’éthique.

Notes
641.

Voir à ce sujet : M Domergue, Le Dieu des commencements.- Cahiers pour croire aujourd'hui. 1988. Et en particulier ces propos, des pages 29 à 34, qui rejoignent notre interprétation : "Dieu est le Dieu des commencements, des arrachements. Le lien étroit que la Bible établit entre la libération de l'Egypte et le pouvoir de commencer est lourd de sens. Le Dieu qui "fait sortir", expression qui s'applique aussi bien à l'Exode qu'à la naissance."

642.

7è circulaire de M-J Bulto, datée du 28 septembre 1968, ibidem, p.44-45.

643.

ibid., p. 43.

644.

L'imitation du Christ est le thème de la Devotio Moderna. S'unir aux dispositions du Christ est un thème néo-testamentaire par lequel se nourrit la spiritualité du Cœur du Christ.

645.

"Jésus-Christ, reconnu comme le Fils du Dieu vivant, "venu pour que les brebis aient la vie et l'aient en abondance" (Evangile de Jean, X, 10). 9è lettre-circulaire de M-J Bulto, datée du 29.06.1969, ibidem, p. 48.

646.

Au Chapitre de 1976, C. Camacho relèvera encore cette « faiblesse »  dans le rapport sur les six années écoulées : Quand nous collaborons, nous le faisons avec une certaine suffisance et nous ne savons pas seconder".

647.

Les Constitutions, rédigées par J. Varin et S. Barat au château de Chevroz, sont examinées et adoptées par les dix capitulantes convoquées à ce second conseil général.

648.

Adèle Cahier, Vie de la vénérable Mère Barat, p. 240.

649.

Voir à ce sujet 1ère partie, p. 212 à 220.