« Dans un monde où l’humanité prend de plus en plus conscience de sa propre valeur, l’éducation acquiert une importance primordiale, c’est elle qui fait que l’homme devient homme ». Ce premier paramètre inscrit, d’entrée de jeu, l’acte éducatif dans le champ de la modernité et campe le renouveau entrepris dans l’un des paradigmes constitutifs du plan fondateur, une formation féminine intégrale. En effet, prendre conscience de sa dignité d’être humain, reconnaître « quelle est sa place et son rôle dans l’univers », telle est bien la visée éducative du plan de 1804-1805. Mais l’argumentation, « c’est elle qui fait que l’homme devient homme » peut surprendre. Car elle reprend presque littéralement l’affirmation d’un philosophe des Lumières. Pour E.Kant « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation » 694 . De plus, comme le disait E.Weil, l’anthropologie kantienne pose une seule question, celle du sens de l’existence humaine et de l’univers. Une philosophie finaliste, où les hommes ont à réaliser le Royaume des libertés dans un univers où l’Inconditionné est la fin ultime. L’être humain, conçu comme fin dernière de la création, est lui-même ordonné à cette fin ultime. Et l’éducation a ce rôle, inestimable, pour E. Kant, d’apprendre à orienter les dispositions naturelles vers le bien, au moyen des maximes de la raison pratique 695 . D’où le primat de l’activité de la faculté de juger, seule capable d’entrevoir la finalité à l’œuvre dans la nature. Le but visé étant de former des hommes de jugement et de caractère, capables d’instituer une culture où la liberté sera plus effective. Or une telle conception de l’éducation ne se retrouve-t-elle pas dans ce texte ?
« Dans ce monde pluraliste et sécularisé qui monte vers le Christ, disent les rédactrices, nous réalisons de plus en plus la valeur de la personne humaine. C’est à cette lumière que nous devons accomplir le renouveau et l’adaptation de notre œuvre éducatrice ». Que l’Idée d’humanité soit régulatrice de l’acte éducatif, concourt avec ces propos. Mais la conception de la dignité de la personne humaine des rédactrices, relève d’une source autre que celle des Lumières du XVIIIe siècle, comme nous l’avons vu ci-dessus 696 . Néanmoins, la connotation kantienne de l’importance accordée à l’éducation montre l’intégration de l’anthropologie biblique à la culture moderne. Et nous trouvons ici une marque de famille. La présence de deux éléments caractéristiques de la culture primitive de l’Institut se découvre dans ce premier paradigme. En un seul faisceau, sont liées l’ouverture à la modernité et l’intrépidité dans l’annonce de la foi. Deux éléments moteurs qui ont donné forme à l’audace des commencements. Sophie Barat et ses premières compagnes ont osé donner à l’éducation des filles ce que les différents ministères de la Convention avaient refusé : un niveau d’instruction jusqu’alors réservé aux garçons. Elles ont ainsi ouvert une brèche dans la tradition éducative, affirmant l’éducabilité des filles. Dans cette nouvelle Ratio studiorum à l’usage des demoiselles, l’étude de la géographie scientifique, de la littérature et de la rhétorique a reçu le rôle de propédeutique à l’initiation théologique. Assez rapidement, d’autres instituts se sont engagés sur cette voie.
L’ouverture à la modernité reste manifeste au paramètre 1. Après avoir développé le label de noblesse de l’éducation, les capitulantes s’interrogent sur la pertinence de leurs choix didactiques. « Aujourd’hui, devant l’explosion démographique et culturelle, nous pouvons nous demander si nous nous servons suffisamment de tous « les moyens en notre pouvoir », écrivent-elles. Autrefois, l’expression « tous les moyens en notre pouvoir » signifiait : toutes les formes d’action éducative, possibles dans les limites de la clôture imposée. A première vue, un sens plus large vient d’être attribué au terme de moyen. Voyons comment celui-ci est contextualisé. « Les sciences anthropologiques et sociologiques ont pris une ampleur extraordinaire, est-il constaté. Les moyens de communication sociale sont en train de transformer la structure mentale de la jeunesse. Sommes-nous toujours sur la bonne longueur d’onde pour que le Christ puisse s’exprimer pleinement à travers ce mouvement continu de développement ? » Le paramètre 7 insistera sur la nécessité de former les élèves à ces nouveaux moyens de communication sociale. L’interpellation cible donc sur la cohérence des programmes et de l’acte pédagogique avec le développement des sciences humaines. Le terme de « moyen » reçoit un sens large d’outil pédagogique ou de didactique. Moyen dont la fin est celle du plan fondateur : servir de propédeutique à la foi. En effet, cette visée réapparaît dans l’autocritique qui rebondit en ces termes : « Sommes-nous toujours préparées pour le travail de pré-évangélisation 697 qui doit précéder le message de l’Evangile ? ».
L’adaptation du service éducatif de l’Institut commence par l’élément essentiel du plan fondateur, à savoir la formation chrétienne globale. La visée reste la même : les sciences, abordées sous l’angle d’une pastorale institutionnelle, sont ordonnées au « message de l’Evangile ». Mais cette formulation se substitue à celle jusqu’alors en usage : « la connaissance et l’amour du Cœur du Christ ».
E. Kant Œuvres complètes, Pléiade III, p.1151.
"Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta propre personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen.", E. Kant Œuvres complètes, Pléiade II, p. 295.
Voir ci-dessus, Au frontispice, une même finalité, p. 249. Le fondement de cet optimisme n'est pas seulement la lumière de la raison et sa capacité d'invention, d'adaptation indéfinie à l'environnement social et naturel. Il relève d'une autre source de lumière et de vérité : l'Incarnation du Verbe de Dieu, dans l'histoire de l'humanité".
Comme le remarque M. Luirard, cette optique missionnaire s'ouvre dès 1964. "Le Chapitre, dit-elle, définit d'une nouvelle manière l'œuvre missionnaire de la Société du Sacré-Cœur : elle est plus modeste, plus orientée vers une pré-évangélisation des esprits et des cœurs qu'auparavant". Sabine de Valon, Dixième supérieure générale de la Société du Sacré-Cœur, Rome, 1997, p.210.